Lien Facebook



En savoir plus sur cette bannière

- Taille du texte +

Notes :

Mention de tortures subies lors du règne des Khmers Rouges au Cambodge.

Mention de tortures que l'on souhaite faire subir en représailles.

Bref, c'est dark, ne lisez pas ce texte si vous ne le sentez pas. Parce qu'on a les pieds bien enfoncés dans ce que l'Histoire a de plus dégueulasse.

Notes d'auteur :

Mention de tortures subies lors du règne des Khmers Rouges au Cambodge.

Mention de tortures que l'on souhaite faire subir en représailles.

Bref, c'est dark, ne lisez pas ce texte si vous ne le sentez pas. Parce qu'on a les pieds bien enfoncés dans ce que l'Histoire a de plus dégueulasse.

 

 

Tu l'as retrouvé. Dans ce pays maudit que tu as quitté en catastrophe, tu l'as retrouvé. Et ce n'est pas dans une de ces belles maisons promises aux dignitaires, à ceux qui oeuvraient laborieusement pour la grandeur de leur pays. Non. Changement de régime, changement de mœurs. Cet homme qui faisait si bien son travail quelques vingt-trois années auparavant est dans un logement social, si tant est que l'on peut appeler ainsi ces cubes de béton empilés les uns sur les autres, dans lesquels des familles parviennent néanmoins à vivre, et s'agrandissent, jusqu'à ce que l'un de leurs membres jouissant de la fortune d'un emploi stable et rémunéré convenablement ne les reloge ailleurs.

Il est là. Au second étage, troisième fenêtre en partant de la droite, les tissus marron accrochés à la fenêtre. Assise au volant de ton véhicule de location, tu trembles d'émotion, réprimant ta forte envie de pleurer. Tu es redevenue une femme normale il y a peu de temps, et accomplis aujourd'hui un véritable périple. Sept ans à te demander si tu allais le faire, à peser le pour et le contre, à te décider enfin, un matin clair où tout semblait limpide, normal. Quatre ans de recherches infructueuses, suivant quelques pistes se terminant en cul de sac, arrosant de possibles témoins d'argent, quelques dessous de table qui, ajoutés les uns aux autres représentent au final un bon petit pactole. Mais tu n'en veux pas aux menteurs. La misère est tellement omniprésente que tu comprends qu'il faille aller jusque là pour se nourrir, un jour de plus. Cela fait deux mois et demi que tu as la réponse à une de tes questions. D'autres réponses se sont avérées exactes, mais décevantes. Tu cherches huit personnes. Quatre sont mortes, une introuvable, et tu as en main trois adresses. Le petit jeu entamé il y a plus de vingt ans va recommencer, avec un changement de main. C'est toi, maintenant, la meneuse. Et tu en trembles.

Tu interpelles un des gamins jouant dans la rue. Le petit arrive près de la vitre, aussitôt suivi par une ribambelle d'enfants en culotte, tee-shirts crades et pieds nus. Tu demandes à l'un d'eux d'aller vérifier le nom de famille sur la boîte aux lettres de l'immeuble, juste là, glissant entre les petites mains un billet. Tous les enfants se mettent à crier, réclamant un peu d'argent, des stylos, des chocolats... Tu distribues une poignée de billets et de menus objets en leur demandant de garder le silence. Tu reviendras bientôt. Le petit parti vérifier le nom revient, porteur d'une bonne nouvelle. Les renseignements sont bons. C'est bien là que vit cet homme. Tu hoches la tête, respires profondément et redistribues de l'argent aux enfants, en leur faisant promettre de ne rien dire, même si on leur demande, parce que s'ils gardent le silence, ils seront récompensés. Tu démarres tranquillement ta voiture. Il faut que tu réfléchisses. Tu as un plan à parfaire, et quelques complicités à acheter, cher, très cher.

 

Tu es dans ta chambre d'hôtel, te reposant. Il faut que tu t'habitues à ces émotions fortes, car tu ne devras pas flancher quand tu seras face aux trois hommes. Allongée sur le lit, tu regardes le plafond. Il t'est impossible de dormir. De toute façon, cela fait plus de vingt-trois ans que tu dors mal. Quelques souvenirs de cette époque te reviennent à la mémoire, en flashes sanglants, glauques, emmêlés, comme ceux que peuvent avoir les gens sous acides. Sauf, que tu n'as jamais pris d'acides, et si peu de drogues. Pas assez d'argent et pas envie de gaspiller ce corps qui pouvait travailler pour servir ta famille, mais ça c'était avant, quand tu étais toute jeune, avant ces vingt-trois ans.

