J’étais encore en vie. Un miracle que je n’arrivais pas à croire après ce que je venais de voir.
La chose nous était tombée dessus comme un sac de briques. Cette chose, cette horreur, cette atrocité, cette monstruosité, elle avait décapité Romain d’un puissant coup de patte. Sa tête avait volé dans les broussailles et une gerbe de sang sombre m’avait éclaboussé de la tête aux pieds. La seconde d’avant, j’étais pétrifié, la suivante, je retrouvai l’usage de mes jambes. Aveuglé par la terreur, je me mis à courir comme un dératé. La chose ne m’avait pas poursuivi, je l’avais vuejuste avant pencher sa monstrueuse tête sur le cadavre de Romain et commencer à sucer le sang qui s’échappait de la blessure béante. Cette image horrible resta gravée dans ma mémoire. La seule image qui me revenait lorsque j’évoquais Romain par la suite.
Jim hurlait comme un possédé. Pas une fois, je me suis tourné vers lui. Il n’y avait que ma terreur et rien d’autre. Je ne pensais qu’à sauver ma peau. De toute façon, le cri s’estompa rapidement, juste après un puissant choc que l’on aurait pu assimiler à un coup de masse.
Merde, putain, c’est quoi, ça ? C’est quoi, ce truc ?!
J’arrivai à la caravane en un temps record. Mes doigts poisseux dérapèrent sur la poignée et pendant une seconde aveuglante, je crus qu’ils m’avaient enfermé dehors. Mais, heureusement pour moi, la portière était ouverte.
Je me précipitai dans les marches de l’entrée et m’arrêtai net devant mes camarades qui me fixaient avec des yeux brillant de peur. Ils avaient dû entendre Jim hurler. Lorsqu’ils me virent, les vêtements maculés de sang, la peur se transforma en terreur et tous se mirent à parler en même temps :
« Merde, qu’est-ce qui se passe ? demanda Thomas.
- Qu’est-ce qu’il y a, David ? dit à son tour Elodie.
- Nom de Dieu, c’est du sang ! s’écria Sandra.
- Où est Romain ? cria Sophie.
- Putain, David…, commença Matt.
- BORDEL DE MERDE, C’EST QUOI, CA ?! hurla John en regardant dehors.
- DEMARRE, THOMAS, criai-je soudain, DEMARRE, VITE, AVANT QUE… »
Trop tard.
La chose avait atteint la caravane. Une puissante secousse l’ébranla. La chose avait agrippé l’avant et l’avait soulevée aussi facilement que si le véhicule était en carton. Nous fûmes propulsés vers l’arrière. Puis la chose lâcha l’avant et la caravane retomba avec fracas. John, Sophie et Sandra hurlaient comme des possédés.
« - DEMARRE, MERDE, haletai-je, du sang dans la bouche. DEMARRE … »
Thomas se releva avec peine. Il avait percuté l’armoire murale de plein fouet et son épaule formait une drôle de bosse. Néanmoins, il se traîna courageusement vers la cabine lorsqu’un nouveau fracas eut lieu, associé cette fois à du verre brisé. Des appendices de cauchemar, longs, maigres et poilus, comme des pattes d’araignée, se tendirent à travers la vitre et le pare-brise. L’un d’eux arracha la portière du conducteur d’une puissante torsion.
« Bordel », lâcha Thomas.
D’une brusque poussée en arrière, il se retrouva à quatre pattes dans la caravane. Il eut tout juste le temps de fermer la porte avant que la chose ne rentre dans le cockpit. Pendant une nanoseconde, je vis l’horreur dans toute sa beauté et je crus mourir de peur.
« Verrouille-la, vite », criai-je.
Mais comme Thomas ne pouvait pas bouger, je me lançai moi-même vers la porte pour baisser le loquet. Dans un coin de mon cerveau non embué par la peur, j’eus le temps de me dire « Bravo, un simple loquet va arrêter une bestiole capable de soulever une caravane et d’arracher les portières. Bravo, petit génie. » Et tu voudrais que je fasse quoi, connard ? me répondis-je, agacé. Ca y est, je me mettais à me parler à moi-même. Merde, j’étais vraiment devenu fou.
Pourtant, ça n’avait pas l’air si con que ça, d’abaisser le loquet. La chose, dans le cockpit, tambourina sur la paroi, le polystyrène se fendilla mais ne lâcha pas. Elle poussa un grognement de dépit et secoua l’engin. Je compris la raison. Vu sa corpulence, elle ne pouvait agir à son aise, ce qui l’empêchait de pulvériser la porte.
Mais cela ne changeait rien. On ne faisait que gagner du temps.
On était faits comme des rats.
La chose grogna. La caravane fut violemment secouée de gauche à droite, la porte donnait des signes de faiblesse.
