Il n’en croyait pas un mot. Roxane était terrorisée tant et si bien qu’il ne savait pas s’il avait déjà vu ce sentiment chez quelqu’un d’autre. Elle semblait le porter comme d’autres portent une épée de Damoclès sur la tête ou l’auréole d’un Saint. Pire encore, elle venait de se rendre compte de la Soif. Elle fixait son cou avec une telle intensité qu’il fut désemparé ; il était rare pour Alceste d’Almort d’être désemparé, pourtant elle venait de le cueillir. Là, comme on cueille la rosée du matin.
Elle s’approcha doucement de lui, ses yeux bleus écarquillés par la Soif et la Peur - il sentit cette majuscule si particulière. Elle le renifla et revint à sa place, se cachant le visage des mains. Elle souffrait, ne sachant comment faire pour éviter à cette sensation de l’envahir.
— Il vous faut du sang.
Techniquement, il lui faudrait une veine humaine bien juteuse, qu’elle déchirerait de ses canines ; mais les lois vampiriques s’étaient renforcées au fil des siècles, rendant la source humaine compliquée à obtenir. Il lui servit alors une poche d’O-, un groupe sanguin qui plaisait à tout le monde. De toute façon, il savait qu’un nouveau vampire se foutait bien des goûts différents du breuvage rouge. Il s’attendait à ce qu’elle saute sur le gobelet mais elle le regarda seulement, canines ressortant de ses lèvres fines. Elle grogna, un son primitif qui l’étonna et elle jeta le verre par terre. Alceste fronça les sourcils de surprise, sa propre Soif s’éveillant en voyant le liquide écarlate napper draps et sol.
Elle aurait dû se lancer dessus, lécher tout ce qu’il y a, s’abreuver à même la source ; Alceste l’aurait fait à sa place s’il n’était pas si civilisé. Elle n’en fit rien.
Elle regarda le sang, grognant encore sans pouvoir s’en empêcher et marmonna :
— Qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Sa voix résonnait étrangement, venue d’ailleurs, d’outretombe. Elle se boucha les oreilles par réflexe, mais sembla l’entendre quand il répondit :
— Vous êtes un vampire, il vous faut du sang si vous voulez survivre.
Il ne dit rien sur le fait qu’elle aurait dû instinctivement boire, boire jusqu’à plus soif, qu’elle aurait dû se jeter sur lui pour avoir plus que sa dose. Il ne dit rien de tout ça et encaissa le choc. Elle continuait de le regarder, lui. Pas le sang qui coulait par terre.
Lui.
Au fond de lui, Alceste comprit ce qu’il se passait, mais des siècles lui avaient permis d’ignorer ce qui le dérangeait profondément.
Alors, il ne dit rien non plus quand elle s’approcha à nouveau de lui, les mains toujours plaquées sur ses oreilles, les canines toujours prêtes et scintillantes. Elle libéra ses oreilles, grogna encore et posa ses mains sur ses épaules. Il ne dit rien encore. Il savait, bien sûr qu’il savait ce qu’elle essayait de faire, ce qu’elle allait réussir à faire.
Il ne dit rien quand elle planta ses canines à la base de son cou, s’abreuvant du sang qu’il avait bu. Il rejeta la tête en arrière, profitant de l’euphorie engendrée par la morsure. Il ne dit rien quand il sentit ses jambes fléchir sous la transe qui l’emportait, rien non plus quand elle sembla sur le point de le vider de son sang. Elle s’arrêta juste à temps comme si elle savait. Il dut s’asseoir pour ne pas tomber et elle retourna à sa position initiale, sur le lit. Il ne dit rien pendant un long moment.
Ce n’était pas prévu dans son plan.
Vraiment pas.
Alerté par l’odeur du sang, c’est Auxence qui le sauva de la situation compliquée. Il entra dans la pièce et sembla comprendre tout de suite ce qu’il venait de se passer. Roxane le regarda déboussolée. Une enfant pris de la confiture - du sang - autour des lèvres. Et c’était Alceste le fautif, lui qui n’avait rien dit.
— Putain, ronchonna Auxence, qui avait toujours les bons mots aux bons moments.
Il servit un verre de sang à son meilleur ami : heureusement que les stocks de l’Hotel étaient remplis. Il servit exactement le même à Roxane.
— Tu dois boire ça, lui intimida-t-il.
Et, il y eut quelque chose dans la voix pressée d’Auxence qui marcha mieux que le silence d’Alceste, car, un peu trop tard néanmoins, Roxane but ce qu’on lui donna.
— Il y a trop de bruit, dit-elle.
— C’est normal, tes sens surnaturels sont plus évolués, expliqua Auxence, Alceste étant toujours hors service. Tu constateras d’autres changements qui peuvent être perturbants. Nous sommes là pour t’aider. Si tu as Soif, tu as une réserve de sang. Il n’est pas commun de se nourrir d’un autre vampire.
« Pas commun » c’était l’euphémisme pour dire « interdit ». En soi, la loi vampirique mettait le consentement entre les protagonistes par-dessus tout. Mais le sang vampirique était autre chose qu’une poche de sang humain. L’effet excitant du sang d’un vampire était autre chose. Il fallait voir comment Alceste était assis, à fixer le vide, semblant voir des choses qu’il était seul à voir.
Putain. De mémoire, il n’avait jamais connu ça. Ce n’était pas qu’un vampire ne lui avait jamais sucé le sang ; loin de là, il savait s’amuser. Mais ce n’était pas pareil avec Roxane. Non. Ce n’était vraiment pas pareil.
Et il était dans la merde parce qu’il avait adoré ça.
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