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Notes :
Fiction rédigée dans le cadre du challenge "GIEC, au rapport !" de PititeCitrouille !
Notes d'auteur :
Premier chapitre, l'unique terminé, j'ai peur de ne pas avoir le temps pour le reste dans le temps imparti ! Sorry !
L’eau, verte, partout autour de l’île-ville, blanche. Le monde est fait de vert et de blanc. Le ciel est aveuglant, toujours prêt à faire éclater l’orage, à tordre les marées ; il se tient proche de nous, lourd et grisonnant, comme une vieille grincheuse prête à nous tomber dessus.

Cora est debout sur son radeau de plastique et de métal, avec un râteau placé au bout d’une longue tige, elle retire les détritus qui se collent aux fondations de notre île. Quant à moi, je surveille le câble qui lie le radeau pour qu’il ne dérive pas, prête à tourner la manivelle si je dois la rapatrier sur terre. D’habitude, nous sommes trois : deux qui ramassent et une qui surveille l’heure et le câble. Mais Vita n’est pas là : elle est de moins en moins là. Elle manque à notre petit groupe qui, sans elle, devient un simple duo.
« La pêche est bonne ? » s’enquière la contremaîtresse quand sa ronde l’amène à notre niveau. Nous confirmons, nous n’osons pas nous plaindre de l’absence de Vita.

« Pêche : fait de pêcher.
Pêcher : ramasser les détritus présents dans l’eau. »


*
**


Lorsque nous retrouvons notre dortoir après notre mission de pêche, Vita est toujours absente. Notre bâtiment, comme tous les autres, est une tour d’escaliers où les étages-dortoirs s’enchainent jusqu’au toit surmonté d’un sol cultivable. Le dernier étage est une pièce commune. Un rapide coup d’œil par la fenêtre nous suffit pour apercevoir le cadran solaire sur la Grande Blanche : la place principale de l’île où nous nous réunissons pour les régulières réunions des habitantes. Le cadran nous apprend que nous avons le temps de nous préparer avant la conférence du jour. Nous filtrons l’eau puis la faisons bouillir, impatientes de ne plus sentir la marée : mélange de soufre, d’ammoniac et de tout ce qui peut être en décomposition sous cette épaisse chappe verte, opaque, malodorante et presque solide qu’est la mer . Plus le moment de la conférence approche, plus nous nous demandons si nous verrons Vita là-bas.

« La Grande Blanche : place centrale qui accueille notamment les principaux bâtiments et édifices de l’île, elle forme le carrefour des axes de communication dans la cité. C'est à cet endroit que s'exprime la vie sociale de la ville. »

*
**


La conférence est assommante, une répétition d’évidences. Depuis qu’on est enfant, on nous explique et réexplique le fonctionnement de notre monde. Nous le connaissons par cœur, et le but, selon les Conférencières, c’est de ne pas en oublier les règles. De ne jamais se laisser surprendre par une seule d’entre elles. On nous rappelle la rareté et la préciosité du plastique qui nous aide à construire tant de choses, et qui, comme le reste, est un matériau qui s’épuise et s’amenuise au fur et à mesure que le temps passe. Finalement, Vita nous a rejoint et elle trépigne sur sa chaise, comme si elle avait une cystite ou comme si elle avait trempé ses fesses dans la mer dont l’acidité grignote la chair. C’est tout de même fou que des humains, à 65 % constitués d’eau puissent mourir en s’immergeant dans une eau non traitée – alors ne parlons même pas de la boire ! La conférence s’étire à l’infini. Elle se concentre sur des lieux communs, des choses que nous maîtrisons mais sans lesquelles nous ne survivrions pas : la réutilisation du plastique, le sauvetage du plastique pêché, son obsolescence, etc.

