C’est moi qu’elle désigne, je déglutis tellement fort que ça me fait mal à la gorge. Cora se redresse et s’en retourne au livre, Vita essuie ses joues du revers de sa main et me sourit.
« C’est pour tes yeux. » déclare Od en vêtant le même sourire doux que Vita.
Elle déploie alors un étrange appareil de fer qui comporte des loupes et autres bizarreries, je dois mettre mon menton sur une sorte d’anse, le front collé à une autre bande d’un métal froid. Je sens les doigts de Vita qui entourent les miens.
« Bon, tu vas me dire si c’est mieux ou moins bien. »
S’ensuit un jeu de loupes qui grossissent ou éloignent, floutent ou rendent nette une petite maison rouge dans un paysage vert semblable à celui que j’ai découvert en arrivant ici. À la fin de cet étrange test, la drôle de personne dodeline de la tête en regardant dans une vieille mallette ouverte sur ses genoux.
« Voilà, vas essayer de lire. Tu me les rends après. »
Od me tend un drole d’objet, des tiges de métal qui tiennent deux loupes. Vita s’en empare avant que je le fasse et me place l’appareil sur le haut de mon nez, chaque tige extérieure coincées derrière mes oreilles. Mais elles glissent un peu. Je mets mon index sur la petite tige à hauteur de l’arrête de mon nez pour les retenir et c’est vrai que le monde me parait plus net. En me réinstallant par terre à côté de Cora qui m’entoure de son bras pour tenir le livre devant nous, je m’aperçois que les lettres si régulières sont en effet bien nettes et plus si petites qu’elles m’étaient d’abord apparues. Je ne savais pas que j’avais un problème de vue. Non, plus exactement, je n’aurais jamais pensé qu’il était possible d’avoir un problème de vue.
« Tu comprends, toi ? »
Je demande à Cora qui fait non de la tête.
« C’était le monde avant, nous répond Vita comme si elle récitait une leçon. Le plastique était nocif et néfaste. La trop grande production de ça et d’autres choses a déréglé le climat, les eaux sont montées … »
Puis elle se lève, hésitante, et revient un gros volume. Les deux vielles étudient ses mouvements avec grande attention, elles semblent accorder une grande considération à ses mots aussi. Comme si Vita passait elle-même un test en nous initiant à quelque chose.
L'exemplaire s'intitule Naxos. Il est rempli d'images. Des images si réalistes qu'on dirait qu'elles vont sauter hors de la page. Ou plutôt que le paysage a été directement posé à l'intérieur du livre. Et je reconnais les murs blancs éclatant comme ceux de ma ville. Pendant un instant je crois même reconnaître la Grande Place. Je remarque que Cora ne lit plus, elle fait défiler les pages rapidement sous la pulpe de son pouce : on ne peut pas faire ça avec les feuilles grossières et pas aussi bien assemblées des Encyclopédies. Je regarde les pages qu’elle fait défiler, je ne lis pas non plus. Je suis happée par les images.
« L’eau était bleue… dit Cora comme si elle continuait sa pensée à voix haute. C’est ça que tu as dit hier soir quand Aithi parlait, l’eau était bleue. Le ciel était bleu, aussi. Naxos, c’était chez nous, avant. »
Elle se lève d’un bond et découvre une fenêtre sur laquelle pendait une lourde tenture sombre. Personne n’a fait un mouvement pour l’en empêcher.
