Nous restâmes près d’une heure dans la grotte (le renfoncement) lorsqu’elle revint.
Elodie avait finalement succombé à la fatigue. C’est dingue à quel point la peur peut fatiguer quelqu’un. Je me sentais moi-même somnolent mais avant de dormir, il fallait décider de ce que nous devions faire. Avec Thomas, nous avions renoncé à rechercher la silhouette qu’il avait aperçue avant de nous trouver. Tout à l’heure, l’idée de la chercher nous avait séduits mais après réflexion, nous nous sommes aperçu que c’était suicidaire de foncer dans le noir avec cette chose innommable dans les parages. Il valait mieux rester où nous étions, dans la sécurité toute relative de la grotte. Nous abandonnions donc la silhouette à son sort, en lui souhaitant mentalement bonne chance. Quant aux autres, aucune nouvelle. Je refusais de penser à eux, car si je le faisais, je me dirais qu’ils étaient morts, que c’était ma faute et que la dernière chose qui me restait à faire était de me fracasser la tête contre la paroi.
Ils étaient vivants, il le fallait.
Nous avions convenu de passer la nuit ici, d’attendre le jour (qui sait, peut-être craint-elle la lumière du soleil ?) pour chercher des secours.
C’est alors qu’elle nous retrouva.
Nous ne la vîmes pas de prime abord. Ce fut progressif, un peu comme la télé dont on baisserait progressivement le son. Les animaux se turent, le vent tomba, le clapotement de l’eau disparut. Je commençais à m’endormir lorsque je sentis mes poils se dresser. La température chutait et devenait aussi froide qu’au campement. Pas de doute, c’était elle.
Qui s’approchait.
Retenant à grand peine l’envie de partir en courant, je me redressai lentement, les yeux exorbités. Je murmurai :
« Thomas ?
- Je sais. »
Lui aussi avait compris. Ses yeux donnaient l’impression de ne pas avoir de paupières. Elodie dormait toujours. Avec des gestes lents, les yeux rivés vers l’extérieur, je me baissai pour la secouer un peu. Elodie grogna mais ne se réveilla pas. Je la secouai plus franchement.
« Réveille-toi, bordel.
- Quoi, lança-t-elle avec force, que… »
Je plaquai ma main blessée contre sa bouche, priant que la chose n’ait rien entendu. Je jetai un coup d’œil dehors puis je me mis à ramper vers le fond de la caverne où se trouvait déjà Thomas. J’avais retiré ma main mais je savais qu’elle ne ferait plus un bruit. Le silence et le froid lui avaient fait comprendre la situation. De plus, elle les avait sûrement vus.
Les yeux.
Rouges. Brillants. Pas d’iris, pas de pupille, une uniformité sanguine. Deux globes palpitants qui bougent parmi les arbres, à une hauteur de cinq mètres. Le reste du corps demeurait invisible, caché par l’obscurité. Il n’y avait que ces yeux. Ces yeux de démon.
Nous nous entassâmes le plus profondément possible dans notre abri illusoire. Thomas se trouvait derrière moi, debout, plaqué contre la paroi. J’étais à ses pieds, Elodie dans mes bras. Je sentais son corps parcouru de tremblements incontrôlés. J’étais prêt à parier qu’elle ressentait la même chose me concernant.
La chose approchait. Nous ne bougions pas d’un cil, priant pour qu’elle passe son chemin. Enfin, elle sortit du couvert des arbres et les yeux démoniaques eurent un corps.
Il y eut tout d’abord une patte aussi épaisse qu’un tronc et aussi noire que la nuit. Puis une autre. Et encore deux. La chose se trouvait sous la lumière de la lune, ce qui accentuait son horreur. Haute de cinq mètres environ, elle était d’un noir profond, parfait. Les quatre pattes musculeuses supportaient un corps difforme, large à l’avant et maigre à l’arrière. Une longue queue écailleuse allait en s’affinant vers l’arrière, battant furieusement les arbres environnants. Le haut du corps était plus puissant, le torse semblait battre comme un cœur furieux. Fixés à sa poitrine, presque au niveau du cou, les monstrueux appendices, ceux qui avaient emporté Matt, étaient enroulés autour de deux cocons d’un blanc d’albâtre situés en dessous du corps. Le plus affreux était la tête. Affreuse, difforme, tordue, elle ne ressemblait à rien. Seuls les yeux semblaient à leur place, au dessus d’une gueule asymétrique qui s’ouvrait sur l’enfer. Les appendices arachnéens, les membres écailleux et la gueule inachevée donnaient l’impression que cette chose était le croisement monstrueux d’un serpent et d’une araignée.
