J’essaie parfois de comprendre la nuit et de retracer les événements qui m’ont ramenée à l’aube, mais les souvenirs que j’évoque me semblent non pas troubles, mais presque artificiels. Les mécanismes de ma pensée étaient alors si différents qu’ils me semblent inconnus, et je ne peux exprimer la nuit qu’en terme d’absences et de vides, si profonds qu’ils en devenaient imperceptibles. Si profonds que la vie elle-même, pas à pas, s’effaçait, et qu’il ne demeurait derrière elle qu’une suite de jours ; d’éveils et de sommeils indistincts.
Je m’étais lentement vidée de toute pensée, de toute sensation, de toute réaction, pour n’être plus qu’une enveloppe qui suivait les mouvements du temps qui passe. Je saisissais toujours, je comprenais, j’exécutais même sans problème, mais les choses passaient à travers moi sans éveiller ni marquer, sans parfois laisser le moindre souvenir. Et, quand je pensais aux années écoulées, je me rendais compte que je n’en faisais pas partie. L’image banale de l’automatique qui répète mécaniquement les gestes d’une société entière a quelque chose de vrai. On exécute sans y penser les attentes informulées d’une vie que l’on vit sans être. : on sait ce qu’il faut faire et on le fait, on sait ce qu’il faut répondre et on le dit. On sait qu’il faut sourire, on sent s’étirer ses lèvres.
Rien ne m’a marqué durant la nuit polaire de ma vie, et je n’ai moi-même laissé aucune empreinte sur un monde qui ne me paraissait plus ni froid, ni figé, mais simplement invraisemblable, et presque inexistant. Année après année, cette réalisation me traversait comme les autres, sans que j’aie en moi la force d’y trouver une angoisse, une honte ou un frisson. Année après année, je m’effaçais.
J’assimilais le temps à une attente, et je sais maintenant que cette époque ne sera vraiment passée que quand cette manière de voir les choses aura si bien disparu de moi qu’elle me semblera étrange et difficilement explicable.
Mais il y a dans l’homme quelque chose de changeant, ou du moins quelque chose d’ouvert au changement, quelque chose qui accepte qu’on puisse soudain distinguer avec évidence ce qui jusque là n’était qu’une accumulation de poussières invisibles.
J’avais désormais en moi une présence, une présence qui ressemblait presque à un espoir, et qui donnait un nom aux vides qui m’habitaient. Une présence qui doucement remplaçait des angoisses que je n’avais jamais eues. Des angoisses que je n’avais peut-être plutôt jamais reconnues – que j’avais été trop atone pour ressentir – et dont je ne pouvais maintenant reconnaître le joug que parce qu’elles faiblissaient.
Cette présence était peut-être une attente : plus qu’un soupçon et moins qu’un espoir, elle me semblait changeante et indéfinie. Je ne savais pas ce qu’elle était, je ne savais pas ce qu’elle signifiait. Je n’aurais pas même pu dire si elle venait vraiment de moi. Elle me semblait parfois n’être rien d’autre qu’une inquiétude difficile à définir. Peut-être était-ce l’impatience que réveillent dans la nature les premiers frémissements du printemps, quand un vent doux souffle légèrement plus chaud que l’air.
Quelque chose d’imperceptible, d’intime, et de nouveau se sentait prêt.
Quelque chose qui voulait prier sans connaître de dieu à qui s’adresser, quelque chose qui voulait pleurer de joie, d’ébahissement ou de douleur. Chaque sanglot que je réprimais me semblait être une louange ou une litanie, une oraison sans supplique. Je ne savais pas ce qui m’arrivait, ni où j’allais, je n’avais pas de plans, mais j’avais en moi cette énergie nouvelle qui cherchait à comprendre, qui voulait construire, courir, conquérir.
Et pourtant, j’avais régulièrement l’impression d’être face à un vide, et de passer en un instant du vertige des possibles au gouffre des absences qui demeuraient en moi.
Je me sentais toujours incapable d’envies, de désirs et de rêves, et l’élan qui me prenait semblait paraître autour de moi et m’emporter plus que venir de moi. Ce qui naissait, je ne pouvais donc l’appeler qu’une ambition nouvelle, définie par des critères froids et objectifs, guidée par le calcul et la certitude. Jamais plus je ne connaîtrais la chaleur ronde et confortable de l’espérance. Il me semblait évident ma vie ne serait plus faite que de ces ambitions, constructions artificielles qu’un adulte fait sans instinct ni passion, mais c’était déjà trop pour mes émotions frigides.
