À présent qu’elle était seule avec Yuko, Ayu estima qu’elle pouvait se laisser aller, et s’allongea directement sur le tapis de la pièce principale, proposant à son amie de s’asseoir sur le canapé encore déplié si cela lui faisait envie. Ainsi, les bras en croix, la jeune femme put se laisser aller tranquillement à l’auto-apitoiement : elle était épuisée, avait un mal de crâne à se frapper violemment la tête contre les murs, l’impression que c’était la fête absolue dans son estomac comme si celui-ci n’avait pas encore compris que le jour s’était levé et que la soirée était finie, elle avait mal à peu près partout pour tout ce qui était bras, jambes, même les muscles de son dos la tiraillaient… Aussi décida-t-elle de ne pas chercher à discuter très profondément avec Yuko et de la laisser faire la conversation, ce qui tombait bien car son amie semblait avoir beaucoup de questions en réserve.
— Là, à l’instant… demanda-t-elle en serrant son sac à main contre elle, les deux hommes qui viennent de sortir, c’était bien… Akida Kei et Yamada Daisuke ???
Sa voix était montée dans des aigus impressionnants sur la fin de sa phrase et les traits d’Ayu se crispèrent proportionnellement à l’intensité de sa douleur crânienne. Elle nota au passage que finalement, Yamada s’appelait en vérité Daisuke, ainsi que l’ironie de la situation dans laquelle elle l’apprenait. Silencieusement, elle acquiesça, les paupières closes et les mains sur ses oreilles. Pendant que Yuko tentait de raccrocher sa mâchoire et d’appréhender la situation, Ayu se demanda ce qu’il convenait de faire à partir de maintenant. Deux choses semblaient complètement évidentes. D’une, elle allait ranger son appartement.
De deux, elle n’allait plus jamais échanger un seul mot avec Akida-san ou n’importe lequel de ses acolytes, à moins que ce ne soient des monosyllabes dans le plus strict cadre du travail. Plus un mot. Plus un seul. Jamais.
Avec le recul, elle réalisait qu’elle aurait pu vraiment faire des bêtises ; c’était finalement une chance qu’elle se soit réveillée aux côtés de Yamada-san et non pas de celui avec lequel elle était censée entretenir une relation purement professionnelle, tout aussi sublime qu’il puisse être. Voilà ce qui arrivait quand on travaillait avec des mecs canons : des ennuis, et puis c’est tout.
Après un long silence, Ayu se releva difficilement, tentant d’ignorer les hurlements de chaque muscle de son corps, et se traîna jusqu’au comptoir de la cuisine pour y récupérer le café tiède et deux grands bols, puis elle rejoignit Yuko sur le canapé. Finalement, lorsqu’Ayu eut le nez plongé dans son bol de café, à deux doigts de s’endormir dedans, Yuko prit la parole :
— Si étrange que puisse te sembler ma question… est-ce que je peux savoir pourquoi j’ai vu Akida Kei et Yamada Daisuke sortir de ton appartement avant dix heures du matin ? Ils sont juste très matinaux où est-ce que ça a un rapport avec le fait que l’état de ton appartement soit à mi-chemin entre le squat et la décharge municipale ?
Yuko n’était pas l’amie d’Ayu pour rien. Cette dernière laissa échapper un long soupir, puis se lança dans le récit fort laborieux des péripéties de la soirée de la veille, au fur et à mesure qu’elle retrouvait le fil des événements :
— Ils sont restés hier soir, et puis on a beaucoup bu… Mais c’est parce que la meute, ou la troupe, ou que sais-je encore, était arrivée en boîte… Alors Yamada-san a été plutôt sympa, il a fait des cocktails. Enfin ça c’était avant qu’on boive au goulot – mais j’avais pas tout cet alcool chez moi, Yamada-san l’avait apporté puisqu’ils sont passés me chercher au combini, et il en a profité pour acheter à boire… Enfin, ils ne sont pas venus me chercher hein, Akida-san passait juste par là et il a voulu récupérer sa sacoche chez moi, et puis…
Bizarrement, la chronologie des faits semblait incroyablement floue. Ayu se frotta la joue avec le plat de la main et se gifla légèrement pour tenter de remettre de l’ordre dans ses idées. Il lui semblait avoir oublié un morceau de l’histoire, autre que la partie de jambes en l’air qu’elle ne considérait pas indispensable de conter à son amie dans les détails – d’autant qu’elle-même ne s’en rappelait même pas complètement. Heureusement, Yuko n’était pas la dernière des imbéciles.
— Je préfère entendre ta version tout de suite, avant d’échafauder des hypothèses farfelues et alarmantes : que faisait la sacoche d’Akida-san dans ton appartement ?