« C’est… »
Et il y a un pré où paissent les chevaux, tout fleuri des fleurs du printemps, et les brises respirent le miel… »
Je ne comprends pas la litanie que vient de réciter Moron, et Vita tente de répondre à mes interrogations silencieusement exprimées par mon regard, elle s’empêtre :
« C’était le monde au commencement, nous répond Vita. L’eau était fraîche et consommable telle quelle. Elle était transparente ou bleue quand elle reflétait le ciel qui était bleu. Il est d’ailleurs sans doute toujours bleu derrière les nuages opaques. Les prés étaient des espaces verts semblables à ce que vous avez vu en arrivant. Il y avait des fleurs, c’est un peu comme les plantes que cultives les triades de botanistes. Les pommiers c’étaient des arbres qui donnaient des fruits. Je vous montrerai… Le miel ça se cultivait avec des animaux, les chevaux c’étaient aussi des animaux. Ça vivait sur la terre avec nous. Je vous montrerai aussi… »
Cora, pointant quelque chose du doigt, demande :
« C’est ça, un chevaux ?
- Non, ça c’est une chèvre. Mais ça y ressemblait à peu près. C’était plus… gros, je crois. »
Je rejoins Cora à la fenêtre. Derrière la vitre, un truc à quatre jambes mastique de l’herbe, je crois qu’une discussion reprend mais elle me parait loin, tous mes sens sont dédiés à cet… Animal.
« Donc c’est une prison des temps anciens, c’est ça ? » s’énerve Cora.
Moron me fait signe de rendre ce que je porte sur le nez, je les enlève doucement comme la chose la plus précieuse que je n’ai jamais eu et je les tends à Od ; pendant ce temps, Moron répond à Cora en prenant garde à chaque mot formulé pas sa langue :
« Je ne peux pas te contredire… Nous… Choisissons nos élues sur les îles blanches : elles ont ainsi la chance de comprendre ce que le monde était avant et de pouvoir encore y vivre en élevant des chèvres, par exemple, en cultivant des légumes ou coupant du bois, selon les saisons. Elles ont la liberté de lire et de raconter des histoires – car il existe autre chose que l’Encyclopédie comme vous avez pu le constater. Elles ont aussi la liberté de devenir mère… »
Au fil de ses paroles, un frisson glacé s’était agrippé à mon dos, comme si ce qu’elle disait relevé d’une vérité qui, je le sens bien, m’est interdite.
« C’est-à-dire d’avoir des enfants, de les élever... Parce qu’il y a aussi des hommes ici… »
Elle désigne d’un geste vague Od qui s’en va, il ne se retourne pas et sa silhouette se fait happée par la lumière du jour qui jure avec l’obscurité de la basse bâtisse. Elle soupire profondément comme si cette conversation lui était pénible et, d’un coup, elle s’emporte :
« Oh ! Vous en savez si peu ! Vous avez tout à apprendre ! On ne vous dit rien sur votre île que vous rafistolez sans cesse au rythme de son écroulement ! Mais vous n’étiez pas si malheureuse ! Et Vita qui vous ramène ! Quelle inconscience ! Que va-t-on faire avec ces quatre bras en plus ? Ces deux bouches à nourrir ? Non ! »
Je découvre le monde par les paroles de Moron et, de toute évidence, le monde ne veut pas de moi. Je m’inquiète désormais de notre sort, à Cora et moi, je m’inquiète même pour celui de Vita : allait-elle être punie ?
Mais Moron s’est reprise dans un nouveau soupire :
« Eh bien, Vita… Va faire découvrir le monde à tes compagnes. Mais toutes les trois… S’il vous plait, soyez discrètes. »
Et dans son regard je comprends que c’est plus un avertissement qu’une demande.