Je ne pouvais détacher mon regard de cette horreur. Comment une chose pareille pouvait exister ? Et merde, faites qu’elle se casse ! Je ne croyais pas que je pourrais tenir longtemps.
Mais la chose ne semblait nullement pressée de s’en aller. Se redressant sur ses pattes arrières (elle atteignait bien dix mètres), elle se fit un bruit étrange. Comme un reniflement.
C’est alors qu’un phénomène terrifiant commença.
La température baissa encore jusqu’à devenir glaciale. Je sentis tous les poils de mon corps se dresser. Mes oreilles se mirent à siffler. Je n’entendis plus rien que les reniflements de la chose. Et mon cœur. Mon putain de cœur. Je le sentais. Je sentais mon cœur battre dans ma poitrine. Comme si je n’avais plus rien autour. Et je le sentais ralentir. Il rata un battement, puis un autre et l’espace entre deux battements devenait de plus en plus long au fur et à mesure que la chose reniflait. Comme si elle aspirait la vie en plus de l’air autour d’elle. Je me mis à avoir des tremblements incontrôlables et je me sentais devenir faible. De plus en faible. Très faible.
La chose était en train de nous tuer… et nous ne pouvions rien faire.
J’étais en train de m’affaisser sur Elodie (elle avait perdu connaissance ; quant à Thomas, je le sentais s’appuyer sur mon dos) lorsque qu’un cri perçant retentit.
Ce n’était pas la chose qui l’avait poussé. Cette dernière tourna la tête vers la source du bruit et cessa de renifler. Une faible chaleur réapparut et je perdis la perception extrêmement dérangeante de mon cœur. Je me sentis également moins faible, un sentiment partagé étant donné que la pression dans mon dos disparut et que je sentis Elodie remuer sous moi.
Qu’est-ce que…
La chose grogna. J’arrivais presque à percevoir un sourire sur son faciès chaotique. Soudain, elle s’élança avec une vitesse surprenante pour sa taille, sautant au dessus de la grotte. Elle fut tellement pressée que l’un des cocons percuta la roche et s’écrasa à l’entrée du renfoncement. Le cri perçant retentit de nouveau. Il y eut des bruits de pas, puis plus rien. Doucement, la température remonta.
La chose était partie.
On était vivant.
Tremblant de tous mes membres, je me laissai tomber sur le côté. Thomas s’était assis, les yeux démesurément ouverts, et Elodie pleurait. Je n’arrivais pas à y croire. On y avait échappé. Une deuxième fois. Cette constatation en entraîna une autre.
La chose était partie parce qu’elle avait vu une autre proie.
Mais qui ? Qui avait poussé ce cri ? Qui courait au péril de sa vie en ce moment ?
Bordel…
Je me traînai dehors. Je n’osais pas me relever car je savais que mes jambes ne me soutiendraient pas. En forçant sur mes bras, j’arrivai au niveau du cocon. La matière blanche qui le composait était la même que celle qui maculait la tente au campement. Une forte odeur de désinfectant s’en dégageait.
Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Je le touchai du bout des doigts. Il était froid, très froid. Prenant sur moi, j’en pris une pleine poignée et me mit à le déchirer. Je voulais voir à l’intérieur. Je devais voir à l’intérieur.
Elodie et Thomas m’avaient rejoint au moment où j’en avais arraché suffisamment pour voir le contenu du cocon.
C’était un corps. Le corps de Sophie.
Je sentais mon cœur se glacer et ma gorge se nouer. Sophie était morte. Pourtant, on aurait dit qu’elle dormait, si ce n’est son teint pâle et ses paupières bleues. Pourtant ce n’était pas ça qui me terrifiait. Je faisais les comptes.
Romain, Jim, Matt, John et Sophie.
Ce qui restait…
Je m’écroulai de nouveau.
Non, non…
« Non, non… »
Je tentais de me remettre sur mes jambes mais comme prévu, elles me lâchèrent. Je me traînai à genoux et réessayai de me relever. J’y parvins à moitié et c’est à demi relevé que je contournai l’entrée de la grotte pour grimper la colline à la suite du monstre.
« David, qu’est-ce que tu fais ? »
Je ne répondis pas à Elodie. D’ailleurs, que répondre ?
Une seule idée tournait en boucle dans mon esprit fiévreux.
La chose en a après ma sœur. La chose en a après ma sœur.