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籠の鳥は雲の夢を見るでしょう。

« L'oiseau en cage rêvera des nuages »
Proverbe japonais


Le regard du proviseur Lawrence passa de l’un à l’autre, considérant ses deux élèves avec un sérieux qui démontrait à quel point il comptait sur eux pour représenter le lycée privé Edgard Poe.


« Mlle Flores, Mr Suzuki. Je vous rappelle que le thème est le même que celui sur lequel vous avez débattu la fois dernière, c’est également celui sur lequel vous devrez débattre pour le prix Cicéron : La vie dévorera vos rêves si vos rêves ne dévorent pas votre vie. Vous avez trois minutes, pas une seconde de plus pour disserter sur le sujet. Mlle Flores, étant donné que vous avez été la moins convaincante la fois précédente, c’est vous qui commencez », leur rappela le proviseur Dubois.

Isabel acquiesça alors qu’Akira prenait place. Cette fois, il le savait rien qu’en discernant la lueur vengeresse dans les yeux de sa rivale, elle pensait gagner même si elle avait refusé de le lui dire à voix haute. Vêtue d’un chemisier rouge vif, elle dégageait une assurance qu’elle ne feignait pas.
Isabel Flores éprouvait chacun de ses instants avec une intensité folle et ceux-ci n’était que les prémices d’autres, bien plus exaltants qui les maintiendraient au sommet tous les deux pendant plusieurs minutes. Isabel inclina la tête, planta son regard teinté d’étincelles vertes dans celui d’Akira et ses lèvres s’entrouvrirent. Elles étaient peintes, elles aussi, de pourpre et Akira se prit à les fixer quelques secondes de trop.

« La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie, pas vrai ? Je crois que c’est finalement ce qu’implique un tel type de sujet. Je pense qu’il n’y a pas de réponses toutes prêtes, pas de bonnes réponses, mais seulement des opinions qui se croisent et se répondent. Tout dépend, comme je le disais précédemment, de notre point de vue. Si je vois le verre à moitié plein, alors je considérerai que rien ne vaut la vie, et j’aurai confiance en l’avenir ; si, au contraire, je vois le verre à moitié vide, j’aurai l’intime conviction que la vie ne vaut rien et que tout espoir est définitivement perdu.
— Si on part de deux points de vue opposés, ton raisonnement est bon, mais ce n’est pas le cas pour notre sujet, répliqua Akira, les sourcils froncés en signe de réflexion.
— Et pourtant, c’est le même concept. La façon dont nous vivons les événements influent considérablement sur notre point de vue. Si tes choix impliquent que tes rêves ne se réalisent pas, alors c’est la faute de la vie si ton avenir n’est pas celui que tu aurais imaginé. Mais si ce sont tes rêves qui ont explosé en plein vol par la faute du destin alors qu’ils étaient censés se réaliser, alors tu penseras que ce sont eux qui ont maudit le reste de ton existence.
— Hum, je pourrais te donner raison », fit lentement Akira à la surprise d’Isabel.

Pendant un bref instant – hors du temps – elle vit ses yeux briller d’un autre éclat avant qu’il ne reprenne le débat. Sa force de conviction était mêlé d’autres sentiments qu’elle n’avait eu que peu souvent l’opportunité de lire dans les pupilles de son rival. Et, alors qu’il posait avec force ses deux mains sur le pupitre, elle ne put détourner les yeux du regard noir, vivant, d’Akira Suzuki.

