Le garçon sent le cambouis et la sueur, c'est ce que l'homme se dit quand Solal se penche vers lui pour lui expliquer son devis. C'est d'autant plus judicieux que ses pattes de mouche sont illisibles. L'odeur musquée n'est pas désagréable, en tout cas elle est assez prégnante pour distraire l'homme des chiffres annoncés.
— Et à votre place j'attendrais pas les cent mille pour faire la courroie parce qu'elle est pas en super état.
Pour la forme, l'homme en costard râle un peu que ce n'était pas prévu, finit par grommeler que les garagistes sont des voleurs. Solal lui répond qu'il n'est pas garagiste, juste mécano.
— Tu es un voleur qui ne sait pas compter, alors.
Solal sourit, pas vexé pour deux sous. Il a l'habitude de ce gars-là. Un chieur. Mais sympa. Ils discutent du devis un moment. L'homme en costard cherche à accrocher son regard fuyant, ils se connaissent un peu, d'avant. Il y a beaucoup de choses inclues dans cet « avant ». Avant d'être en couple, avant d'avoir un vrai travail. Avant de se ranger. Avant de se dire qu'il a passé l'âge de toutes ces conneries.
— Passe chez moi ce soir, dit l'homme en costard, et cela sonne plus comme un ordre que comme une demande. J'ai un problème avec mon levier de vitesse. Je te donnerai la pièce.
Le jeune homme ne dit pas non. Il ne dit jamais non. C'est un peu le problème, dans le fond.
Il a fini sa journée de travail sans échanger plus de trois mots avec les autres mécanos. Avant il était bavard, maintenant moins. Il y a un gouffre entre l'adolescent déluré qu'il était et l'homme renfermé qu'il est maintenant. Il a presque trente ans, mais parfois il se sent comme s'il en avait cent. La lassitude raidit son dos quand il abandonne sa cote noircie pour un jean élimé. Il a l'habitude des affaires usagées, et ce n'est pas avec son salaire de misère que les choses vont changer.
Le bus le secoue gentiment sur une dizaine d'arrêts. A cette heure il est loin d'être bondé, la plupart des gens sont déjà rentrés chez eux.
La lettre est posée sur la table de la cuisine, intacte. Maxime a relevé le courrier et laissé l'enveloppe d'aspect officiel en évidence. Solal aurait préféré qu'il regarde en premier. Il n'a vraiment pas envie d'ouvrir cette enveloppe. Il aimerait qu'elle ne soit même pas là, une somme de peurs et d'espoirs contradictoires. Maxime l'a pris par la main pour qu'il fasse les démarches, lui-même n'en avait pas vraiment envie. C'est juste qu'il n'a pas dit non. Il ne dit jamais non.
Il file sous la douche, y reste longtemps. L'odeur de moteur s'accroche malgré le savon, il frotte ses paumes jusqu'à ce qu'elles rougissent mais il reste toujours ces traces noires de cambouis, comme si la peau était teintée à vie. Quand il se résigne la salle de bain est baignée d'un brouillard tiède.
Maxime est rentré un peu avant vingt heures. Le temps de fermer sa librairie et de faire quelques courses, la soirée est bien entamée et ils ne feront que se croiser. Solal se dit qu'il aurait dû partir avant, aller chez le type directement, parce que Maxime va vouloir ouvrir l'enveloppe maintenant.
Ca ne manque pas.
— J'ai pris des trucs au Chinois et... t'as vu ? C'est pour toi. T'as pas ouvert ?
Le silence s'éternise. Solal sourit brièvement, replonge les yeux dans son livre. Il sait que Maxime va insister et après tout c'est juste un mauvais moment à passer.
— Ouvre-la, toi.
— D'accord...
Il ne ferme pas les yeux, il laisse l'angoisse sourde lui tordre le ventre sans rien laisser paraître. Ce n'est pas tellement l'enjeu, il n'en a pas voulu, de ce gosse, il ne l'a vu qu'une fois, il accompagnait sa grand-mère quand ils ont vu la juge aux affaires familiales. Il se dit qu'il en fait une question de dignité, parce que la juge va statuer sur tout un tas de critères objectifs et c'est d'une certaine manière le gage de sa respectabilité toute neuve.