« Le plastique peut être trouvé durant une mission de pêche, cependant, sa qualité est souvent grandement détériorée par l’acidité de l’eau .
Utilisations du plastique : emballage, transport, réparation et construction (contenants, outils, radeaux, chaises, sandales…) »


Quand nous sortons – enfin ! – de la conférence, c’est Cora qui attrape Vita et cette dernière n’oppose pas de résistance. Cora l’engueule sans faire allusion à son changement de comportement. Ses reproches ne s’intéressent pas à sa récente et nouvelle attitude : les haussements d’épaules, le fait qu’elle soit tout le temps ailleurs ; elle ne l’interroge même pas sur son amaigrissement, sur son désintérêt aussi soudain que total du sexe… Moi, je lui aurais demandé ce qui n’allait pas, discrètement, dans l’intimité de notre chambre qu’elle fréquente de moins en moins. C’est vrai qu’on a pris le parti, avec Cora, de ne pas répondre par des questions à ses « nons » répétés, de ne pas l’étouffer au cas où ses nombreux départs soudains étaient la manifestation d’un besoin de solitude. On aurait pu régler ça en douceur, on aurait pu mieux communiquer. Moi, je pense que Vita ne va pas bien, qu’elle est peut-être malade. Cora pense qu’elle a trouvé un autre groupe d’ouvrières, qu’elle est tombée amoureuse de quelqu’unes d’autres ; et ça la met hors d’elle car ça la blesse et qu’elle ne veut pas le montrer.
Là, Cora l’engueule seulement au sujet du boulot : la pêche ça prend du temps et c’est plus facile à trois, le traitement de l’eau, pareil, tout comme le nettoyage des rues de la ville et la maintenance de ses bâtiments. Vita ne cille pas face aux reproches de Cora, ses lèvres sont pâles, livides comme son teint l’est devenu, s’intégrant dans le blanc de la ville. Vita regarde ses pieds, les alentours. Sur la Grande Blanche certaines personnes nous jettent des coups d’œil interrogateurs. Tout le monde se connait plus ou moins ici : on est qu’une toute petite île de l’archipel. Les éclats de voix peuvent rapidement amener leur lot de ragots : une triade qui se sépare, c’est toujours un mini-événement dont les on-dit sont partagés autour d’une boisson ou d’un repas préparé par les Cuistos. C’est humain. C’est ainsi que fonctionne une communauté : par le biais des commérages.
Pourtant, c’est tout à fait autre chose que provoque cet éclat public.

« Les cuistots : nourrissent la ville grâce aux cultivations des triades de botanistes.
Les triades de botanistes : cultivent les toits des résidences et transforment les récoltes en médicaments ou denrées alimentaires. »

*
**


Nous avons terminé nos plats composés d’ail et de blettes depuis un moment quand Aithi arrive en s’exclamant :
« J’ai une nouvelle ! »
Les deux autres membres de sa triade ont le sourire aux lèvres : de toute évidence, elles l’ont déjà entendue et l’ont trouvée bien bonne. De toute façon, Aithi est toujours soutenue par ses collègues et amantes. Plus généralement, tout le monde apprécie Aithi. Et ça m’agace, surtout que moi aussi, je l’aime bien. Sa popularité tient au fait qu’elle aime raconter tout un tas de choses qui sortent de sa tête. Elle nous les déverse dessus comme de l’eau traitée. Il faut dire que le réfectoire prend un autre air, un air beaucoup plus intéressant et agréable, les soirs où Aithi est d’humeur à parler. Elle nous amuse et elle fait ça bien : attendant la pénombre pour que les lanternes offrent à ses paroles des formes mystérieuses et bienvenues.
Quelque soit l’avancée des triades dans leur premier cycle de vie, tout le monde aime ces moments, surtout celles qui sont les plus frêles. Celles qui viennent d’entamer leur premier cycle, récemment sorties des jupes des Conférencières – qui s’occupent de nous jusqu’à ce qu’on soit en âge de travailler. Mais ces instants sont tout autant chéris par celles qui vont bientôt devenir cuistots, contremaîtresses ou botanistes. C’est vrai que le fatal choix de l’orientation est généralement un moment charnière pour les triades du premier cycle qui se décomposent pour en former des nouveaux au second cycle.