« Mais c’est donc tout ce que tu fais des rêves des autres ? De ceux qu’on doit suivre ? Ou de ceux qu’on doit abandonner par la force des choses ? Une vulgaire histoire de contexte et de points de vue existentiels sur la vie et les rêves ? De mon côté, j’y ai réfléchi, et je ne crois pas que ce soit la vie qui les dévore ni que ce soit la faute des rêves. Ne serait-ce pas plutôt notre faute ? L’être humain se plaît à blâmer les autres chaque fois qu’il ne parvient pas à assurer ses rêves, à se dérober à des contraintes. Il préfère accuser la vie, les rêves, le destin, les Dieux, et que sais-je encore, mais en réalité, ce n’est rien d’autre que de la lâcheté… Nous sommes responsables de nos rêves, tout comme nous sommes responsables de notre vie. Nous seuls avons le choix de continuer notre voie ou de tout gâcher. Je citerais Tolkien en disant : Même la plus petite personne peut changer le cours de son avenir. »

Akira s’apprêtait à s’arrêter là, s’érigeant en vainqueur du débat. Le proviseur allait déclarer la fin de cette deuxième joute oratoire et les applaudissements se seraient élevés pour saluer la prestation énergisante d’Akira Suzuki, mais un rire moqueur stoppa toute progression. Isabel Flores tapota lentement le micro, comme si elle voulait être sûre que tout le monde puisse l’entendre :
« Pardonne-moi, Suzuki, mais je crois que tu n’es pas exactement le mieux placé pour émettre un tel point de vue. Crois-tu sincèrement que personne n’y a pensé ? Tu as raison, l’être humain est parfois trop faible, et trop lâche pour assumer qu’il est le détenteur de sa vie et de ses rêves, mais qui n’a jamais reporté la faute ailleurs que sur lui-même ? Qui ? Es-tu certain, réellement certain, qu’il n’y a pas une part de hasard et de malchance avant de te permettre un jugement si catégorique ? »


***


Akira était sorti quelques minutes avant Isabel. S’il était dépité et que son orgueil en avait pris un sacré coup devant la défaite que venait de lui infliger sa rivale, ce n’était rien comparé à la réalisation du ridicule de sa propre existence. Sur la scène, durant ce duel, alors qu’il déblatérait sur les choix et l’avenir, il avait compris à quel point il n’avait rien fait pour s’échapper des préceptes de sa famille, à quel point il les avait suivis durant toute sa vie et continuait de les suivre, pieds et poings liés. Il était faible. Il était lâche, et peu importait les débats, tous les concours, tous les prix d’excellence qu’il pourrait remporter, il n’était rien.

Pardonne-moi, Suzuki, mais je crois que tu n’es pas le mieux placé pour émettre un tel point de vue.

Elle avait raison. Et en vérité, comme il l’avait soumis devant cette foule d’étudiants, il était le seul à blâmer de ne pas réussir à faire ses propres choix. Il pouvait bien remettre la faute sur le destin, sur les Dieux, sur son père, il était le seul détenteur de son avenir. N’avait-il pas cité Tolkien ? Ne pouvait-il pas reprendre le contrôle de sa vie ? Mais, à trop vouloir se conformer à ce qu’on attendait de lui, il n’avait aucune idée de ce qu’il voulait, ni même de qui il était réellement. Et les pensées tourbillonnaient dans son esprit, feuilles de papier emportées par le vent, fragiles mais brusquement si tangibles.

« Tout va bien, Akira ? »

Florent Delacour, qui l’avait rejoint sitôt qui l’avait vu passer les portes de l’amphithéâtre, s’était précipité derrière son ami. S’il était conscient que celui-ci ne serait pas ravi et ruminerait sa défaite face à Isabel Flores, il ne s’attendait pas à le voir si songeur, visiblement perturbé par les propos de leur camarade. Pourtant, si quelqu’un connaissait à demi-mots la situation d’Akira, c’était bien lui, Florent Delacour.

« Elle ne sait pas de quoi elle parle. Elle a aucune idée de la pression que nos parents nous mettent sur les épaules, des conditions qu’on doit remplir pour les satisfaire, eux et leurs foutus règles ! Quand son père était encore en vie, elle pouvait faire ce qu’elle voulait, il lui suffisait de claquer des doigts et elle l’avait ! Théâtre, débat, cours de chant, atelier de poterie, équitation ! Pareil pour son frangin, même s’il n’aura jamais le niveau pour intégrer le conservatoire ! Mais c’est pas le cas de tout le monde ici, certains doivent faire des sacrifices pour avoir une place dans la société ! Enfin bref, Maintenant que son père est mort, Flores ferait mieux de…
― Qu’est-ce que je devrais faire d’après toi, Delacour ? »

Isabel, à quelques pas derrière eux, les contemplait avec une colère froide. Les joues légèrement rouges, les yeux rivés sur Florent Delacour, elle semblait attendre une réponse que le grand blond aux joues creusées, penaud, peinait à lui donner. Après un coup de coude discret d’Akira dans les côtes, Florent balbutia finalement quelques mots sans aucun sens avant de s’excuser, pâle de honte.