Regardez. Je suis quelqu'un de bien. On me fait assez confiance pour me confier mon gamin.
Maxime ne dit rien, mais son expression navrée parle pour lui. Pas besoin de s'étendre sur le sujet.
— C'est pas grave, dit Solal avec un sourire forcé. Je m'y attendais.
— La juge dit qu'après analyse de ta situation personnelle, elle estime que ce n'est « pas approprié ». En plus avec sa mère qui est morte depuis peu... Et puis tu l'as pas reconnu dès le départ, alors c'est compliqué. Mais ça veut peut-être dire que...
Solal secoue la tête.
— C'est pas grave, j'te dis.
Il se lève, attrape son blouson, annonce qu'il sort. Juste un petit boulot, et il n'a pas faim, dit-il, laconique, quand Maxime proteste. Il ignore les questions dans ses yeux et fout le camp. Parce que si Maxime insiste il finira par tout déballer. Il ne dit jamais non.
Le type en costard, c'est un peu un notable dans cette petite ville. Il possède deux concessions automobiles, il serre la main du maire quand il le croise. Solal suppose que ça suffit à faire de vous « quelqu'un », par ici.
Le type en costard a du pognon et il le fait savoir.
Il en a déjà profité et il en profitera encore ce soir.
L'homme l'a fait entrer par le garage, Solal s'attarde devant l'Audi TT. S'installe docilement sur le siège passager tandis que l'autre prend sa place derrière le volant et monologue allègrement sur les finitions et le prix des options.
Solal pense que ce type est un beauf, dans le fond.
Solal pense au gamin de onze ans qui n'a pas reçu sa lettre de Poudlard mais une convocation de la juge et à qui on a balancé, tiens, cette petite raclure, ce moins que rien, et bien c'est ton père. Tu n'es qu'une pièce détachée abandonnée dans la carcasse accidentée d'une relation passagère.
Ca a dû faire plus mal qu'un hibou dans la figure, cette affaire.
Solal pense à la haine que son gosse éprouve probablement pour lui pendant que l'autre parle de sa caisse avec amour, et il a subitement envie de rire, rire à s'en crever le ventre. Ou pleurer, peut-être, quelle différence ?
L'homme pose une main sur sa cuisse.
Le silence se fait à l'intérieur, comme une salle de cinéma quand les lumières s'éteignent. Solal retient son souffle.
— Tu es un garçon sérieux et réaliste, n'est-ce pas ? Ca doit pas être drôle de bosser pour des clopinettes. Avec l'expérience que tu as. Et moi il me faudrait un technicien compétent à la concession Audi.
Solal écoute à peine. Il y a cette main sur sa cuisse, ces doigts qui le serrent comme pour le maintenir en place.
— C'est pas ton patron qui te paierait une formation pour valider tes acquis. Tu pourrais demander plus, alors c'est évident qu'il ne va pas t'y encourager. Mais tu as bien le niveau d'un bac pro, ou je ne m'y connais pas. Qu'est-ce que tu en dis ?
Il se demande à quoi sert ce discours aguicheur, si ce n'est à l'attirer comme le nectar d'une plante carnivore. Il se demande pourquoi l'autre se donne la peine. Il ne dit jamais non.
La main continue son manège, il y a un bruit de fermeture éclair. Pas la sienne.
Solal pense à Maxime qui l'attend à la maison. Il lui aura certainement laissé toutes les nems puisque c'est ce qu'il préfère. Et quand Solal rentrera, sentant le parfum de l'autre, Maxime ne dira rien, il ne lui reprochera même pas son absence.
Solal pense à la lettre qui affirme qu'il n'est pas digne de confiance.
— Foutez-vous votre levier de vitesse là où je pense.
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Notes :
Participation à l'atelier #12 - Drapeau
LGBT

Crédit : LGBT Porto - Colours by sofree
Il s'affiche tous les ans à la Gay Pride, elle se cache pour embrasser son amie, eux, ils se sont mariés il y a trois mois. Chacun a son expérience, à vous d'en raconter une.
Contrainte : qu’on s’en lave les mains ou qu’on en vienne aux mains, vous utiliserez une expression avez le mot « main » dans votre texte.
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