*
**
Vita semble ravie, l’ombre silencieuse qui nous faisait faux bons des semaines durant a disparu. Elle nous désigne chaque chose qu’on croise avec un air béat, et je ne sais pas pour Cora, mais moi, je ne retiens rien. Je les suis mais mes pensées sont restées dans la maison toute sombre, accrochées à Moron, plus à son regard qu’à ses mots. Et je me rends compte que j’ai peur. D’un coup j’en veux à Vita, elle est devant moi, elle discute avec Cora. Peut-être qu’à elle, ça lui va, mais moi, je ne comptais pas être déracinée comme ça, je m’en fous de savoir qu’autre chose existe : je n’en avais pas besoin pour être heureuse. Je me fiche de savoir que les océans ont avalé le monde à cause des humains, je me fous complètement de savoir que l’eau est verte parce que nos ancêtres ont fait infuser toutes les merdes du monde dans ce qu’on appelait les fonds marins et qui n’existent plus depuis longtemps, je m’en carre absolument de savoir que le plastique si précieux aujourd’hui a mené à la perte du monde d’avant. Le monde d’avant, je m’en fous !!! Nous étions bien toutes les trois, dans notre intime dortoir, nous étions bien sur notre radeau débile, à rire, à soigneusement ramasser les algues, le plastique, les métaux qui s’accumulent aux fondations de notre île – d’ailleurs, ça ne m’intéresse pas de savoir à quoi ressemblait les fondations ! –, nous étions utiles à la communauté, nous étions des membres du rodage, c’était un honneur que de nettoyer nos rues blanches, nous avions nos journées douces et calibrées en partie grâce aux conférences…
« Dis Vita, c’est quoi un homme ? »
La question de Cora me sort de ma colère. Même si elle semble beaucoup plus intéressée que moi par la situation, même si j’ai envie de rentrer sur MON île et de les planter là, une autre part de moi veut rester avec elles alors j’écoute la réponse.
« C’est comme Od. » répond notre guide mais je vois bien dans les yeux de Cora que cette réponse n’appelle que le vide.
« Ils viennent d’une autre île.
- Ah. » fait Cora pour faire semblant d’avoir compris.
« Et en fait, ici, les femmes (nous) et les hommes forment des duos, et c’est comme ça qu’on a des enfants qu’on élève.
- Et ça fait quoi les enfants ?
- Rien, ça grandit. Comme nous quand on était chez les Conférencières.
- C’est loin… Et après, ça fait quoi ?
- Bah, un peu comme nous… Ça travaille dans les champs, ça trait les chèvres…
- Les enfants, c’est des hommes ou des femmes.
- Ça dépend.
- Et du coup, nous, on reste là ?
- Je crois bien que oui. »
Et en écoutant leur discussion, c’est la mélancolie qui m’emporte. Durant les heures consacrées à cette balade, je les suis. Vita touche les herbes hautes, Cora se roule dedans. Elles discutent, Cora pose des questions, elles rient : contentes de se retrouver l’une et l’autres. Elles tentent de m’inclure, me demandent si ça va. Je dis oui, je hoche la tête, mais mon cœur – pour la première fois de ma vie – n’est pas avec elles. Il est resté là-bas, sur l’île blanche qui me manque déjà.
Avant le soir, nous rentrons dans ce qu’elle nomme village. Tout le monde est autour d’une grande table et mange l’abondance présente sur les grandes planches de bois mises bout à bout. Moron semblait guetter notre retour, elle est entourée de vieilles femmes et de vieilles hommes. Quand elle nous aperçoit elle se dirige vers nous d’un pas sûr et nous intime de nous séparer, de ne pas manger côte à côte. Vita va rejoindre des duos qu’elle semble connaître, Cora s’installe de l’autre côté de ces duos, de manière à les encadrer. Comme ça, elle peut suivre et participer à la même conversation que Vita. Tout le monde à l’air ravi de voir de nouvelles têtes. Moi, je me suis pelotonnée sur une chaise, à côté de Od : cet homme – quel drôle de concept quand on y pense, moi qui ai toujours pensé qu’il n’y avait que « nous » ! - qui a été si gentil avec moi et qui m’a donné les loupes pour les yeux. Malgré le drôle d’effet que cela me fait, c’est un de mes points de référence dans ce monde nouveau et qui me parait hostile tant il est nouveau.