— Bonne question, concéda Ayu. Je vois tout à fait le genre d’idées que ça peut susciter de ton point de vue. Mais, je t’assure, c’est pas ce que tu crois.
— Je ne sais pas ce que je suis censée croire, mais ça m’aiderait que tu me racontes.
Ayu posa son bol de café par terre pour mieux se concentrer, et déclara :
— Bon. Mon cerveau marche au ralenti mais je vais faire de mon mieux. La sacoche était restée chez moi, parce que hier… avant-hier… non attends… le-dernier-jour-où-on-a-travaillé, Akida-san a fait un caprice parce qu’il voulait de l’anticerne pour sortir le soir, il n’y en avait plus dans ma trousse et il m’a suivie jusqu’ici. Et avant-hi…hier…soir, il est venu la chercher. Je crois que c’est ça.
— Et il est resté pour la soirée avec Yamada Daisuke et vous avez tous bu toute la nuit.
— Oui.
— Bon.
Un silence relativement long s’ensuivit ; jusqu’à ce que Yuko lève les yeux au ciel et constate d’un ton morne :
— Mais pourquoi je me suis mariée, moi…
Ayu haussa les épaules pour signifier son ignorance et se laissa tomber contre le dossier du canapé. Yuko finit par se lever et ramena les deux bols qu’elle eut tout juste la place de poser sur la pile de verres et de bouteilles amoncelés dans l’évier et tout autour.
— Je vais me laver les mains dans la salle de bains, hein, lança-t-elle.
La propriétaire des lieux acquiesça, et ne suivit même pas du regard son amie qui se dirigeait vers la chambre, passage obligatoire pour accéder à la salle de bains. La chambre. Soudain, Ayu se redressa.
— Euh, Yuko, non ! Non, n’avance plus. Lave-toi les mains au-dessus des verres, tant pis, mais crois-moi, tu n’as vraiment pas envie d’entrer dans cette pièce. Crois-moi.
Son amie fit lentement demi-tour et s’exécuta. Puis elle se tourna vers Ayu et déclara :
— J’étais venue principalement pour t’emprunter des plats pour le dîner de ce soir puisque le patron de Junpei vient manger, mais je crois qu’un peu d’aide pour ranger tout ce foutoir ne sera pas superflue. J’ai laissé Hitomi à Junpei, ça ne le tuera pas de s’occuper d’elle, je peux te donner un coup de main.
Voilà, ça, c’était Yuko. Toujours là quand Ayu avait besoin d’elle. Enfin, un toujours relatif, mais actuellement elle était là.
Ayu remercia donc son amie, saisit le bras qui l’aidait à se relever, et elles entreprirent ensemble de fourrer dans un grand sac poubelle les débris irréparables ainsi que les bouteilles, avant de remettre les meubles en place, nettoyer les taches collantes diverses sur le sol, bref, remettre l’appartement en état. À l’exception de la chambre dont Ayu préférait se charger seule.
Elles finirent toutes les deux allongées par terre à plat ventre, à fumer tranquillement une cigarette pour se remettre de leurs efforts, Yuko ayant décidé qu’elle pouvait bien se laisser tenter par une malheureuse petite cigarette. Quant à Ayu, le fait de s’activer pendant une bonne heure l’avait habituée aux effets de sa gueule de bois. Elle se demandait même si ça ne serait pas une bonne idée de demander à Akida-san un dédommagement pour tout le désordre dans lequel il avait laissé les lieux, mais cela lui aurait sans doute donné une raison supplémentaire pour mettre sur le tapis le sujet de sa nuit avec Yamada-san, une situation qu’elle préférait éviter.
Finalement, Yuko lui demanda :
— Qu’est-ce que tu comptes faire alors, au sujet d’Akida Kei ?
— Je compte aller travailler normalement et ne rien lâcher de plus que des monosyllabes.
— Vraiment ?
Ayu soupira.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ? Je te l’ai dit, ce type est insupportable. Oui, il est beau, il est sublime même, mais… on n’a strictement rien à voir, et rien à se dire. Et puis, pourquoi veux-tu que j’essaie de m’approcher de lui ? On ne se connaît pas, et je ne le trouve pas intéressant. Et concernant son frère de lait, j’ai pas envie de me lancer dans des relations avec des hommes maintenant.
Yuko écrasa énergiquement sa fin de cigarette dans le cendrier.
— Encore Yu-kun, hein ?
— Il est passé avant-hier, lâcha machinalement Ayu avant d’expirer un nuage de fumée.
Son amie se redressa.
— Yu-kun ? Il est à Tokyo ?