Ce soir-là, presque toutes les triades s’installent en demi-cercle autour d’Aithi, rare sont celles qui ont choisies de rejoindre leur dortoir. Aithi commence :
« Le ciel blanc faisait planer sa lumière crue sur le monde, cette lumière particulière qui fait mal aux yeux. »
Souvent, les dires d’Aithi ont pour thème le ciel qui déchaîne ses tempêtes : la peur que nous ressentons quand le vent souffle à arracher les jardins et que la pluie se mêlent à tout, alors l’eau verte monte et grignote les fondements des bâtiments et le sol de pierres blanches. Ça a toujours beaucoup d’effet dans la petite assemblée que nous formons parce que nous redoutons toutes l’orage. D’autres fois, Aithi, se nourrit de commérages ou les ajoute à la catastrophe qu’elle relate, mais la plupart du temps, elle se sert des tempêtes pour parler d’amour et de la perte des êtres aimés.
« L’eau verte recouvrait le monde…
- Bleue ! siffle Vita.
- Pardon ?
- Rien.
- L’eau verte recouvrait le monde et le ciel devenait de plus en plus gris, de jour en jour, masquant plus certainement encore le soleil. La tempête s’annonçait, prête à tomber… »
Ce soir-là, ce qu’elle raconte est profondément détestable. J’aurais dû adorer la liaison, éprouvée par la tempête, entre une ouvrière et une vieille conférencière – un tabou !

« Conférencières : elles copient et agrémentent l’Encyclopédie. Une fois par jour, elles s’expriment et partage leur savoir sur le fonctionnement du monde. »


Mais ce postulat insolent se fonde sur la dispute entre Cora et Vita. C’est notre triade qui est visée, victime des commérages nourri par les disparitions remarquées de Vita. Aithi s’amuse de la situation : la tempête prend place après l’engueulade entre Cora et Vita qui a eu lieu cette après-midi. Vita se serait consolée dans les bras d’une conférencière décrépie, elle se seraient alors retrouvées bloquées en haut d’un bâtiment que les vents malmènent...
Nous n’en entendons pas plus, écœurées. Vita se lève, son visage porte une rage blanche, frémissante. Mais sans rien dire, elle rejoint notre étage et nous la suivons. Je lance un regard noir pour l’assemblée quand Cora, si apte à exploser, se contente de jeter à Aithi la pire des insultes – parce qu’elle a une portée prophétique et attire la malchance – sur un ton pourtant neutre qui n’en est que plus terrible :
« Que ton corps soit grignoté par la mer. »