« Tout le monde va bien ? demandai-je, profitant d’une accalmie.
- Tout le monde va bien ? Non, tout le monde ne va pas bien, me hurla John, ça a l’air d’aller bien pour toi ?
- Ouais, ça va à peu près. »
Matt était le seul à peu près indemne. Thomas avait l’épaule cassée, Sophie et Sandra se tenaient le bras et cette dernière avait les cheveux poisseux de sang. Elodie aussi était blessée à la tête. Le sang lui recouvrait une bonne partie du visage.
« Vite, il faut sortir, haleta Thomas que la douleur rendait pâle.
- Sortir, répéta John que les chaos de la créature faisait bégayer, pour aller où ?
- Direct dans les bois.
- Ca, c’est vraiment un plan de… »
Nous ne sûmes jamais ce qu’était le plan de Thomas. La chose, énervée, poussa un hurlement terrifiant et pulvérisa le cockpit. Le choc surpuissant propulsa de nouveau l’avant de la caravane en l’air. Projetés à terre, nous eûmes à peine le temps de réaliser qu’un autre coup ébranla le véhicule. La caravane se pencha dangereusement sur le côté.
« ACCROCHEZ-VOUS ! »
Un troisième coup retourna complètement la caravane. Dans un concert de hurlements, nous atterrîmes sur le plafond devenu le sol. L’engin grinça comme un animal blessé tandis que la chose s’acharnait sur les parois, creusant de profonds cratères qui menaçait à tout moment de rompre.
Ebahi, couvert de sang, je ne parvenais plus à bouger. Mes oreilles tintèrent et j’eus l’impression d’entendre mes amis au fond de l’eau. J’ouvris les yeux. Ma vision brouillée me révéla l’intérieur saccagé de la caravane de mon père, le mobilier renversé et pulvérisé, les murs cabossés, les vitres cassées. De vague silhouettes bougeaient tout autour mais je n’arrivais pas à les distinguer. Les lampes étaient éteintes, probablement détruites elles aussi.
Un corps m’empêchait de me relever. Pendant un instant, je crus qu’il s’agissait d’un nouveau cadavre. Mais le corps bougeait. Lui aussi tentait de se relever. Impossible de dire qui c’était. J’avais la tête sous son épaule gauche. Je tentais de lever ma main gauche lorsqu’elle rencontra un renflement au niveau de la poitrine. Déjà, c’était une fille, hypothèse confirmée par le cri aigu qu’elle poussa lorsque la chose frappa de nouveau la carlingue. Au milieu des cris se mêlaient des gémissements et des pleurs.
« Sophie, (car c’était elle) bouge, tu m’écrases… »
Un autre coup traîna l’épave sur plusieurs mètres, enclenchant un nouveau cri aigu qui me transperça les tympans.
« Allez, Sophie »
Mais elle ne parvint pas à se relever. Elle battait des bras et des jambes, visiblement paniquée. On aurait dit un poisson échoué sur une plage.
Autre choc. Bruit métallique de quelque chose que l’on arrache.
« Viens ici. »
Soudain, je vis la tête de Matt apparaître dans mon champ de vision. Il était couvert de sueur et de crasse. Avec un grognement, il enserra la taille de Sophie et la tira sur le côoté. Celle-ci, croyant que la chose l’avait attrapée, se mit à hurler de plus belle.
« Arrête, bordel, c’est moi. »
Il avait enroulé ses bras autour de sa taille et la maintenait fermement plaquée contre lui, le temps qu’elle se calme.
Mon premier réflexe, une fois libéré, avait été de me relever. Mais l’instant d’après, une main empoigna mon col et me plaqua par terre.
« Non. » Je reconnus Elodie. « Il va t’avoir sinon. »
Je vis alors ce que je n’avais pas encore vu. La chose avait passé ses appendices monstrueux à travers les vitres brisées situées maintenant au niveau du sol. Elle recherchait avidement de la chair fraiche, fouillant fébrilement l’arrière de la caravane et le sol devenu plafond. Si je me relevais trop vite, je risquais de toucher une de ces horreurs et de révéler notre présence à l’avant. Je me tournai vers Elodie. Son visage était marqué par la terreur.
« Vite, venez. »
Sandra aidait Thomas à ouvrir la porte fragilisée. Thomas grimaçait en se tenant l’épaule mais s’évertuait à tirer sur le battant cabossé. Ils parvinrent enfin à l’ouvrir.
Je remarquai une absence.
« John…
- Il s’est tiré, répondit Elodie, les lèvres serrées, il s’est glissé par une fenêtre et a filé dans les bois. » Un temps. « L’enfoiré…
- Allez, venez ! »
Sandra s’était hissée de l’autre côté et aidait Thomas à passer à son tour. Les pattes le frôlaient d’un peu trop près. Elodie s’en alla vers lui pour l’aider et passa après lui. Il restait Matt, Sophie et moi.
