Au grand dam d’Ayu, après l’avoir déposée chez elle, Akida-san insista pour repasser la chercher afin qu’elle s’occupe de son maquillage. Pour peu, elle l’aurait soupçonné de l’avoir invitée uniquement pour ça, mais elle balaya vite cette idée. Si Akida-san avait voulu l’utiliser, il l’aurait fait franchement sans l’inviter ensuite ; à vrai dire il lui avait déjà fait le coup une fois. Et puis contrairement au reste des hommes qui sortaient à Tokyo, lui ne se faisait pas systématiquement les ongles, et ne passait pas non plus un temps fou à arranger ses cheveux avec trois types de laque différents. Ayu avait eu des collègues de promo masculins qui passaient littéralement quatre heures à se préparer avant de sortir le soir.
Elle fit une pause un brin trop longue devant son armoire. Que portait-on pour une fausse soirée d’anniversaire de star ? De la fausse fourrure ? Des lunettes de soleil ? Si elle décidait de se fier au style vestimentaire d’Akida-san et même de s’en inspirer, des yeux allaient saigner. Elle finit par se décider pour une petite robe noire – impossible de se tromper avec un classique pareil – un collier volumineux fait de de chaînettes, et ajusta son ombre à paupières dans des tons bronze et dorés. Ses chaussures ne seraient pas parfaitement assorties à la teinte principale, mais dans une boîte de nuit, c’était le genre de détail qui pouvait sans trop de souci passer inaperçu. C’est bien entendu au moment crucial de l’application de l’eye-liner qu’elle entendit une série de coups énergiques frappés à sa porte.
Lorsqu’elle vint enfin ouvrir, il lui fallut une poignée de secondes pour se composer. Akida-san ne portait pas d’uniforme de lycéen dans lequel elle avait l’habitude de le maquiller, ni les sweats informes et casquettes à étiquette qu’il semblait affectionner particulièrement. Il avait fait l’effort d’enfiler un pantalon et une veste de costume noirs. Ainsi qu’une chemise blanche qui n’était pas encore froissée. Et partiellement déboutonnée.
Tous deux restèrent un instant bouche bée, se dévisageant mutuellement, jusqu’à ce qu’Ayu décolle à grand peine son regard des clavicules parfaitement dessinées qui avaient l’air de lui faire un pied de nez, et fasse signe à leur propriétaire d’entrer. Celui-ci s’arrêta quelques instants devant le premier miroir possible pour réajuster une mèche de ses cheveux savamment ébouriffés.
— Bon, dit Ayu qui commençait à s’impatienter. Quand vous vous serez assis là, vous pourrez peut-être me dire ce que vous voulez sur la figure ?
Akida-san s’arracha à contrecœur de son propre reflet et hocha la tête avant d’aller prendre place sur le tabouret devant Ayu. Elle l’interrogea à nouveau du regard, et il recula son siège juste assez pour pouvoir s’adosser au mur, ferma les yeux, marqua une courte pause pour ménager son effet et déclara :
— C’est comme vous voulez.
C’est à peine si Ayu prit le temps de réaliser le luxe de cette toute première fois où elle ne le voyait pas faire de caprice.
— C’est-à-dire, ce que je veux ? Si vous ne me donnez pas d’instructions, vous allez encore râler quand j’aurai fini.
— Même pas, déclara-t-il. C’est vous la maquilleuse, alors maquillez, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise !
Elle ne se le fit pas dire une troisième fois. Lorsqu’elle eut terminé son travail, elle était persuadée que jamais Akida-san n’avait été aussi splendide, malgré son potentiel inné assez conséquent. C’est avec une satisfaction toute particulière qu’elle avait étendu sa zone de travail aux clavicules qui avaient eu l’audace d’attirer son attention plus tôt, et qu’elle avait ainsi pu balayer de poudre satinée à grands coups de pinceau en bambou, tout en faisant mine de ne pas remarquer les tressaillements et frissons de son modèle sous les caresses du pinceau ; après tout, elle travaillait, il n’avait qu’à se tenir tranquille.
À en croire le regard qu’il jeta à la glace qu’elle lui tendit, il était, sinon tout à fait d’accord avec elle, au moins grandement satisfait.
— Bon boulot, lâcha-t-il, grand prince.
— Parfait, répondit Ayu. Si ça vous va, alors en route, je meurs d’envie de me recroqueviller à nouveau dans votre voiture hautement ergonomique.
