Lorsqu’ils arrivèrent à destination dans un retentissant crissement de pneus, à peu près chaque personne travaillant de près ou de loin sur le tournage stoppa momentanément ses activités. Ayu aurait voulu rentrer sous terre, et à peine sortie du siège passager, elle s’inclina face à l’équipe. Or, Akida-san ne semblait pas l’entendre ainsi. Il fit le tour de la voiture par l’avant pour la saisir par le bras, et lança à ceux qui les dévisageaient :
— Désolé pour le retard. Reprenez, j’arrive.
Alors qu’il tirait Ayu derrière lui en direction des tentes qu’il y avait en lieu d’abri contre la neige pour les techniciens, les costumes, les accessoires et le maquillage (en réalité, pas vraiment pour les techniciens), il lui souffla :
— Et voilà. Si vous vous excusez tout le temps, on va jamais s’en sortir. Activez-vous plutôt pour trouver votre bazar, je vais me changer.
Pour une fois, il fallait l’avouer, il n’avait pas particulièrement tort. Après tout, ils étaient en retard, mais au moins, ils étaient là. Ayu repéra Midori qui lui sortit une trousse à maquillage d’un coffre de l’équipe, et l’aida à mettre en place son coin de travail. Ce faisant, l’une eut droit aux détails de ce qu’elle avait manqué sur le tournage – peu de choses, à dire vrai – et l’autre au récit du glacial voyage en voiture. Elles durent baisser la voix et se taire assez vite à l’approche d’Akida Kei qui s’installa tranquillement dans son fauteuil et présenta son visage à Ayu comme s’il avait toute la journée devant lui, très différent d’un homme en retard de plus de trois heures qui chercherait à faire oublier son manque flagrant de professionnalisme. Pour aller plus vite, Ayu s’installa entre lui et la glace et accrocha ses photos de référence au revers de la veste du jeune homme. La pratique n’avait rien de très conventionnel, mais il s’agissait de gagner du temps. En plus, il neigeait de temps à autre, ce n’était pas le moment d’avoir la main lourde sur le crayon ou quoi que ce soit qui puisse se mettre à dégouliner gracieusement en plein milieu de la pellicule. Elle faillit opter pour du fond de teint liquide, mais se ravisa. Après avoir vu le décor, à l’orée d’un bois, et constaté les conditions lumineuses du plateau improvisé, elle avait peur que les traces qui ne manqueraient pas d’apparaître se voient beaucoup trop.
Sitôt sa tâche achevée, elle envoya derechef Akida-san vers le plateau où les assistantes se feraient une joie de lui procurer une bonne grosse parka, du café et des gâteaux à volonté, et elle rangea son espace de travail sans trop se presser, presque à l’abri du froid dans sa tente. Midori avait installé deux chaises pliantes entre des portiques de costumes bien fournis. Une fois installées, elles eurent nettement moins froid et continuèrent à papoter de la pluie et du temps absolument glaciaire qu’il faisait au-dehors. Elles n’avaient jamais vraiment eu le temps de parler toutes les deux ; Ayu apprit ainsi que Midori travaillait dans le milieu des tournages depuis déjà une petite poignée d’années, ce qui la surprit car elle avait toujours cru avoir le même âge que sa collègue. Lorsqu’Ayu fit remarquer qu’il y avait peut-être plus épanouissant comme travail, Midori lui expliqua que selon le type de production sur lequel on travaillait, on pouvait avoir l’occasion de se faire plaisir en maquillant les gens. En réalité, c’était surtout une question de goût : les tournages de film d’horreur seraient peut-être du pain béni pour Ayu qui, faute d’artillerie lourde question poudres en tous genres, aurait une grande latitude pour ce qui était de la création en maquillage. Midori, elle, avait une sainte horreur de ce genre de production.
Le soir venu, Ayu laissa Akida-san rentrer en voiture et prit le train avec le reste de l’équipe. Elle ne se retrouva enfin chez elle qu’à une heure absolument indue, mais au moins, elle pouvait écouter sa propre playlist. Ce qui ne rimait pas à grand-chose puisque dans un grand accès de faiblesse, elle avait téléchargé les albums du groupe d’Akida-san (illégalement, exprès, très volontairement) parce qu’après tout, tant qu’il ne savait pas qu’elle les avait sur son lecteur, l’honneur était sauf.
