"C'est qui, lui ?
- C'est le concierge.
- Qu'est-ce qu'il fait ?
- Ça se voit, non ?
- Je ne suis pas stupide, je vois bien qu'il descend les poubelles. Mais pourquoi aujourd'hui ?
- Bonne question.
- Gérard, tu te rends bien compte que ça ne va pas du tout, là.
- Pourquoi ?"
J'essaie de paraître innocent (Gérard n'est qu'un nom de code, en réalité je m'appelle Vincent). Je réponds donc de la façon la plus naïve et patiente possible à chacune des questions de Jean-Paul (alias de Thibaut).
Il faut dire que je n'ai pensé que ce matin à l'éventualité d'un décalage du jour de ramassage des déchets, à cause du jour férié d'hier. Pour quelqu'un qui avait un rôle d'éclaireur, on ne peut pas dire que j'avais la lumière à tous les étages lorsque j'ai validé la date du cambriolage (en vérité, j'avais juste tenté un coup de bluff : "tous les Parisiens vont faire le pont ce weekend").
"Bon. Il va finir bientôt, je tente."
Comme Jean-Paul ne me répond pas, je sors de la camionnette avec mon air le plus débonnaire possible. La météo n'est plus si fiable, probabilité de soleil 3/5 hier, aujourd'hui il fait finalement gris et j'ai des lunettes noires, misère. Je mets mes mains dans mes poches pour me donner une contenance.
"Hé Gérard, avant d'avoir l'Oscar du meilleur acteur, est-ce que tu veux bien fermer la porte côté passager ?"
Flûte.
Je la claque si fort qu'il y a une feuille posée sur le tableau de bord qui vole. Je vois Jean-Paul gesticuler, je ne comprends rien à ce qu'il veut. Finalement, il descend la vitre et je l'entends crier.
"Et le talkie-walkie, c'est pour décorer le van ?
- Parle moins fort ! aboie Jacqueline (alias de Léa), du font de la camionnette."
En vérité, il y a une petite mamie, qui passe avec un teckel assez mignon parce qu'il a vraiment le ventre caractéristique des teckels, qui nous entend. Je sens au pincement de ses lèvres que nous ne sommes pour elle que des jeunes, et donc, à ce titre, des potentiels délinquants. Le chien agite sa queue et sautille. Tout va bien.
Une fois correctement équipé, je traverse enfin la rue, je compose le code d'accès et je rentre dans la courette de l'immeuble. Arrivé devant la porte du hall, je regarde prudemment à travers la vitre et sur le miroir mural : personne en vue.
Je pianote sur l'interphone le nom de l'appartement que Jacqueline loue pour nous couvrir... Elle est dans le van, ce qui explique que ça sonne dans le vide. Il faut dire qu'elle est sortie de là sans sa clef hier soir et qu'elle a été obligée de dormir dans notre planque, car le serrurier a fermé boutique pour le jour férié.
"Tu es prêt ?
- Non mais allons-y quand même."
Je tente l'intégralité des numéros du premier bâtiment. "Tous les Parisiens font le pont", manifestement. Alors que je m'apprête à commencer le second, je vois une petite fille débouler en face de moi. Elle a des couettes et un sac d'école bleu ciel qui figure des pommes, des oranges et des fraises.
"Bonjour, je fais quand elle ouvre la porte.
- Bonjour Monsieur, dit-elle d'une voix fluette."
Je m'apprête à tenir la porte, la laisser passer et pénétrer moi-même dans l'immeuble, mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Elle campe sur la barre de seuil et me fixe d'un drôle d'air.
"Maman dit de ne pas laisser entrer les inconnus.
- Je viens... euh... vendre des box internet.
- Vous avez d'autant plus tort que c'est écrit ici "interdit aux démarcheurs de toute sorte".
- Je ne suis pas un démarcheur."
Elle fait une moue qui veut dire "si, un peu".
"Attendez, je vais appeler Maman et vous discuterez avec elle."
Elle me claque la porte au nez.
Je panique, je compose tous les numéros du deuxième immeuble. Miracle, le dernier répond. Mais pas de la façon habituelle.
"Bonjour, si vous êtes celui que ma fille a vu en bas, je vous demande de partie tout de suite."
Elle raccroche immédiatement. Puis, quelques fractions de secondes plus tard, je vois à nouveau la petite débarquer, suivie d'une femme qui a l'air énervé. Alors je me rappelle…
Appartement B12.
Appartement B12 !
"Ils ne sont pas sur le pont car la petite est en galère d'école, je m'écrie, mais... c'est le bon !
- Gérard, c'est quoi le plan ? s'égosille la voix de Jacqueline dans le talkie-walkie.
- Rends-moi ça ! Tu serais capable de le perdre aussi ! renchérit Jean-Paul."
Je les entends se disputer. Au même moment, la femme ouvre la porte. Je bondis, je la pousse, je passe, je cours, je cours, au premier étage du bâtiment B, vite, vite. Bingo ! La porte est ouverte, je fonce, et je la claque derrière moi.
J'entends crier dans le couloir de l'immeuble "au voleur !" mais je m'en moque, je cours partout, je récupère l'ordinateur, deux téléphones portables, une carte bancaire et un RIB. Je jette tout ça par la fenêtre qui donne sur la rue.
"Gérard, espèce d'ornithorynque mal fini, sors de ce bourbier !"
Jacqueline a un langage fleuri adapté à la situation. En-dessous il n'y a pas le trottoir, mais le jardinet de l'appartement du rez-de-chaussée, où s'ébroue tranquillement un teckel au ventre rond et long, qui regarde placidement les affaires que j’ai balancées dans l’herbe.
Oh misère.