— C’est une voiture de sport, pas un mini-van, je vous signale. Et puis je suis bien gentil de vous emmener.
Elle faillit répliquer qu’elle n’avait rien demandé, mais se dit qu’il y avait des moments où il fallait savoir se taire, et attrapa sa pochette à strass, ses clefs, et en un clin d’œil, ils furent dehors.
Lorsqu’ils arrivèrent à la boîte de nuit où devait se dérouler la soirée, Ayu n’eut même pas le temps de jeter un coup d’œil à la salle, car Akida-san l’avait immédiatement entraînée dans la partie privée de l’établissement, là où toutes les tables et les banquettes n’étaient monopolisées que par le gratin de la jeunesse tokyoïte pleine aux as. Autant dire, une foule à laquelle Ayu n’était pas confrontée si souvent, et elle se sentait soudain de plus en plus réticente à l’idée de tenter de s’y mêler. Elle finit par repérer Yamada-san assis sur une banquette, au centre d’une demi-douzaine de jeunes gens qui hérissèrent les cheveux d’Ayu sur sa tête. Ils étaient tous grands, une caractéristique qu’une courte sur pattes comme elle pardonnait rarement ; engoncés dans des vêtements coûteux assortis en dépit du bon sens le plus élémentaire ; et visiblement, ivres depuis déjà une heure ou deux. Elle s’inclina brièvement pour tous les saluer, et un ou deux lui répondirent. Mal à l’aise, Ayu jeta un coup d’œil à Akida-san qui avait déjà entrepris d’enjamber ses camarades pour se faire une place à côté de son ami. Une jeune fille blonde aux traits européens remplit une coupe de champagne qu’elle poussa en direction de la nouvelle venue, et Ayu ne sut si elle était infiniment reconnaissante pour cette attention ou abominablement déçue de ne plus avoir d’excuse pour rentrer chez elle sans être bloquée pour au moins une heure sur les lieux pour faire bonne figure. Ne sachant comment trancher, elle accepta la coupe avec un petit sourire et inclina la tête en signe de remerciement, puis prit place autour de la petite table ronde à côté de la jeune fille, fermant le cercle.
La musique était moins forte dans cette partie de l’établissement que sur le dance-floor public. C’était avec un soulagement tout particulier qu’Ayu réalisa qu’elle pouvait même s’entendre penser, bien qu’elle ait du mal à percevoir ce qui se disait à deux places d’elle. Après une courte réflexion, elle décida que c’était sûrement parce qu’elle était trop sobre pour l’occasion. Histoire d’y remédier au plus vite, elle but d’un trait sa coupe de champagne, pour le regretter presque immédiatement quand le goût amer de la boisson envahit sa bouche et que les bulles s’emparèrent de sa gorge. La performance amusa ses voisins de table et elle descendit deux autres coupes sous leurs encouragements, avant de leur faire signe que c’était désormais à leur tour ; un jeune homme avec d’affreuses mèches blondes s’exécuta sur le champ, aussitôt imité par deux autres qu’elle ne parvenait pas à différencier, notamment à cause des fausses lunettes carrées à la monture en plastique noir juchées sur leur nez. Faute de conversation, elle parvint à communiquer par signes avec à peu près tout le monde et saisit même un nom ou deux après qu’on les lui ait répétés de nombreuses fois. Elle était surprise par la simplicité avec laquelle elle avait pu s’intégrer.
Après un certain temps, que l’alcool l’empêcha de déterminer, Yamada-san, lui fit signe de venir les rejoindre de l’autre côté de la table, Akida-san et lui. Sobre, Ayu aurait peut-être obtempéré après avoir soupiré et pesté une bonne minute ; mais à ce moment-là, elle refusa net de bouger. Le jeune homme insista, et elle secoua la tête avec énergie, à la plus grande joie des autres fêtards qui l’encouragèrent. Yamada-san se fendit alors d’un superbe sourire avant de lever pour enjamber à son tour les gens assis autour de la table. Cependant, il ne put aller très loin, car Akida-san se leva à son tour et tenta de le retenir par le bras. Ayu contemplait la scène avec l’intérêt distant des gens ivres. Avant qu’elle ait pu comprendre ce qui s’était passé, elle se retrouva fermement encadrée par chacun des deux amis.
— Alors Ayu-san, cria Yamada-san dans son pauvre tympan, ça te plaît ?