À ce rythme, la semaine fut difficile pour Ayu. Elle devait bien se lever deux heures plus tôt et rentrait deux heures plus tard le soir. Elle en était arrivée à un point où les films d’horreur dont lui avait parlé Midori lui auraient semblé être la plus belle alternative du monde s’ils étaient tournés dans les murs à Tokyo. C’était tout juste si elle avait pu échanger quelques textos avec Yuko ; lorsque celle-ci était disponible en journée, c’était Ayu qui travaillait, et quand elle rentrait enfin, Yuko avait déjà couché Hitomi et ne pouvait pas rester au téléphone dans l’appartement. Ainsi, son visage commençait à ressembler à celui d’Akida-san dans ses meilleurs jours, et lui-même semblait avoir mis les sorties le soir entre parenthèses le temps du tournage en province pour continuer à se lever le matin.
Le vendredi soir arriva enfin. Ayu était en train de boucler les derniers coffres contenant le maquillage pour que l’équipe des lumières les aident à tout porter jusqu’aux voitures, quand Akida-san sembla se matérialiser derrière elle. Elle sursauta, et leva vers lui un regard torve.
— Je vous ai démaquillé, non ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Ce soir, c’est moi qui vous ramène, déclara le jeune homme. Alors un peu de gentillesse ne vous tuerait pas.
Ayu haussa un sourcil.
— Aux dernières nouvelles, ce soir, je prends le train, je rentre chez moi, et je dors tout le week-end. Je ne vois pas ce qui pourrait vous faire croire que ça va se passer autrement pour moi.
— Ah, donc le voyage en province dont vous avez parlé à Dai, c’était juste du flan.
Elle réfléchit quelques secondes. Le voyage en province. Le voyage en province qu’elle avait prétexté devoir effectuer pour… pour échapper à la soirée d’anniversaire du bonhomme ! Flûte.
— Non, du tout, tenta-t-elle de se dédouaner. Je devais aller voir mes parents en province, et comme cette semaine m’a épuisée, j’ai décidé de rester à Tokyo.
— Vos parents habitent à Edogawa, c’est presque la banlieue mais de là à dire que c’est la province, j’irais pas jusque-là. Oui, j’ai regardé votre dossier, qu’est-ce que vous croyez ? ajouta-t-il devant l’air indigné qu’affichait la jeune femme.
— Bref, reprit-elle, n’imaginez pas que c’est en m’espionnant que vous allez me convaincre de venir. Ce soir, je rentre chez moi en train.
Akida-san plissa les yeux un instant, puis s’assit dans la chaise qu’elle était sur le point de replier. Ayu eut violemment envie de crever le fond d’une autre chaise avec la tête de l’agaçant chanteur, mais se retint.
— Dai veut absolument que vous veniez, déclara-t-il. Il pense que ça me fait du bien de fréquenter des gens qui ne font pas partie du milieu.
Elle leva les yeux au ciel – à présent, elle avait moins tendance à retenir ce genre de réflexe très sain et fréquent lorsqu’elle avait à subir Akida-san quotidiennement. Elle faillit lui demander si c’était vraiment Yamada-san qui insistait autant ou s’il l’utilisait comme excuse pour avoir le plaisir de sa compagnie, mais faute de temps pour une longue dispute, elle se retint.
— Vous savez, tenta-t-elle, vous n’êtes vraiment pas obligé de faire tout ce que vos amis vous demandent. Et si vous repreniez le contrôle de votre vie dans les cinq prochaines minutes, ça m’arrangerait, parce que la camionnette va bientôt partir pour la gare et ça m’ennuierait beaucoup qu’ils me laissent ici, j’ai horreur du camping sauvage.
— Attention, la prévint Akida-san, si vous refusez, je vais utiliser l’arme secrète.
Ayu écarquilla les yeux. En voilà un qui avait trop regardé de dessins animés une fois adulte. Elle n’eut pas le temps de réfléchir à une réplique cinglante, car Akida-san avait déjà dégainé son téléphone.
