Certains d'entre eux le comprirent. L'humanité courait droit à sa perte. La surproductivité, le profit et la rentabilité entraînèrent l'épuisement des ressources naturelles. Des idéalistes tentèrent en vain de prendre la parole et de raisonner leurs frères. Dans les bourgades, les villages et les villes, ils essayèrent de défendre la nature se mourant un peu plus à chaque minute. Mais leur discours n'eut aucun écho. Tantôt jugés comme fous, tantôt exilés de leurs propres clans comme des parias, leur intervention fut vaine.
Devant ce fiasco, les esprits de la nature jusqu'alors muets, décidèrent d'agir. Retranchés dans leur sanctuaire, un continent rendu délibérément hostile par leurs bons soins, jamais ils ne s'étaient montrés aux hommes. Mais la liaison de plus en plus faible avec ceux de leur propre espèce à l'agonie provoqua un bouleversement de l'ordre naturel. Ils accordèrent alors la capacité aux enfants des quelques hommes encore dotés de raison de communiquer avec eux. Les hybrides étaient nés. Lorsque ces derniers furent assez grands pour comprendre les enjeux de la situation, ils les guidèrent pour quitter la folie destructrice de laquelle toute vie ne pourrait réchapper. L'ombre de la mort planait sur les anciens continents. L'automne du monde touchait à sa fin, cédant du terrain face à un hiver rendu assassin.
Entendant ces voix depuis leur plus tendre enfance, les hybrides mesurèrent l'urgence de la situation. Regardant autour d'eux, ils comprirent que plus rien ne pourrait raisonner et sauver leur peuple, ni même la nature déjà à bout de souffle sur ces terres. Ils conduisirent leurs familles en un lieu sûr, dans le sanctuaire des esprits. La faune et la flore, hostiles à l'espèce humaine jusqu'à présent, accueillirent à bras ouverts ceux qui avaient tenté de sauver la nature en d'autres lieux. Les esprits leurs expliquèrent comment utiliser les plantes, laquelle serait vénéneuse et laquelle serait un remède contre les mots courants de cette race. Les animaux ouvrirent leurs esprits et entrèrent en contact avec certains hommes également. Ainsi, tigres, jaguars et panthères, jusqu'alors des prédateurs sanguinaires, devinrent de précieux alliés et même des compagnons pour qui les entendait.
Les hybrides laissèrent leur ancienne vie le cœur lourd, fermant les yeux sur le carnage fratricide pour les dernières ressources se profilant sur les anciens continents. Évidemment, certains tentèrent de les suivre dans leur fuite, mais les esprits n'eurent aucune pitié. Raisonner ces hommes n'était que pure perte de temps, comme le jugement des idéalistes l'avait prouvé et ils ne voulurent pas courir le risque de voir se réitérer les mêmes erreurs dans leur sanctuaire, dernier lieu sur la planète où leurs enfants survivaient. Dès qu'un bateau sillonnait les mers dans l'espoir de trouver asile, les vents et les eaux se déchaînaient, ne laissant aucune chance aux aventuriers. Les tentatives d'exil continuèrent durant près de deux siècles avant que l'idée ne soit définitivement abandonnée.
Les anciens continents n'avaient presque plus aucune trace de vie à l'exception de quelques petites colonies composées des plus forts, capables de s'adapter aux terrains les plus arides et aux conditions les plus inhumaines. Les technologies si chères aux cœurs des hommes n'étaient plus, faute de ressources pour les faire fonctionner. La vie avait définitivement cédé la place à la survie.
Devant cette évolution, les esprits abandonnèrent la surveillance des anciens continents pour se concentrer sur la nouvelle espèce qu'ils avaient créée : les hybrides. Ce nouveau peuple s'installa en une citée fondée le long de la côte, lieu où les premiers bateaux avaient accosté. La vie se développa et s'organisa peu à peu. Les nouveau-nés n'avaient pas forcément les capacités de leurs pères, ou dans des proportions moindres, les esprits ne traitant qu'avec un seul interlocuteur pour éviter les contradictions. La cité Genosia (L'espoir en langue du continent) s'organisait pour que tous aient accès aux mêmes ressources. Les notions de disparité, de jalousie, et de profit ne devaient plus exister. L'intérêt de la communauté passait avant tout.
Certaines habitudes humaines durent être laissées de côté comme l'utilisation du papier. Les maisons construites en torchis, en pierres et en bois consommaient déjà plus d'arbres qu'il n'en fallait. Les écrits devinrent réservés pour des actes triés sur le volet. Les enfants apprenaient toujours à lire et à écrire, mais en grattant avec un bois dans la terre ou en frottant une craie sur une surface lisse. Toutes ces concessions furent relativement bien acceptées, chacun ayant en tête le désastre engendré par leurs ancêtres. La société devait entièrement se repenser et les immigrés semblaient prêts à tous les sacrifices.
Pourtant, de nouvelles dissensions apparurent au fil des siècles. Étrangement, un clivage se forgea entre les hybrides capables de parler avec les esprits de la nature et ceux communiquant avec le genre animal. Les premiers refusant de forger des armes par peur que des guerres ne gagnent de nouveau le cœur des hommes, les autres pensant qu'il fallait se préparer à une éventuelle attaque des continentaux, nom donné à leur ancien peuple. Un couple fut à l'origine de cette scission. La femme, Emira avait développé une relation très forte avec son tigre, le plus influent du genre animal, et refusait d'attendre passivement une intrusion de ceux qui les avaient jadis chassés. Son tigre l'encourageait sur cette voie, refusant d'être le gibier se cachant de sa proie. En revanche, Antoine, son époux était le Lien, la personne communiquant avec le Père des Pères, chef suprême de la flore. Convaincu que se préparer à une guerre en engendrerait fatalement une à long terme.
Leur querelle se rependit à la population comme une une traînée de poudre. Pour éviter qu'un conflit plus grave n'éclate, un compromis fut alors trouvé. Les hybrides végétaux, menés par Antoine s'exileraient une nouvelle fois de l'autre côté du continent, lequel serait divisé en deux parties égales. Les affranchis, personnes n'ayant aucun don, eurent le choix de rester dans l'une ou l'autre des communautés. Enfin, une barrière naturelle fut mise en place grâce à l'aide du Père des Pères. Composée des plantes les plus vénéneuses, des ronces les plus denses et des marécages les plus nauséabonds, il serait impossible de la franchir à moins de prendre des risques inconsidérés ou d'avoir la faculté de communiquer avec chaque espèce, privilège d'Antoine dont l'initiative émanait. Les disciples d'Emira ne comprirent d'ailleurs pas de quoi les autres tentaient de se protéger avec tant de ferveur.
Sur ces nouvelles terres, la légende se propagea donc au fil des siècles selon une courbe fluctuante, se tordant, se contorsionnant, se distendant. Du souffle expiré jusqu'à l'oreille attentive, l'histoire de la naissance des hybrides se transmit, de génération en génération. Malheureusement, sans écrits, les paroles s'envolent. Elles s'évaporent en une fumée dansante se diluant dans l'air alors que nous essayons désespérément de la rattraper. Elle se faufile entre nos doigts impuissants, se déformant un peu plus à chaque mouvement, à chaque génération. Entre l'oubli des uns, l'incompréhension ou l'omission des autres, la mémoire de l'existence des anciens continents fut totalement perdue.
La réalité présente devint la vérité des hybrides, oubliant ce qu'elle aurait pu être et s'éloignant indubitablement de ce qu'elle avait été avant que le passé ne les rattrape et ne les emporte malgré eux.
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Notes d'auteur :
Merci HPF !
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