Il lui fallut deux secondes pour assimiler la question, mais elle finit par acquiescer avec énergie et bonne humeur. Mais Akida-san lui agita sa cigarette dans la figure en voulant attirer l’attention de Yamada-san.
— Tu parles que ça lui plaît, elle a bu tellement de champagne qu’elle a le sourire jusqu’aux oreilles, j’ai jamais vu ça !
Elle se tourna vers lui, mais il ne se tut pas :
— Ah voilà, là elle se ressemble davantage, ça c’est le regard Pulvonium de Goldorak auquel j’ai toujours droit !
— Parle pour toi alors, déclara son interlocuteur qui le fixait dix centimètres trop à gauche, moi je connais bien le grand sourire d’Ayu-san, et plein d’autres expressions à l’exact opposé de ton traitement habituel !
Rouge pivoine, Ayu piqua du nez et chercha le champagne des yeux. Hélas, il était inatteignable.
— Fuse-san ! s’écria Akida-san avec emphase.
Il était certainement sur le point de se lancer dans une grande tirade qu’elle n’avait aucune envie d’entendre, aussi se saisit-elle de sa cigarette en plein vol. En partie pour le faire taire, et en partie parce qu’elle ne faisait pas confiance à ses propres mains pour tenir un briquet à ce moment-là. Le regard du jeune homme sembla pencher en faveur de la théorie qui disait qu’elle avait eu là une fort mauvaise idée, mais du mouvement autour de la table détourna l’attention de ses deux voisins de table. Tous se tournèrent en direction de l’entrée, et Ayu dut tordre le cou pour apercevoir une bande de quelques types que, dans la rue, elle n’aurait pas su différencier de ceux qui se trouvaient autour d’elle. Malheureusement, les intéressés semblaient se reconnaître tout à fait les uns les autres, et elle sentit arriver le combat de coqs.
Yamada-san fit un signe en direction des deux hommes aux lunettes :
— Masami, Nobuo, allez voir s’il veut pas dégager avant que je m’en mêle.
Ils se levèrent tous les deux, ce qui permit à Akida-san et Yamada-san de reporter leur attention sur Ayu qui se dit que, vraiment, elle n’avait pas besoin de ça, et se demanda si elle n’était pas en train de dessoûler. L’air très sérieux de Yamada-san laissait présager que si ce n’était pas encore le cas, ça n’allait sûrement pas tarder.
— Kei, moi ça m’étonne pas que tu ne la voies jamais sourire ! Vous tirez la tronche à longueur de journée tous les deux, quand on vous met face à face on dirait un concours, s’esclaffa-t-il.
— Moi ? s’indigna Akida-san. Moi, je fais la tête toute la journée ?
— Ah ben, un peu, hein, ne put s’empêcher de commenter Ayu.
— Vous, personne vous a demandé votre avis ! Et le premier qui fait un commentaire sur mon caractère, je lui carre la bouteille de champagne dans le…
— Hé, ho, doucement, pas besoin d’être vulgaire, s’écria Ayu en lui brandissant sa propre cigarette sous le nez.
— Ouais Kei, sois pas vulgaire devant la dame, d’abord, renchérit Yamda-san qui s’amusait comme un petit fou.
Elle remarqua du coin de l’œil que le différend avec les nouveaux venus dégénérait petit à petit en dispute. C’était le moment du compte à rebours avant qu’ils ne viennent chercher des noises de leur côté.
— Je suis vulgaire si je veux, et devant qui je veux !
— Ah, ça c’est toi tout craché, hein, répliqua Yamada-san qui était désormais presque couché par-dessus Ayu pour parler à son ami. Tu fais ce que tu veux, tu râles autant que tu veux, tu me casses les pieds tant que tu veux aussi ! Je sais pas ce que t’as ce soir, mais t’es chiant.
— Chiant toi-même, répondit Akida-san du tac au tac avec son éloquence légendaire.
— Voilà de quoi je parle.
Tous deux se fixèrent un moment en chiens de faïence au-dessus d’Ayu qui se demandait s’il serait dangereux ou pas de porter sa cigarette à ses lèvres, ou si elle allait détourner l’énervement des deux hommes dans sa direction. Mais pour voir le bon côté des choses, si jamais ils décidaient d’arracher leur chemise et de se livrer à un féroce combat à mains nues, elle serait aux premières loges.
— Dai, je suis peut-être peu râleur sur les bords quand on m’a trop cherché…
Ayu faillit avaler sa cigarette. La mauvaise foi de cet homme avait parfois quelque chose de magique.