*
**


C’est bien avant l’aube que Vita nous réveille doucement.
« C’est l’heure, je vais vous montrer. »
Et sa voix est si douce ! Ce murmure me fait croire que je suis toujours dans un songe. Je la suis comme hypnotisée pendant que Cora gronde, peu matinale. Elle aussi a passé une mauvaise nuit : je l’ai entendu ruminer après Aithi, se tourner et se retourner sans cesser, sans trouver non plus le sommeil.
Nous faisons le moins de bruit possible pour ne pas réveiller les groupes d’ouvrières dont les dortoirs sont au-dessus et en-dessous de nous. Nous descendons tous les étages et nous retrouvons la rue. Même la nuit noire n’a pas su totalement refroidir la pierre blanche du sol, toujours brûlante sous nos sandales de plastique.
À l’autre bout de l’île, là où le sol se jette moins abruptement dans la mer, Vita soulève une lourde pierre à l’aide d’un levier, nous nous engouffrons dans cette étrange cavité pentue. L’odeur est infecte, elle ressemble à celle de la marée et pique les yeux, on suffoque presque. L’humidité ambiante me terrifie, synonyme de maladie, de fongus, de maux qui grignotent aussi bien les murs que les poumons… Vita laisse retomber la pierre derrière nous : nous nous retrouvons dans l’obscurité. À ce moment, je crois que c’en est fini de moi. Mais le souffle de Cora vient me rassurer, elle laisse doucement ses doigts parcourir mon poignet en une caresse familière. Dans ce geste, elle m’apaise, autant qu’elle cherche elle aussi à se tranquilliser ; utilisant ce signe d’intimité contre l’obscurité si noire qu’elle est palpable. Je crois être entourée de roche, enterrée vivante.
Vita, à son tour, nous a rejoint à pas silencieux. Elle caresse doucement mes cheveux d’une main, j’imagine qu’elle fait de même à Cora. Puis, je sens sa main descendre doucement le long de mon cou, passer sur mon épaule, ma clavicule, et à nouveau dans ce geste rituel, frôler mon poignet. Elle embrasse mes doigts qu’elle porte à ses lèvres, puis la main de Cora. Je suis sûre qu’elle nous aurait regardé dans les yeux si nous avions pu nous voir, au lieu de quoi elle nous lâche et nous dit :
« À ma suite, effleurez le mur de votre main droite, sans jamais le perdre. »
Je sens les poils dans ma nuque se dresser et j’obéi à la suite de Cora. On se suit comme ça un moment dans le noir, sentant les renflements de la pierre, la mousse et l’humidité suintante sous nos doigts.
« Première discontinuité du mur. Comptez trois pas, la main dans le vide, puis reprenez votre route. On ne tourne qu’au quatrième boyau. »
Et on marche comme cela longtemps, longtemps… Le temps s’étire alors que je m’habitue à l’obscurité qui me parait moins épaisse, pas plus qu’un brouillard ; je ne sens même plus vraiment l’odeur âpre de l’humidité. Au bout d’une éternité, elle finit par nous dire :
« Stop ! C’est ici. »
Puis, elle grimpe sur une échelle, elle traficote et ouvre une nouvelle trappe.
« Tu en as mis du temps ! »
C’est une voix âgée qui l’accueille et la sermonne alors qu’elle se fait tracter.
« Je ne suis pas seule ! »
À ces mots, le jour se referme bruyamment et Cora et moi nous retrouvons à nouveau dans le noir. Nous comprenons alors que nous sommes des indésirables et que Vita tente, là-haut à l’air libre, de nous faire passer avec force de conviction. Nous ne savons pas combien de temps nous attendons quand Vita descend et nous demande de mettre des bandes de tissus sombres sur nos yeux.
Ainsi rendue aveugle, Vita me guide, penchée au-dessus de la trappe, pour que je trouve les bonnes prises sur les barreaux. Enfin, mes narines, débarrassées de l’humidité des boyaux, frémissent en reconnaissant l’air lourd de l’extérieur. Malgré la toile sur mes yeux, je capte un changement net de luminosité et je comprends qu’on a passé la matinée à traverser ces glauques couloirs. Mais à peine mon pied a-t-il touché le sol qu’une sensation de dégoût remonte le long de ma jambe, m’électrifie et me colle une sueur froide tout à la fois, jusqu’à ma bouche qui devient sèche et âpre. Une sensation que je ne connais pas, une sensation molle, je crie :
« Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? »
Mais Vita me tient les bras pour que je n’enlève pas les bandes de tissu sur mes yeux. Alertée, Cora se met à hurler, elle aussi, depuis le fond du trou, pour savoir ce qui se passe, quelle est l’imminence du danger. Je lui réponds :
« Des algues ! Mes pieds sont dans des algues ! Ou de la vase ! »
La toxicité de ces plantes, leur acidité, ne mettent que quelques minutes à grignoter la zone tendre de la plante des pieds : je vais y passer, comme une débutante !
« C’est de l’herbe ! » crie à son tour Vita.
« De l’herbe ? » répond Cora.

« Herbe : matière organique rare poussant à proximité des plantations sur les toits des habitations. »


