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Le changement est une opportunité qu'on ne peut gâcher.



Akira Suzuki n'avait pas spécialement pensé à ce qu'il dirait à Isabel Flores lorsqu'elle lui ouvrirait sa porte. En réalité, pour la première fois de sa vie, il n'avait rien prévu du discours qu'il allait tenir, emporté par ses émotions. Mal à l'aise, il tirait sur le col de sa chemise noire, attendant une réponse à ses deux coups frappés contre la porte d'entrée. En attendant, il passait en revue tout ce qu’il pourrait soumettre, ce qu’elle répondrait, ce qu’il répliquerait, son esprit analytique envisageant toutes les hypothèses.

Mais contrairement à toutes ses prédictions, ce ne fut pas Isabel qui vint lui ouvrir, mais Daniel Flores. Ce dernier, aussi surpris que son visiteur, sembla essayer de deviner les intentions d'Akira avant de se rembrunir machinalement. Akira songea que son ancien ami avait changé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient réellement parlés. Ses cheveux bruns avaient poussé, lui arrivant presque aux épaules, et l’éclat dans ses yeux verts, si semblables à ceux de sa sœur, s’était assombri. Quant à sa tenue, négligée, elle reflétait visiblement les idées sombres de son propriétaire.

« Qu'est-ce que tu veux ? lâcha-t-il, acerbe.
— Je ne suis pas venu pour toi.
— Tant mieux, rétorqua Daniel sèchement. Qu'est-ce que tu veux à ma sœur ?
— Rien qui te concerne », répliqua Akira sur le même ton.

Si Daniel ne souhaitait pas faire d'efforts en sa présence, alors il n'en ferait plus non plus. Ce n'était pas à lui qu'il était venu parler, mais à Isabel, et il n’avait pas de temps à perdre avec des sautes d’humeur vaines et éphémères. Dans l'entrebâillement de la porte, comme si elle avait entendu son nom, Isabel apparut, d’une pâleur inquiétante.

« Laisse, Daniel, je m'en occupe, dit-elle, posant une main apaisante sur l’épaule de son frère.
— T'es sûre ? répliqua-t-il, jetant un coup d’œil méfiant vers Akira.
— Certaine », acquiesça la jeune fille, le poussant gentiment sur le côté pour se glisser dehors.

Une fois qu'elle fut face à Akira, elle referma la porte derrière elle.

« Je ne pensais pas que tu viendrais jusqu'ici, assena-t-elle, croisant les bras sur sa poitrine.
— Je ne pensais pas que tu abandonnerais sans me le dire. »

Isabel haussa les épaules. Apparemment, elle essayait de se donner une contenance car ses pupilles s'embuèrent de larmes qu'elle s'empressa de refouler. A la place, elle le gratifia d’une œillade furieuse.

« Je ne te dois rien, Suzuki. Tu devrais être satisfait, non ?
— Je n'ai pas gagné, Flores. Tu as laissé tomber la compétition, c'est différent.
— Le résultat est le même. »

Akira ne répondit pas aussitôt. Il l'observa, songeur, et elle fut incapable de soutenir son regard. 

« Est-ce que c'est la faute de la vie ou de tes rêves ? » interrogea-t-il brusquement.

Isabel secoua la tête, lasse. Apparemment, cette question l’avait perturbée durant les jours précédents et elle passa une main nerveuse dans l’épaisse masse de cheveux bruns et bouclés, les ramenant sur le côté. Il sentit son coeur se serrer en voyant la détermination s'éteindre dans ses yeux.

« Ma mère n'a plus les moyens de financer ma participation au club de débat. Mon père a laissé un paquet de dettes. Mais je ne t’apprends rien, n’est-ce pas ? En conséquence, nous devons tous revoir nos priorités. Les rêves sont amenés à changer, Suzuki. Par la force des choses et de la vie.
—Tu ne peux pas abandonner, Flores. Pas après tout ça, rétorqua-t-il, un ton plus bas.
— C'est déjà trop tard », soupira-t-elle, levant un regard attristé vers lui.

Akira riva ses yeux aux siens, cherchant une flamme, une étincelle qui lui ferait penser qu’elle n’avait pas totalement abandonné ses rêves. Si lui avait tiré une croix sur les siens, il n’était pas question que ce soit aussi le cas pour elle. Il ne lui permettrait pas.

« Nana korobi yaoki, énonça-t-il sérieusement alors qu’elle clignait des paupières sans comprendre. Sept fois à terre, huit fois debout. Tu n’as pas le droit d’abandonner. Débats avec moi lors du concours d'éloquence, je ferais en sorte de financer ta participation. Le prix n'est pas excessif et mon père n'en saura rien. Depuis que je me plie à ses quatre volontés, il ne vérifie pas mes dépenses. Ça restera entre toi et moi. »

Isabel ouvrit de grands yeux, interloquée par la proposition insensée d'Akira.