« Désolé, Flores, j’ai pas réfléchi avant de parler.
― Comme d’habitude, rétorqua-t-elle avant de se retourner et de partir dans le sens inverse du leur.
― N’essaie plus jamais de me réconforter, ironisa Akira, jetant un coup d’œil blasé à son ami.
― Bordel, j’ai été en-dessous de tout, pas vrai ? chuchota l’autre, la tête basse.
― Je pourrais te mentir mais… »

Florent esquissa une moue boudeuse et Akira haussa brièvement les épaules comme pour signifier qu’il passait à autre chose. Pourtant, il était certain d’avoir vu briller de la souffrance dans les prunelles d’Isabel avant qu’elle ne se détourne d’eux et, étrangement, il ne pouvait s’empêcher d’y penser et de s’inquiéter.



***


Lorsqu’Isabel rentra à la maison ce soir-là, après ses cours du soir, il était un peu plus de vingt heures trente et elle ne fut pas étonnée que Daniel ne soit pas encore rentré. Il était devenu coutumier du fait et sa mère, installée sur une chaise dans la cuisine, les traits tirés, attendait le retour de son fils. Sa grand-mère était montée se coucher mais elle avait laissé traîner quelques milagros sur le plan de travail, comme s’il pouvait conjurer le sort. Mais cela n’empêchait pas son frère de dériver de plus en plus dans ses travers, ni les factures des créanciers de s’accumuler sur le meuble de l’entrée.

La mort de leur père les avait laissés dans une situation critique et leur mère peinait à payer les frais de scolarité. Les parts rachetés par Iwao Suzuki n’avaient servi qu’à rembourser la moitié des dettes.

Quelques jours plus tôt, la mort dans l’âme, elle avait dû se résigner à leur annoncer une nouvelle désagréable. Si ses deux enfants pourraient rester étudier au lycée Edgar Poe – sauf si Daniel n’améliorait pas ses notes – ils ne pourraient en revanche plus fréquenter le club de débat ou prendre des cours de piano, le tout étant devenu trop onéreux pour leur famille.

Isabel aurait dû hurler. Elle ne l’avait pas fait, se contentant de prendre sa mère dans ses bras, en silence. Daniel avait juré à voix basse sur l’injustice de sa vie, puis il était parti. Il n’était revenu que tard dans la nuit. Fini le club de débat. Terminés les cours de piano. Adieu les études supérieures à l’ENA qui ne prenait que les meilleurs de l’élite de leur lycée, et le conservatoire de Paris. Leurs rêves, définitivement envolés.

Mama avait pleuré, avachie sur le plan de travail, dans la cuisine mais elle ne pouvait rien faire pour recouvrer entièrement les dettes d’Arturo. C’était déjà suffisamment difficile de payer les traites de la maison. Elle l’avait maudit. Longtemps. En espagnol. Et abuela avait prié. Juste un peu, afin d’effrayer le mauvais œil déjà bien installé entre les murs de leur foyer.

Aujourd’hui, pour la dernière fois, Isabel Flores avait rivalisé avec Akira Suzuki. Elle l’avait presque prévenu avant d’entrer sur scène, de profiter de leurs derniers instants à saisir l’essence des mots, mais elle avait renoncé au dernier moment. Elle s’était dit que s’il savait, il ne serait plus le même, il n’aurait pas cette flamme qu’il avait chaque fois qu’il débattait avec elle. Et elle voulait un dernier duel, une dernière joute oratoire. L’apothéose alors qu’elle abandonnait, contrainte et forcée, aux portes de la victoire.