Une main sèche et vive m’assène une gifle, et la même vieille voix s’élève :
« Maintenant, suffit les enfantillages ! Suivez-moi et taisez-vous. »
J’entends Vita qui se dépêche de remonter Cora à la surface. Je l’entends aussi déplacer quelque chose de lourd, sans doute planque-t-elle la trappe.
« Dépêchons, ne restons pas là. Nous avons déjà trop tardé. » Crisse la vieille voix.
Vita attrape délicatement nos poignets et nous guide doucement. Je comprends que nous sommes sur une autre île, mais nous pensions qu’elles étaient toutes faites de pierres blanches – si tant est qu’on croit à leur existence – et je sens bien que j’évolue sur de l’herbe. Alors qu’on nous assied à l’ombre d’un mur, dos à ce dernier, on nous enlève les bandeaux qui masquent nos regards. Il me faut un temps pour réaliser ce que je vois : jusqu’ici, je pensais qu’autant de vert était réservé à la mer. Face à nous, une étendue d’herbe verte se jette dans le vert de l’eau : à l’horizon, il n’y a pas de délimitation entre le sol et la mer. Seul un léger changement de nuance permet de les distinguer, si on se concentre bien, si on plisse les yeux. Le ciel blanc n’a jamais paru si proche car aucun bâtiment n’est présent pour le repousser.
Je me nourris tellement du paysage - proposition visuelle inédite - que je n’ai pas remarqué que Vita avait repris son argumentation en notre faveur :
« Nous sommes fortes à nous trois, nous pouvons vous être utiles ! »
Mais la vieille dame n’a pas l’air de lui accorder beaucoup de crédit :
« Mais bien sûr ! Ça crie comme des chevreaux mais ça ne va pas aller cafter aux contremaîtresses, ni hurler sur la Grande Place ! Allons bon. Les gens à qui on fait confiance, Vita, les gens comme toi, on ne les choisit pas comme ça. C’est parce que vous avez montré une vraie curiosité, un esprit éveillé, sincèrement critique que vous êtes là. Que tu es là. Que je suis là. »
Puis, de ses yeux délavés, elle nous regarde longuement, Cora et moi, avant de s’adresser à nouveau à Vita.
« Tu me déçois. Vraiment. Mais tu as gagné : je n’ai pas le choix. »
D’un hochement de tête, elle nous désigne à Vita qui nous bande à nouveau le regard. Comme elle l’a fait précédemment, elle nous guide à travers les herbes. Alors que nous avançons, mes sens sont surpris. J’écoute des éclats de voix au loin, des tintements, et d’autres bruits, des borborygmes que je ne connais pas. Je m’habitue à marcher sur l’herbe, mes caoutchoucs s’enfoncent un peu dans la terre, les brins effleurent le dessus de mon pied jusqu’à la naissance de mon tibia. À mesure que les sons se rapprochent, se font plus forts et plus palpables, je sens une odeur de plus en plus prégnante. Une odeur sèche et capiteuse, une odeur de terre et de… latrine. C’est une autre puanteur que celle de la mer, et elle s’installe dans mes narines, éteignant tout le reste de mes sens, alors que nous approchons des sons. Soudain un bruit inconnu près de moi, comme une voix qui appelle au secours mais qui ne peut pas parler. Un cri si proche de moi que je sursaute à nouveau. Mais Vita affermit sa poigne et me tire vers elle.
On nous mène dans un bâtiment, une porte se ferme. Je savoure la fraicheur de la pierre, il n’y a qu’une vague odeur d’humidité et de vieillerie. Les bandeaux nous sont retirés, nous sommes dans une maison basse : je ne vois pas d’escalier, il ne semble ne pas y avoir d’étage ! Comme si la mer n’était pas crainte, comme si son grignotage n’était pas imminent. Toutes les fenêtres sont masquées de tentures : on ne veut clairement pas que nous puissions voir l’extérieur. C’est Vita qui prend la parole après un temps de silence diffus :
« Elles ne savent rien, mais je t’en prie, Meron, fais-les lire. Fais-leur lire autre chose que l’Encyclopédie. »

« Encyclopédie : ouvrage qui fait le tour de toutes les connaissances et les expose selon un ordre alphabétique ou thématique. »