Le repas n’en finit pas et même si je n’ai rien mangé de la journée, je me sens écœurée. Je sens les regards de Vita et Cora sur moi, elles cherchent mon regard à moi, mais je n’ai pas le cœur à les voir. Je me sens seule et déboussolée. Je me concentre sur Moron comme si elle était la clé de toutes les portes. Elle est debout, avec les mêmes hommes et femmes vieilles, elles semblent discuter mais elles ont un air grave comme si elles tenaient conseil.
Od essaie de me parler, il m’explique – justement – que pour les hommes on dit « il » et pas « elle », on dit « un » et pas « une » mais ça me perturbe, je hoche la tête. Je ne sais pas quoi faire d’autre. Mais je n’en prends pas note, quelque part au fond de moi, je sais que ma décision est prise : je n’aurais pas à m’en souvenir.
Quand tout le monde se disperse, elles viennent vers moi, on va sous un arbre à portée des regards de Moron qui nous surveille. Et là, enfin, je pleure et je leur dis que je veux rentrer. Je ne veux pas de cette vie, je veux qu’elles rentrent avec moi, je veux… je veux… je veux… Qu’on me rende ma vie à moi. Je pleure sans fin et elles ne peuvent pas me prendre dans leurs bras car ici c’est des duos, un homme et une femme. D’ailleurs, rien que cette idée me dégoute profondément.
Elles disent qu’elles vont me laisser partir, qu’elles me ramèneront à la trappe, discrètement, dans la nuit. De mon côté, je promets de ne rien dire, de tout oublier.
*
**
Après une longue marche pas évidente parce que Vita nous a fait passer loin des chemins tracés par les pas habituels, alors que nous avions presque atteint la trappe Cora souffla :
« Chut ! Il y a quelqu’un »
Nous nous sommes tapies toutes les trois dans un buisson qui nous égratigne les joues. Par-delà les branchages nous reconnaissons deux des vieilles personnes qui tenaient conciliabule avec Moron pendant le repas. Il y a deux petites filles avec elles, qui ont visiblement sommeil mais s’occupent avec ce qu’on appelle une poupée. Soudain, on toque à la trappe
Les deux vieilles ouvrent et aident quelqu’un à en sortir. Il fait noir, mais à leurs toques et à leurs voix nous reconnaissons deux Conférencières. La première chose qu’elles disent sont des reproches – ce qui ne nous étonne pas.
« Vous avez mal choisie Vita, elle vous a fichu ses compagnes sur les bras. Vous allez devoir vous en débrouiller, c’est pas les plus facile.
- Elles seront bien obligée de se plier à nos règles.
- En tout cas, bon courage… Sans être élue et sans le choisir, s’adapter à cette vie n’est pas facile pour tout le monde.
- Allez, donnez-moi ça, on échange. »
Mais elles n’ont pas le temps de faire descendre les petites filles que sortent à la hâte deux hommes. Ils semblent jeunes malgré leurs voix grave – ils ont à peu près notre âge. Ils se présentent avec respect et expliquent :
« On nous a dit que c’était notre heure ! On est si heureux d’être des élus ! »
Et alors que le visage de Vita s’inonde de larmes qu’elle tente de garder silencieuses : nous comprenons. Les paroles de Moron nous reviennent en tête, et dans cette île idyllique : nous sommes prisonnières. Condamnées au duo avec un homme, à offrir de potentiels enfants aux Conférencières et aux hommes d’une autre île encore s’il faut équilibrer le compte d’habitants de l’île verte. Un nombre pile, seul connu des anciennes, qui permet de vivre un fantasme d’abondance des anciens temps, avant la chute du monde, l’apparition du plastique et la montée des eaux ; en se débarrassant du surplus d’enfant et en choisissant des élues qui rêvent de l’avant.
Mais ce n’est pas mon cas.
Je ne pense pas que c’est celui de Cora.
Et je crois que Vita, qui s’est roulée en boule et cache son visage dans la terre, n’était pas encore au courant de toutes les implications de ce monde idyllique quand elle nous a amener ici pour l’habiter avec elle.