« Pardon ?
— Je veux te battre à la loyale, Flores. Pour enfin savoir qui de nous est le meilleur orateur. Et puis, Sciences Po et l'ENA, c'est ton rêve, non ? Alors fais-le, saisis cette opportunité que je te laisse. »

Isabel Flores ne savait pas exactement comment elle devait prendre cette invitation à débattre. Jamais elle n’aurait pensé qu’il lui laisserait cette chance de concourir à ses côtés, encore moins qu’il déciderait de financer sa participation au club. Bien sûr, sous l’arrogance et ses airs retors, elle avait conscience que son rival avait un certain sens de l’honneur, mais elle n’aurait jamais imaginé que celui-ci irait aussi loin pour terminer une rivalité datant d’une dizaine d’années. Pour la première fois, elle ne sut que répliquer. Akira l’observait, attendant visiblement sa réponse avec une impatience presque palpable qui effritait son habituelle maîtrise de soi.

« Alors ? Tu vas accepter ?
— T’es complètement cinglé, Suzuki. Qu’est-ce que je dirais à ma famille s’ils l’apprennent ?
— Trouve une excuse. Ne dis pas que c’est moi, répliqua-t-il d’un ton tranchant. Je ne veux pas prendre le risque que mon père le sache. Tu faisais des baby-sittings de temps à autre, non ? Dis-leur que ce sont des économies durement gagnées. »

Isabel poussa un profond soupir. La proposition d’Akira, au-delà des mensonges et de ce qu’elle impliquait, était tentante. Elle n’avait jamais été aussi près de remporter ce concours ; concours qu’elle rêvait, depuis sa seconde au lycée Edgar Poe, de remporter. Ce concours, elle l’avait tellement envisagé, tellement imaginé qu’il était devenu réel dans son esprit et dans son cœur. Ces derniers mois, il l’avait sauvé, lui permettant de ne pas sombrer dans le chagrin comme l’avait fait Daniel, lui insufflant la force de faire son deuil. Ce concours, son père aurait voulu y assister.

« Très bien, Suzuki. Je débattrais avec toi. Mais comment tu comptes convaincre Mr Lawrence de ne pas parler de ce financement ?
— Mr Lawrence me porte en grande estime, Flores. Je saurais le convaincre avec des arguments solides. Il n’oserait pas perdre l’un de ses meilleurs éléments pour le prix Cicéron… »

Akira se pencha lentement vers Isabel et lui souffla :
« Si tu abandonnes, j’abandonne. On est liés tous les deux, murmura-t-il, un fin sourire aux lèvres. Jusqu’à ce que j’obtienne ma victoire, ajouta-t-il en se redressant sans détacher son regard du sien.
— Tu prends un risque, Suzuki, rétorqua-t-elle, les joues rosissantes. Un très gros risque.
— Que serait la vie et les rêves sans une part de risque ? s’amusa-t-il à voix basse, vérifiant que personne ne surprenait leur conversation. Dis à ton frangin que je venais m’assurer de ta défaite. On se voit au lycée, Flores. »


***

Isabel Flores n’avait jamais eu beaucoup d’amis. Aux amitiés futiles du lycée, elle privilégiait la réussite de ses études, quoi qu’il en coûte. La solitude ne lui avait jamais fait peur. Mieux encore, elle était sa meilleure alliée.

Parfois, lors des pauses repas, elle s’attablait avec Daniel, mais ces derniers temps celui-ci passait de plus en plus de temps avec William Saint-Arnoult, un type friqué et prétentieux, qu’elle haïssait et soupçonnait, sans avoir de preuves, de vendre de la drogue aux étudiants. Malgré les bruits de couloir, il était fort possible que, la famille de William versant d’importantes subventions au lycée, ses agissements puissent être couverts.

Bien entendu, Isabel avait tenté de raisonner son frère, mais elle s’était confrontée à un mur. Daniel refusait de se laisser dicter sa conduite. Résultat, elle passait ses temps de pause à surveiller Saint-Arnoult et son frère tout en révisant ses cours d’anglais.

« Je peux m’asseoir ici ? »

Isabel détourna les yeux, à regret, de cet opportuniste de Saint-Arnoult et reporta son regard sur une jeune fille rousse à lunettes qui l’observait avec un grand sourire amical. Isabel se retint de pousser un soupir. Celle qui se tenait devant elle, son plateau entre les mains, la contemplait avec un tel espoir qu’elle n’eut pas à cœur de lui enlever. Toutes les tables autour d’elles étaient prises.

« Bien sûr.
— Merci. Je m’appelle Alexandra, mais tu peux m’appeler Alex. »

Isabel Flores aurait préféré ne pas l’appeler du tout. Elle lui répondit par un sourire crispé et referma lentement son manuel d’anglais. L’autre attendait visiblement qu’elle se présente.