Je me tourne vers Cora, comme à son habitude, elle ne montre rien. Elle a le regard fixe, elle ligote la vieille Meron dans son champ de vision, elle l’arrime au rivage de ses pensées. Je ne sais pas ce qu’elle déduit. Je ne sais pas si elle imagine se mettre à hurler, à questionner, à bazarder tout ce qui nous entoure. Je ne sais pas ce qu’elle cache derrière ce visage absolument fermé.
Le silence se réinstalle. Il flotte dans la grande pièce. Nous sommes comme asphyxiées par les nuages, par un ciel muet qui nous enroule de son silence avant l’explosion. Le silence est si dense qu’il semble même se coincer dans ma gorge. Quand Meron s’assoit, nous l’imitons, sauf Vita qui semble indécise et se triture les doigts. J’ai envie d’appeler à l’aide, de comprendre, mais nous sommes seules ensembles. Cette atmosphère inconfortable, étirée par de longues minutes, s’envole en éclat. Non pas grâce à un bruit, mais grâce à un mouvement. Non pas grâce à un geste brusque ou un pied qui frappe le sol, mais grâce à la douce démarche de Vita. Lentement, elle se dirige vers des étagères accrochées à un mur lointain. Meron, Cora et moi la suivons du regard, mouvant nos têtes au fil de sa progression. Je la sens hésiter au moment de saisir quelque chose sur l’étagère.
« Eh bien vas-y, prends ta responsabilité. De toute façon, tes petites copines, elles sont condamnées à rester là maintenant. T’es contente ? C’est ce que tu voulais. »
Et même si je ne comprends pas les tenants et les aboutissements de la réflexion de Meron, je comprends que malgré la douce présence de ma triade, je suis en réalité prisonnière. Cora réagit plus vite que moi :
« On est coincées ici ? C’est ça ? Et nous, par contre, on a rien à dire ?
- Ce n’est pas ce que tu penses, tiens, lis. »
Vita se décide enfin à saisir un ouvrage, en quelques enjambées elle nous rejoint, et le fourre dans les mains de Cora. Je regarde ce drôle d’objet, qui est pourtant bien un livre, mais qui n’a rien à voir avec notre Encyclopédie. L’ouvrage est assez petit, toutes les pages sont bien blanches et de tailles égales, elles sont aussi bien découpées toutes droites. C’est écrit tout petit et c’est flou.
« Comment elles ont pu dessiner des lettres toutes identiques comme ça ? » Demande Cora, aussi étonnée que moi. Je le suis plus encore car je m’aperçois qu’elle y voit net : je n’avais jamais réalisé qu’elle avait une meilleure vue que moi. Je lui prends le livre des mains, je l’éloigne et le rapproche de mes yeux, jusqu’à trouver un la bonne distance qui me permettra d’y voir clair. En effet, Cora a raison : les « ρ » sont rigoureusement identiques aux « ρ », les « α » sont exactement semblables aux « α » sans variations aucunes dans leurs formes et la répartition des pigments. Alors je que passe mon doigt sur la page, je m’aperçois que le papier est absolument lisse, mais le plus surprenant c’est la rigidité du papier qui englobe le livre. J’ai envie de corner cette matière à la fois souple et dure, presque plastique, mais je ne veux pas abimer l’ouvrage. Je songe au papier que je connais, moi, à ses grandes pages épaisses et boursouflées, jaunâtres et grisâtres, aux taches maronnasses. Je songe aux livres que je connais, à leurs pages reliées entre elles par de fins cordons, qui paraissent subitement grossier alors qu’ici les attaches sont invisibles. Les livres que je connais, les Encyclopédie n’ont rien à voir avec ce rectangle lisse et compacte.
Cora reprend impatiemment l’ouvrage et se met à lire. À cause de ma vue, je ne peux pas lire par-dessus son épaule. Je regarde Vita puis Meron, cette dernière secoue la tête, soupire, se lève et s’en va. Nous sommes seules. Cora s’est isolée dans son esprit et sa lecture. Vita et moi avons nos regards plongés l’un dans l’autre. Je vois ses yeux s’emplirent de larmes qu’elle cherche à refouler, quand je lui ouvre mes bras, elle se précipite dedans et pleure en silence. Je le sais car je sens les gouttes d’eau salées dans mon cou. Cora soupire et pose le livre, elle nous enlace à son tour.
« Pardon, pardon ! Je suis désolée. » sanglote doucement Vita, comme une litanie à laquelle nous ne savons que répondre parce que c’est vrai que nous lui en voulons.
Mais nous ne restons pas longtemps comme cela, recroquevillées toutes les trois par terre, Meron revient avec quelqu’un.
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