***

Parier sur l'avenir, c'est oser secouer le monde autour de soi.


Une semaine qu'Isabel Flores n'avait pas remis les pieds au lycée Edgar Poe. Le concours d'éloquence était dans trois jours et elle n'avait plus participé à aucun des débats du club. Pire, le professeur Armond, en charge du club et des entraînements en vue de la compétition, avait désigné Xavier Muller pour la remplacer au pied levé. Bien qu'il ait essayé de soutirer des informations, Akira n'avait rien obtenu. Armond soutenait que c'était personnel et qu'elle reviendrait "probablement bientôt".

« Tu t'inquiètes pour Flores ? s'enquit Florent lorsqu'il lui fit part de ses doutes. Franchement, mec, c'est tout bénef pour toi si elle ne revient pas pour le concours. En toute objectivité, Xavier n'est pas aussi bon qu'elle, tu gagnerais haut la main ! »

Florent avait raison, mais Akira ne pouvait s'empêcher de considérer autrement la situation. Quelque chose n'allait pas pour les Flores. Il avait même essayé de questionner Daniel à ce sujet, mais le frère d'Isabel s'était abstenu de lui répondre, l'ignorant ostensiblement. Non, quelque chose n'allait pas et Akira ne se contenterait pas d'une victoire comme celle-ci.

« Une victoire aussi facilement gagnée... n'en est pas une, Florent.
— Une victoire reste une victoire.
— Trois ans que nous débattons ensemble, qu'elle fait tout pour me vaincre. Trois ans qu'elle ne lâche rien et qu’elle ne cesse de dire que c’est son ticket pour l’ENA. Ce prix en est la clé, le bonus ultime sur un CV. Alors, pourquoi est-ce qu'elle abandonnerait aux portes de la victoire ? Ce n'est pas Flores, ça ne lui ressemble pas.
— Qu'est-ce que ça peut faire ? insista Florent, haussant les épaules. Ce qui importe, c'est que toi tu l'obtiennes, non ? »

Akira secoua la tête. Gagner ainsi n'avait plus de sens. Sans Isabel Flores, la victoire n'aurait aucun goût.

« Ce soir, j'irais lui demander des explications.
— Elle va te prendre pour un dingue, mon pote. Au moment où tu l'emportes sur elle, tu lui demandes presque de revenir...
— Isabel a du talent. Un vrai talent. Et si je dois la vaincre, je veux que ce soit à la loyale.
— D'accord, d'accord... Et t'es vraiment certain que c'est pas du tout parce que tu crushes sur elle, hein ? »

Mais Akira avait déjà disparu, laissant Florent planté au milieu du couloir, décontenancé. Une petite rousse à lunettes venait justement de refermer son casier et, sans vraiment le vouloir, avait entendu toute leur conversation.

« Tu sais pourquoi ton ami n'a jamais eu de copine, pas vrai ?
— Parce que je suis cent fois plus beau que lui ? retorqua Florent, sarcastique.
— Parce qu'il n'a jamais regardé personne d'autre qu'Isabel Flores, fit la jeune fille avec un sourire amusé. D'ici un mois, ils sortent ensemble.
— Combien tu paries ? »

De son index, la jeune fille remonta ses lunettes sur son nez. Puis, elle considéra Florent de ses grands yeux noisette bordés de cils clairs.

« deux-cents euros.
— Tu rigoles pas… Tous les coups sont permis pour l'empêcher ?
— Ou pour que ça se réalise, oui, répliqua l'adolescente, un sourire en coin.

Florent éclata de rire, séduit par la détermination joueuse de sa camarade. Elle n’était pas dans leur classe, et il ne l’avait jamais vu. Pourtant, à présent, il lui serait difficile de l’ignorer.

« Parfait. Tu t'appelles ?
— Alex. Alex Saint-Vincent.
— On va bien s'entendre, Alex. »

Cela promettait d'être distrayant, songea Florent alors que la jeune fille lui adressait un dernier sourire avant de disparaître dans la foule des élèves.

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