— Je sais pas s’il y est toujours, mais il était juste ici il y deux jours. Je pense qu’il était venu emporter quelques gros trucs à revendre.
Elle détourna le regard pour ne pas croiser celui compatissant de Yuko. Après s’être éclairci la gorge elle ajouta :
— Tu ferais bien de prévenir Junpei, qu’il ne soit pas surpris s’il se pointe au bureau ou sur le chemin pour lui demander de l’argent. Surtout, qu’il dise non, d’accord ? Ça ne va absolument pas l’aider et il ne lui en sera même pas reconnaissant.
Yuko hocha la tête, puis, après une courte hésitation, proposa :
— Tu veux venir dormir chez nous quelques jours, au cas où il reviendrait ?
— Non, ça va. C’était le soir où Akida-san était passé prendre de l’anticerne, et je crois qu’il lui a fichu une peur bleue. J’espère.
— Toi… si tu ne te surveilles pas tu finiras par craquer pour Akida Kei !
— Alors là… absolument pas. Je préfère les mecs avec des expressions faciales. Et puis les idoles, c’est pas ma catégorie de toute façon. Il est passé une fois chez moi, d’accord, on a bien bu, et ça ne se reproduira plus, un point c’est tout.
Le lendemain matin, en arrivant au travail, Ayu alla d’abord récupérer du matériel quelques étages plus haut pour compléter ce qu’il lui manquait en fond de teint ; elle avait réussi à plus ou moins rendre à son appartement son état d’origine, même si on ne pouvait pas forcément en dire autant de son visage aux yeux cernés et au teint cadavérique. Dans l’ascenseur, en chemin vers les studios, elle se retrouva avec Takashi-san et sa bonne humeur constante. Réflexion faite, après plusieurs semaines passées à travailler au même endroit que lui, Ayu commençait à se demander si cette jovialité permanente n’était pas au moins aussi pénible que le côté amorphe d’Akida-san.
Polie, elle salua l’acteur et fixa les chiffres des étages qui défilaient ; il lui rendit son salut et lui demanda tranquillement:
— Au fait, c’est bien toi qui as couché avec Yamada ce week-end ?
Le cœur d’Ayu manqua un battement ; elle vira assez vite au rouge écrevisse et rentra la tête dans son col roulé.
— N…non, pourquoi ?
— Parce qu’ils devaient venir au club samedi soir, la dernière fois que j’ai eu de leurs nouvelles ils étaient chez toi et il paraît qu’il ne sont rentrés chez eux que hier matin. Et les connaissant tous les deux vous avez probablement passé la nuit à jouer au mah-jong, je me trompe ?
Ayu le fixa, muette, les yeux écarquillés, réfléchissant à ce qu’elle allait pouvoir inventer pour sa défense. Mais Takashi-san continua tout naturellement :
— Cela dit, vu comme Kei traite les gens avec lesquels il travaille, il n’aurait pas couché avec toi tout de suite… Mais en général, ces deux-là rentrent chez eux dans la nuit s’ils n’ont pas trouvé quelque chose de vraiment enthousiasmant à faire. Alors, il était bien, Dai-kun ?
— Je… je me souviens pas, grommela Ayu en priant pour que l’ascenseur arrive plus vite, mais sans s’ouvrir en plein milieu d’une conversation qu’elle trouvait terriblement gênante.
— En fait, on s’en fiche un peu hein, conclut Takashi-san. C’était juste pour faire la conversation, j’ai pas le droit de te parler de ma vie – c’est écrit dans mon contrat – mais je suppose qu’on peut parler de la tienne, alors si tu veux des conseils sur Dai…
Ayu le coupa immédiatement :
— Non mais ne t’inquiète pas de ça, déclara-t-elle, j’ai juste l’intention de terminer mon contrat ici et de trouver un travail intéressant au théâtre. Aussi sympa que puisse être Yamada-san, non c’est non.
— Comme tu voudras, répondit-il en haussant les épaules. Cela dit, si…
— Non merci. Et puis, s’il te plaît… Si cette histoire pouvait éviter de faire le tour du plateau de production, ce serait génial.
Un tintement retentit et les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
— Pas de problème ! répondit Takashi-san avec enthousiasme. Ton secret sera bien gardé !
Ayu le remercia rapidement et se hâta de rejoindre le siège où l’attendait Akida-san. Pour la première fois, elle était soulagée de le retrouver… Et surtout, surtout, à la fin de la journée il ne fallait pas qu’elle oublie d’aller au temple pour la première fois en quatre ou cinq ans, histoire de prier toute la nuit pour que l’histoire ne s’ébruite pas.