« A toi, Matt.
- Non, vas-y d’abord, tu m’aideras ensuite. »
Il tenait toujours Sophie qui haletait dans ses bras. Elle s’était calmée mais on n’était pas à l’abri d’une nouvelle crise. Prisonnière de l’étau de ses bras, elle ne risquait pas de déclencher un nouveau drame. Et ça, Matt l’avait compris.
Avec d’infinies précautions, je me glissai vers la porte, les yeux rivés sur les appendices qui continuaient de fouiller le plafond. Matt me regardait de sa cachette et m’encourageait du regard. Sophie, elle, avait le regard vide et se contentait de regarder devant elle.
« Tu y es presque, David, me dit Elodie, allez. »
Pour sortir, il fallait enjamber un rebord d’un mètre, ce qui me rapprochait dangereusement des appendices. A demi baissé, je passai au-dessus mais ce fut insuffisant pour ne pas sentir l’odeur infecte de désinfectant et de pourriture portée par les appendices.
Avec un dernier effort, je me hissai et me laissai retomber au dehors, atterrissant sur une herbe fraîche, presque froide. Ca y est, j’étais dehors. La scène était surréaliste. Le sol était jonché de morceaux de métal, la cabine avait totalement disparu comme si elle avait explosé de l’intérieur. Les pneus, le moteur, le capot, le pare-choc, le radiateur, le volant… Tout était éparpillé dans un formidable désordre. Un des pneus avait atterri sur la voiture de Jim et en avait pulvérisé le pare-choc.
Des mains se posèrent sur mes épaules et je repris le cours de la réalité. Sandra m’aida à me relever et je me rendis d’un pas chancelant près de la porte. Elodie était toujours penchée dans l’ouverture et encourageait Matt. Thomas se tenait à côté, livide, ivre de douleur.
« Allez, Matt, tu peux le faire, lançai-je à mon tour, c’est bien, tu y es presque. »
Penché dans l’ouverture, j’observais Matt qui avait toutes les peines du monde à se trainer jusqu’à nous. Il essayait manifestement de porter Sophie, qui avait tout du poids mort, tout en restant hors de portée de la chose. Il lui restait moins d’un mètre à faire mais on avait l’impression qu’il en avait pour des kilomètres.
« Allez, c’est bon. »
Je tendis les bras au maximum pour choper Sophie et alléger quelque peu Matt. Mais à l’instant même où mes doigts se refermèrent sur le col de son chemisier, elle poussa un hurlement déchirant et dans un sursaut, se releva.
« Merde, Sophie, non ! »
Les appendices le sentirent. Ils cessèrent de fureter au plafond et s’abattirent sur le sol. Par miracle, Sophie les évita tous. Elle parvint à se glisser par une fenêtre et à disparaître dans la forêt.
Mais ce ne fut pas le cas de Matt.
Il s’était également relevé pour rattraper Sophie. Mais l’un des appendices en profita pour s’enrouler autour de sa poitrine. Matt poussa un hurlement. Fébrilement, il tenta de repoussa l’atroce chose, en vain.
« David, Elodie, au secours !
- Matt, tiens bon, criai-je
- Thomas, lança Elodie, viens nous aider, vite. »
J’avais attrapé son bras gauche et Elodie son bras droit. Pendant un instant, nous parvînmes à le tirer vers nous. Mais la chose n’allait pas laisser partir si facilement sa proie. Avec un grognement que l’on aurait presque pu assimiler à un cri de joie, la chose enserra une autre de ses pattes autour de son torse et tira plus fort. Matt hurlait comme un possédé.
« Tiens bon ! »
Une main passa au-dessus de ma tête et attrapa la chemise de Matt. J’entendis le souffle rauque de Thomas près de mon oreille gauche. Son visage n’était plus qu’un masque de souffrance. Sa ténacité forçait le respect. Je profitai de cette aide supplémentaire pour lâcher le bras d’une main et essayer de retirer l’appendice. Aussitôt, une violente douleur m’embrasa la main. Je la retirai et vis la paume et les doigts profondément entaillés. L’appendice était recouvert de poils blancs, plus durs que du fil de fer. La chemise de Matt s’imbibait de sang à mesure que les poils pénétraient sa poitrine. Il ne criait presque plus, il était au-delà de ça.
Un autre appendice s’enroula autour de sa cuisse et le leva légèrement en l’air. Malgré la douleur, je plaquai ma main blessée sur le poignet de Matt et tirai avec les autres. Mais plus, on tentait de le ramener, plus la chose serait sa proie, jusqu’à ce que les côtes craquent dans un horrible bruit.