— J’ai le numéro de Dai en raccourci clavier, dit-il en lui tendant le téléphone, un sourire narquois au coin des lèvres.
Le téléphone sonnait déjà, et lorsqu’une voix retentit à l’autre bout du fil, Ayu n’eut pas d’autre choix que de répondre.
— Allô ?
— Ah, Ayu-san, c’est toi, pas Kei ?
— Euh, oui, c’est moi…
Elle jeta un regard décidé à Akida-san et déclara fermement dans le combiné :
— Oui, c’était juste pour v…te prévenir, ce soir je ne pourrai pas venir, la semaine a vraiment été rude, je n’aurai jamais l’énergie de tenir toute la nuit. Désolée !
— Oh, attends, c’est juste une petite soirée tranquille entre nous !
— Tranquille, en boîte ?
— Ayu-san, même pour mon anniversaire, tu ne viendras pas ? Ça me ferait plaisir, et puis ça ferait du bien à Kei, ça lui donnerait l’occasion de te remercier, tu lui as quand même un peu rendu service ces derniers temps.
Ayu se demanda en quoi elle avait rendu service à Akida-san, et en quoi cela lui ferait du bien à lui d’être à la même soirée qu’elle puisque cela ne l’empêcherait pas de courir après tout ce qui ressemblerait de près ou de loin à une américaine, ou faute de mieux, son propre reflet sur les murs du carré VIP de la boîte.
— Allez, Ayu-san, j’invite tout le monde, et puis si tu t’ennuies, t’es pas forcément obligée de venir à l’after. Ça va être une soirée géniale. Fatiguée ou pas, tu vas adorer, on n’en fait qu’une par an, de soirée comme ça.
Malgré sa fatigue, elle ne put s’empêcher d’être vaguement tentée. Après tout, elle n’était pas sortie très récemment. À l’autre bout du fil, l’argumentaire continuait :
— Et je te promets de ne pas essayer de te faire rentrer ensuite avec un de mes potes ! Ça devrait te convaincre, ça, non ? C’est plutôt bizarre parce que d’habitude je dois promettre l’inverse, mais ça m’arrange, alors dis-toi que tu peux venir tranquille.
Dit comme ça, sans conversation maladroite obligée avec les autres invités, c’était tout de suite plus intéressant. Elle pouvait toujours attraper un verre en entrant et s’éclipser discrètement pour aller danser plus loin, là où elle ne ferait pas tache au milieu de tous ces gens parfaits.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée…
— Mais si c’en est une ! Tu ne vas quand même pas louper mon anniversaire ?
Louper l’anniversaire de quelqu’un qu’elle ne connaissait que depuis quelques semaines… En quoi cela était-il un affront ? Mais Ayu, malgré tout, avait un cœur.
— Bon… j’imagine que je peux faire un saut vite fait.
— Génial, à tout à l’heure alors !
La sonnerie à vide lui sembla résonner à l’infini dans son total sentiment de s’être faite avoir. Mais enfin, une entrée en boîte gratuite, des boissons gratuites, une soirée en boîte tout court, c’était plutôt sympathique, non ? Et elle pourrait s’éclipser rapidement si jamais elle ne se sentait pas à sa place. Et traîner à proximité d’autres sublimes acteurs qui avec un peu de chance n’auraient pas un tempérament aussi pourri que celui d’Akida-san – après tout, Takashi-san, bien que parfois étrange, était tout à fait sympathique, d’autres comme lui devaient bien exister, non ? Elle soupira, et rendit son portable à Akida-san.
— Votre arme secrète, hein ?
Il acquiesça.
— Personne ne peut dire non à Dai, pas même vous. Il n’a jamais voulu m’expliquer comment il fait ça.
Elle lui emboîta le pas, et avant d’entrer dans la voiture, tenta de se dédouaner :
— Après tout, c’est son anniversaire, ça ne se fait pas de refuser une invitation à un anniversaire.
Akida-san s’installa, verrouilla les portières et eut un petit rire moqueur.
— Son anniversaire ? Parce que vous avez gobé ça, en plus ?
Dans un vrombissement de moteur, l’immonde voiture jaune fila à travers la campagne vers Tokyo.