"Y a plus de saisons" qu'ils disaient, plus de constantes, de valeurs sûres.
Y a plus de saisons, il pleut tout juin, il fait (trop) doux en février, la canicule nous tue en été, et puis il y a les tempêtes d'automne.
Y a plus de saisons, et ça la désespérait, Lucie, écoanxieuse pathologique, qui pleure de désespoir l'été quand le thermomètre atteint les quarante degrés mais qui tourne en rond chez elle quand il pleut, et puis qui redéspère en repensant à sa chance, parce qu'il y a tant de monde dehors, les sans-abris contre ce vent, ce froid.
Alors elle sort, et elle court sous la pluie. Puis elle marche dans la forêt jusqu'à tomber malade d'être trop mouillée.
Et quand elle ressortait, le soleil la brûlait, le soleil brûlait tout, et encore elle angoissait, parce que rester à l'ombre pour ne pas cramer ce n'est pas être très actif non plus.
Lucie avait besoin de bouger, de faire des choses pour ne pas se sentir inutile, pour ne pas se sentir coupable.
Parce qu'elle n'y pouvait rien et parce que c'était vrai surtout, parce qu'elle était responsable d'une part du réchauffement climatique, parce que même si cette part était infime, elle culpabilisait.
Elle culpabilisait pour tout Lucie.
De vivre dans un pays développé, en paix, sans gros soucis d'argent, d'être bien portante alors que tant de monde souffrait de maladie ou de handicap, de ne pas avoir vécu de deuil, de ne pas vivre dans la rue et encore la liste était longue.
Elle culpabilisait d'être heureuse alors que tant de monde était malheureux. Et ça la rendait malheureuse. Parce qu'être malheureuse alors qu'on a autant de chance, ce n'est pas décent, c'est débile, égoïste, égocentrique, elle se disait.
Et le cercle continuait comme le cycle infini des saisons.
Bien sûr, elle s'était engagée. Elle avait ramassé des déchets dans la forêt, elle avait manifesté, signe des pétitions, fait des dons, avait arrêté la viande et le lait, les œufs, le poisson et puis elle les soutenait, ceux qui s'accrochaient aux arbres, qui défendaient Sainte-Soline ou luttaient contre l'A49.
Mais bien sûr ça ne suffisait pas. Et chaque soir en s'endormant, des idées terribles s'emparaient d'elle et elle ne dormait pas. Ou alors si elle y arrivait, ce n'était que pour retrouver dans ses cauchemars des dystopies dignes des films de SF les plus anxiogènes.
Mais quand elle en parlait, Lucie, quand elle essayait de sensibiliser ses proches, quand elle se mettait dans ses états pas croyables dont elle avait honte après, tout ce que ses amis, sa famille lui disait, c'était "Reste calme", "T'en fait pas" ou "On y peut rien à notre niveau de toute façon". Alors elle allait se cacher et elle pleurait dans ses crises d'angoisse de plus en plus fréquentes.
On lui disait "Va voir un psy". Elle avait essayé mais ça ne l'avait pas aidée. Elle n'y arrivait pas. Plus.
Lucie, un colibri trop idéaliste et trop émotif, trop pessimiste et trop empathique, une fille pas faite pour ce monde, pour cette société, trop focalisée, trop aimante, trop perfectionniste.
Les autres l'aimaient comme ça, mais pour l'aider, ils voulaient la changer. Alors que c'était plutôt le monde qui devait changer si Lucie voulait réussir à dormir de nouveau, à sourire de nouveau.
Mais y a plus de saisons. Et pourtant on est le 21 juin, il pleut comme tout, la fête de la musique a été annulée. L'ensemble de Lucie devait y jouer, les Quatres Saisons de Vivaldi.
C'était dur, si dur, mais Lucie aimait faire, ça l'aidait à oublier. C'était dur, si dur, mais quand elle jouait, Lucie n'était plus seule. Ils jouaient tous des voix différentes, mais le résultat était l'harmonie. Contre le chaos du monde, contre le chaos dans sa tête, Lucie jouait pour oublier, pour être un colibri au milieu d'une gigantesque troupe de colibris, un maillon de la chaîne mais une chaîne positive cette fois.
Les membres de l'ensemble sont rassemblés sous un petit toit pour s'abriter, ensembles à espérer que l'averse passe. Lucie serre l'étui de son violon contre elle et elle se retient encore de pleurer.
Trop émotive ! Il ne fait pas bon de montrer des émotions en public lui disait son père. Mais Lucie pleure comme le ciel pleure sur la bêtise humaine.
Et puis elle les regarde. Les autres. Ils sont de toutes les couleurs, de toutes les tailles, de tous les âges, de tous les genres, de toutes les origines. Ils sont si beaux, se dit-elle. Et puis ensemble on peut faire. Mais Lucie voit la pluie, et puis non, ils ne peuvent pas faire en fait.
Mais un miracle, ça arrive parfois. Bien sûr, aucun miracle ne sauvera la Terre des Hommes, aucun miracle ne guérira l'esprit de Lucie de sa peur panique de l'avenir. Il faudrait guérir l'avenir, et guérir le présent pour cela.
Mais les petits miracles ça existe. Et dans le ciel, les nuages partent, et puis le soleil apparaît.
Alors comme fous, et Lucie en tête, les musiciens se ruent dans le parc pour profiter de l'éclaircie. Ils joueront debout dans l'herbe mouillée, tant pis tant qu'il y a un public, le public les suit.
Lucie sort son archet, son violon, son épaulière, sa colophane. Et puis elle se lève. Ils se lèvent tous.
Et pour une fois, il n'y a plus de saisons mais c'est positif. La chef d'orchestre lance le tempo.
Et ils commencent. Et ils jouent. Les Quatre Saisons. Et Lucie tenait un peu. Provisoirement.
Vivaldi n'a pas connu l'Anthropocène, mais Lucie a l'impression que ces morceaux ont été écrits pour là, pour ce moment précis.
Lucie respire un peu.
La ronde des saisons continue pour l'instant. C'est le début de l'été.
Et puis là-haut un arc-en-ciel.