Un cri éclata derrière nous. Sandra avait craqué à son tour. Les mains plaquées sur son visage, elle tourna les talons et détala comme un lapin. Mon attention fut détournée un instant et la chose faillit gagner. Resserrant mon emprise, je me mis à tirer de plus belle, mais je me demandais s’il ne valait pas mieux lâcher. Matt était foutu. Plus on essayait de le sauver, plus son calvaire était atroce. Néanmoins, je gardai les mains bien serrées autour de son poignet. Je refusais de lâcher, non, je ne voulais pas qu’il meure, même si c’était inévitable.
Thomas avait lâché prise. Je pensais qu’il s’était tiré lui aussi mais c’était bien mal le connaître. Il se trouvait derrière Elodie et je vis ce qu’il tentait de faire.
« Lâche-le, Elodie, lui dit-il en lui prenant le bras, c’est trop tard.
- Non, non… » Elle non plus ne voulait pas qu’il meure.
« On peut plus rien faire, reprit-il les dents serrés, il faut y aller. On pourra fuir le temps que… »
Thomas baissa la tête, une expression de dégout sur le visage. Mais il ne lâcha pas le bras d’Elodie.
« Non, non…, répéta-t-elle.
- Je t’en prie, » le ton qu’il prit était celui d’un désespéré. « Ce serait lui rendre service maintenant. Regarde-le. Regarde son état. Il est déjà mort. »
Le visage ruisselant de larmes, Elodie regarda le corps torturé de Matt. Les appendices avaient creusé de profonds sillons au niveau du torse et sa jambe droite était presque détachée du reste du corps. Mais Thomas se trompait. Matt était toujours vivant. Il avait cessé de crier mais ses paupières battaient encore. Néanmoins, il avait raison ; Matt ne survivrait pas. La mort dans l’âme, elle le lâcha.
Je restai pétrifié à côté. La scène avait duré moins de trente secondes mais pour moi, elle aurait pu durer une heure. Je refusais de le lâcher ; quoi que puisse dire Thomas, je ne le laisserais pas tomber. Non, plus maintenant.
Matt fut brusquement tiré en arrière. Privé de l’aide d’Elodie, je fus entraîné avec lui.
« DAVID, NON !!! »
Elodie m’attrapa les jambes tandis que Thomas m’empoigna la ceinture. Je fus écartelé, tiré d’un côté par mes amis et de l’autre par la chose qui refusait de lâcher Matt. Mes jambes étaient dehors, le reste à l’intérieur.
« Laisse-le, David, hurla Thomas, laisse-le sinon tu vas mourir.
- Non, je ne peux pas… Non…
- David, lâche-le !
- JE PEUX PAS !!! »
Je levai la tête vers mon camarade. Son visage semblait exsangue, un visage de cadavre. Seuls ses yeux avaient un semblant de vie. Il me murmura :
« Tu ne vas pas me lâcher, hein ? Tu… vas pas… »
Mais je sentis mes mains glisser. La douleur à ma main gauche devenait insupportable. J’allais lâcher.
« Je suis désolé, Matt… Matt… Je… Désolé… »
Mes mains desserrèrent leur étau et je fus propulsé en arrière. Thomas et Elodie, qui tiraient comme des forcenés, ne s’étaient pas rendu compte que j’avais lâché. Poussés par leur élan, nous nous étalâmes dans l’herbe, le souffle rauque.
La dernière vision que j’eus de Matthieu fut celle d’un garçon de 18 ans, affreusement mutilé, tiré en arrière par la chose. Sa tête percuta le bord de la paroi avant de ressortir de l’autre côté. J’ose espérer que le coup l’a tué, qu’il n’a pas eu à supporter le spectacle de la créature.
« Vite, debout. »
Elodie me releva d’un geste autoritaire. Thomas se trouvait à côté d’elle. Il se tenait l’épaule en grimaçant. Je songeais à ce qu’il devait endurer. Bordel, comment ça avait pu en arriver là…
« On bouge. »
Nous nous mîmes à courir en direction de la forêt lorsqu’un puissant fracas retentit. La chose avait décidé d’en finir, elle savait qu’il n’y avait plus rien à manger dans le véhicule. Ses puissants membres situés à l’intérieur, se relevèrent soudain et la caravane fut projetée en l’air sur une hauteur de dix mètres. Lorsqu’elle atterrit, ce n’était plus rien qu’un monceau de ferraille. La chose allait devoir maintenant chasser ses proies dispersées dans la forêt.
La peur donne des ailes. Ce proverbe se révéla vrai cette nuit-là. Le flot d’adrénaline sécrété par mon corps me donna l’impression de voler. Une sensation accrue lorsque j’entendis la chose piétiner les fourrés.
La chasse avait commencé.