Je ne savais que faire de cette énergie qui ressemblait tant à de l’enthousiasme, moi qui n’étais plus capable que de choix et de sélections. Je m’élançais en de longues marches à travers la campagne un jour, pour rester immobile le lendemain, presque tétanisée, et j’observais sans un mouvement les vibrations de ce feu en moi.
J’avais cru jusqu’alors que seuls les rêves pouvaient générer la force qui nous ancre dans le monde et fait mouvoir nos vies, mais je découvrais maintenant une force nouvelle, une force paisible sans créativité, qui n’ancrait et ne mouvait que ma propre respiration. J’appris bientôt que chaque expiration peut bouleverser le monde et constituer une vie en soi.
C’était le rythme doux et impérieux de ces expirations qui me guidait dans mes meilleurs moments. Elles gonflaient en moi, et emportaient avec elles un torrent confus, me laissant pleine, c’est-à-dire faite d’un vide harmonieux. Elles devenaient la vibration imperceptible que je percevais du monde. Parfois, il me semblait qu’elles émanaient peut-être de moi, d’un sourire si profond que mon visage n’arrivait à l’exprimer, et qui grandissait donc dans mon ventre et ma gorge.
Mais le plus souvent, je me laissais submerger par ces sensations inconnues. J’étais traversée par des pensées que j’étais incapable de concentrer en idées. L’énergie qui m’habitait devenait frénétique, et je cherchais furieusement un projet, auquel m’accrocher, de crainte de perdre ou de gaspiller cette vie nouvelle. Une panique désespérée me lançait tantôt dans l’apprentissage d’une langue qui ne m’avait jamais intéressée, tantôt dans la lecture de livres dont les pages m’évoquaient plus un devoir qu’un plaisir. Je m’engageais un jour dans des causes dont je ne me souciais le lendemain que par honte de mon inactivité.
Ces épisodes réguliers m’emportaient avec violence et me laissaient échouée, épuisée, sur des rivages toujours inconnus. Je confondais calme et engourdissement, paix et indolence, douceur et langueur, sans pour autant mettre de mots sur ces idées qu’un courant trop rapide emportait avant que j’aie pu les discerner.
Quiétude et tumulte m’avaient longtemps été inconnus, je ne savais que faire de l’une comme de l’autre, et j’ignorais comment les familiariser. Avec qui aurais-je pu parler ? A qui aurais-je pu demander : « Comment vit-on ? Comment s’accorde-t-on de son temps ? Comment sait-on que faire ? » Je me savais seule, sans me sentir isolée. Je contemplais sans m’en soucier le trouble qui me prenait entre deux instants d’une sérénité sans nom.
Il suffisait parfois du chant d’un oiseau, ou d’un rayon de soleil, d’une bourrasque fraiche par une journée chaude pour me tirer de l’excitation la plus intense et me plonger dans une émotion ronde, d’abord extatique, presqu’amoureuse, qui devenait très vite douce et apaisée.
Je ne comprenais pas non plus ce qui m’entraînait dans les flots tumultueux de ma quête de sens. Un silence que j’avais savouré, devenait brusquement angoissant, et il suffisait qu’un mot me vienne à l’esprit pour qu’une nuit trop courte se transforme en angoisse sans fin. C’étaient souvent les plaisirs dont j’avais le plus agréablement profité qui éveillaient ma fébrilité.
Mais le temps passe et l’on se fait à tout. J’appris doucement quelles pensées me tourmentaient, quelles craintes m’habitaient. J’appris à me satisfaire plus longtemps, non seulement d’un sentiment de plénitude, mais aussi des petites choses qui traversent la vie sans la remplir. J’apprends encore aujourd’hui que ce n’est pas de la résignation, pas même de la patience, que de se contenter d’être. Je cherche encore les mots qui formuleront cet état, ce fait de vivre sans beauté ni grandeur. Les termes qui, s’ils existaient, justifieraient tout. C’est impossible, bien sûr, et je réalise bien que je dois simplement cultiver en moi cette énergie qui a apporté avec elle un jour nouveau, mais c’est un savoir théorique, abstrait, dont je ne me suis pas imprégnée.
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Notes :
Déconseillé aux moins de 12 à cause de la thématique de la dépression, explorée de manière relativement détaillée dans la première histoire.
Note de fin de chapitre:
J'essaie de renouer avec l'écriture avec ce petit texte. J'espère qu'il vous aura plu. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez :)
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