« Isabel Flores, fit-elle succinctement, du bout des lèvres.
— J’ai entendu parler de toi, continua la rousse, les yeux brillants d’excitation. Tu es la déesse des joutes oratoires et le seul qui ose t’affronter, c’est Akira Suzuki. Vous formez une sacrée paire tous les deux !
— Nous sommes deux personnes distinctes, répliqua Isabel, agacée par le sous-entendu de la jeune fille.
— Oui, évidemment ! Je disais juste que vous êtes incroyables lors des débats ! Vos paroles me donnent toujours matière à réflexion, et je dois dire que vous avez une faculté à discourir… Vous enflammez la scène ! Je ne suis pas persuadée que ce serait la même ambiance si tu devais concourir contre un autre adversaire ! ajouta Alexandra, sans reprendre sa respiration. J’ai hâte de savoir qui sera le grand vainqueur et obtiendra le prix Cicéron dans une semaine ! »

Alexandra jeta un œil discret à la table d’Akira, deux rangées sur la droite de la sienne. Florent Delacour lui souriait, amusé par les manigances de sa partenaire de crime. Avec un sourire innocent, elle adressa un clin d’œil à Isabel qui l’observait, visiblement peu emballée par la conversation. Or, la petite rousse ne sembla pas se laisser abattre par le peu d’enthousiasme de la brune.

« En tout cas, moi, je te soutiens à cent pour cent ! s’exclama-t-elle, levant son pouce en l’air.
— Ravie de le savoir », ironisa Isabel d’un ton sec.


***

Florent Delacour admira un instant le culot d’Alexandra Saint-Vincent. Assise à la table d’Isabel Flores, elle conversait allégrement de tout et de rien, insensible au mutisme de sa camarade. S’il en avait douté un jour, il était évident que la jeune fille ne reculerait devant rien pour le supplanter et rafler la mise, quitte à se rapprocher de Flores.

C’était risqué, jugea-t-il, tout le monde savait que l’espagnole n’était pas du genre à se lier d’amitié. Du plus loin qu’il se souvienne, elle ne se mêlait jamais à qui que ce soit et les seules personnes auxquelles elle adressait la parole étaient Daniel, son frère jumeau, et Akira Suzuki, son rival de toujours. Hormis cela, elle passait ses journées à réviser et faire de la lèche aux professeurs, rien de plus. Florent ne l’avait jamais beaucoup apprécié.

Il l’estimait pédante et franchement agaçante à se sentir supérieure à la masse d’élèves qui fréquentaient Edgar Poe. Comme si le fait que son père vienne, à la base, d’un milieu ouvrier, la classait indubitablement comme quelqu’un de charitable et douée de bonté d’âme.

Pourtant, comme il l’avait soulevé, à juste titre selon lui, elle avait été la première à jouir des privilèges de leur monde. Et pour cela, elle ne valait pas mieux que ceux qui étaient nés avec une cuillère en argent dans la bouche. Surtout pas mieux que son ami, Akira Suzuki. Ce n’était pas Isabel Flores qui, contrairement à ce dernier, était pourvue d’une générosité qui s’alliait parfois au burlesque.

« Je lui financerai le club, chuchota Akira à Florent, vérifiant que personne ne les écoutait.
— Quoi ?! s’écria son ami, stupéfié par la nouvelle. Tu déconnes, j’espère ?
— Moins fort, fit Akira, les sourcils froncés. Non, je suis sérieux. Il faut bien que l’argent que me file mon père serve à quelque chose… ou à quelqu’un.
— Distribue-le pour quelque chose qui en vaille la peine, rétorqua Florent, irrité. T’as des tas d’associations dans le monde. Contre le cancer, l’endométriose, Alzheimer, Parkinson… Mais Flores, franchement, elle ne mérite pas ton fric. Elle te hait, mon pote, depuis la primaire ! Et elle n’a aucune raison à ça, en plus ! »

Akira Suzuki haussa les épaules mais, comme s’il essayait de se rassurer, il glissa une œillade vers Isabel. Celle-ci subissait la verve inarrêtable d’une autre adolescente qui paraissait l’avoir prise pour cible. Un sourire amusé naquit sur les lèvres fines d’Akira alors que sa rivale, interceptant son regard, levait les yeux au ciel dans sa direction, lui faisant clairement comprendre qu’elle était à deux doigts de mourir d’ennui.

« Elle ne me hait pas. Et je ne la hais pas non plus, murmura-t-il. J’ai simplement besoin qu’elle soit là pour le concours d’éloquence. Je veux ma revanche ! Je veux une véritable fin à des années de compétition. Et si je dois payer pour elle, je le ferais.
— C’est vrai que lors des duels, elle te pousse à te dépasser, confirma Florent de mauvaise grâce.
— Je veux gagner, Florent. Et pas contre ce petit con de Muller qui ne sait pas aligner trois arguments à la suite, mais contre elle. Contre Isabel Flores. »

Akira avait vite rangé ses propres rêves pour suivre ceux de son père. Ainsi, il avait rapidement renoncé à envisager une carrière dans le tennis, un sport qu’il pratiquait avec talent au collège ; ou à poursuivre des chimères en s’imaginant devenir un dessinateur de bande dessinée célèbre. Toutefois, celui-ci, remporter la victoire face à Isabel, était le dernier qu’il lui restait. Et il comptait bien se donner les moyens de le réaliser. De se l’approprier.

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