— …mais moi au moins, continua-t-il, je la fais pas à l’envers à mes potes pour me taper leur maquilleuse.
La maquilleuse considéra alors qu’il était plus sage de reposer la cigarette dans le cendrier définitivement, car si elle ne l’avalait pas, elle respirait désormais à peine assez pour rester en vie. Elle avait longtemps méprisé les dramas sentimentaux coréens et autres niaiseries qui passaient à la télé en milieu de journée pour distraire la ménagère ; voilà qu’elle était en train d’en vivre un en vrai, et impossible de savoir si elle était horrifiée ou pas si contrariée. En tout cas, elle avait dessoûlé.
— C’est ça ton problème ? finit par répondre Yamada-san. C’est ça ?
Akida-san observa un silence glacial.
— Mais si ça te dérange, ce que j’ai fait avec Ayu-san, eh bien il fallait me prendre de vitesse, mon grand ! Et ça aurait peut-être été une bonne idée, puisque tu dis qu’elle râle au moins autant que toi, ça fait au moins une fille au monde qui, elle, serait susceptible de vous supporter toi et ton sale caractère plus d’une semaine ! En attendant, je vais pas m’excuser de vivre ma vie, hein, pas vrai Ayu ? s’emporta Yamada-san. Ayu me plaît, on a bien profité, et si tu la voulais pour toi tout seul il suffisait de le faire savoir plus tôt et lui poser la question comme un grand !
Akida-san commença alors à injurier son ami dans un langage aussi peu recherché que ce à quoi s’attendait Ayu, qui tendit subrepticement la main vers sa pochette avec l’intention de prendre la poudre d’escampette dès que l’occasion se présenterait. Malheureusement, elle n’était pas au bout de ses peines. Une présence soudaine fit taire ses compagnons qui menaçaient d’en venir aux mains, et elle se retourna pour tomber nez-à-nez avec le chef de la bande des nouveaux venus qu’elle avait failli oublier, un drôle d’individu avec une frange décolorée et une chemise à froufrous.
— Alors les gars, on se marre bien ?
— Ecoute Eiji, c’est vraiment, vraiment pas le moment. On était là en premier, alors dégage, c’est la règle. Franchement, barre-toi ou je lâche Kei, je te préviens il a les nerfs.
— Moi je veux bien, répondit « Eiji », mais toutes les autres salles privées des boîtes de la rue sont pleines et on n’a pas envie de tomber sur des paparazzi en tournant dans le quartier. On reste. Vous allez quand même pas nous empêcher de nous amuser entre hommes de notre côté ?
Ayu réprima un petit rire. Entre hommes, hein. Visiblement, si cela la faisait rire, elle n’avait pas tant dessoûlé que ça. Mais Eiji la remarqua, et il ajouta :
— D’ailleurs, vous êtes pas obligés, mais si vous voulez partager votre compagnie féminine, c’est pas de refus. Les demoiselles là-bas ont l’air bien installées, mais si cette mignonne petite ici en a marre de vous voir vous crêper le chignon dans votre bac à sable, elle peut venir nous voir…
— Elle peut vous entendre aussi, elle est là, fit remarquer Ayu à voix haute.
— Parfait, alors elle peut me suivre.
Les intentions d’Akida-san impliquant la bouteille de champagne revinrent à l’esprit d’Ayu et ne lui semblèrent soudain plus si barbares, particulièrement lorsque le désagréable jeune homme lui agrippa le bras et tenta de l’attirer avec lui. Elle était sur le point de lui écraser le cendrier de la table sur la figure, quand le cri de guerre excédé d’Akida-san détourna son attention :
— Touche pas à ma maquilleuse !!!
Son poing fusa et heurta violemment Eiji en plein dans la mâchoire. Ayu ne l’aurait pas juré, mais elle était à peu près sûre d’avoir entendu un craquement par-dessus la musique.
Il y eut quelques secondes de flottement pendant lesquelles chacun prenait la mesure de ce qui venait de se passer. Puis ce fut la pagaille. Les jeunes stars s’attrapaient par la gorge, se donnaient les coups de ceux qui se battaient tellement pour de faux à l’écran qu’ils avaient oublié comment on faisait en vrai ; les filles avaient reculé vers le fond de la salle, là où les vigiles ne risquaient pas de les mettre dehors, et grand bien leur en prit probablement, car ceux-ci débarquèrent assez vite et jetèrent tout ce beau monde à la rue sans autre forme de procès.