Tu t'assois dans ton lit, l'air déboussolé. Tu as besoin de téléphoner. Tu regardes ta montre. Onze heures. En Amérique, il doit être quatre heures. C'est trop tôt. Tu attendras un peu pour téléphoner à ton mari. Tu te recouches, assaillie par d'autres flashes, mêlant souvenirs et images que tu t'es construites, à la suite de récits d'hommes d'infortune, tes compagnons d'autrefois, de ceux qui ont survécu ; sans compter ces autres images fantasmées, désirées, ce que tu ferais subir d'ici quelques jours.

Il te parait impossible de dormir. En même temps, tu ne veux pas sortir. Tu souffres de cette paralysie occasionnelle et plus qu'ennuyante qui te prend parfois, allant jusqu'à t'empêcher de sortir de ton lit. Alors, avec tout ce temps et toute cette angoisse qui s'accumule autour de toi, alourdissant l'atmosphère, jusqu'à rendre difficile ta respiration ; avec cette étrange et pourtant familière boule dans la gorge qui te serre, t'enserre, tu sens monter en toi un de ces sanglots que vingt-trois ans de répression enveloppent d'épines. Tu vas dans la salle de bain boire un verre d'eau et, pour combattre cette coutumière léthargie, tu te décides à prendre une douche. Te déshabillant en vitesse, tu t'allonges dans la baignoire et laisse couler sur ton visage l'eau chaude et bienvenue. La salle de bain se transforme bientôt en sauna, surtout lorsque tu bouches la baignoire, jusqu'à ce qu'elle se remplisse totalement d'eau chaude et fumante. Tu te laisses aller tranquillement, te détendant tellement que tu t'endors dans ton bain.

Tu te réveilles quelques heures plus tard, dans une eau entre le tiède et le froid. Tu sors rapidement, t'enveloppes d'un drap de bain et regardes l'heure. Cinq heures. Tu as bien dormi. Dehors, le ciel prend ce bleu foncé qui dit que le jour ne tardera pas. Tu saisis le téléphone, en te disant qu'il est neuf heures en Amérique et que tu ne réveilleras donc pas ton époux. Tu veux entendre sa voix.

 

Tu dois l'attirer hors de chez lui. D'après tes renseignements, l'homme est discret, peu connaissent ses allées et venues. Même pas sa famille. Tu en es restée plutôt retournée. Alors, pour celui-là aussi, la vie continue, il s'est marié et a trois enfants, peut-être un de ces gamins crasseux à qui tu as donné de l'argent contre la promesse d'être discret. Tu échafaudes mille et une raisons que ton plan foire. En fait, ce n'est pas encore un plan, plutôt des ébauches de plan. Tu t'imagines l'autre méfiant, tenu au courant par un des petits.

Tu chasses ces hypothèses d'un geste de la main. Tu verras bien. Cette histoire dure depuis trop longtemps et se doit d'être réglée. Tout est en place. Nicholas a loué une ancienne maison de paysan dans un coin perdu de la province, vestige de la vie d'autrefois. Elle est réellement isolée, à plus d'une dizaine de kilomètres de la ville, et peu de gens s'aventurent dans le coin, à cause des champs encore minés. Des barbelés et des panneaux écrits en rouge signalent le danger. Mais tu fais à Nicholas, qui connaît les lieux, suffisamment confiance pour savoir que ce coin a été épargné. Il a juste, avec quelques complicités, inventé un accident devenu trop banal : un gamin jouant dans ce champ pourtant vierge de tout danger aurait sauté sur une mine et serait estropié. La peur quotidienne de subir le même traumatisme tient les curieux loin de là, et de toute façon, le champ n'a pas été cultivé depuis vingt-trois ans, lui aussi. A cause du charnier découvert il y a longtemps. La peur des fantômes survit.

Tout est préparé, le plus conforme possible à tes souvenirs et aux récits que tu as recueillis. Tu es sûre de toi. Enfin, sûre de ce que tu veux faire. Attirer ces trois hommes, un par un, dans un lieu précis et dont ils ne se méfieront pas. Les attirer en agitant devant eux certains relents du passé dont l'odeur alléchée leur raviverait quelques envies de gloire. Faire appel à ce qu'on leur avait enseigné il y avait plus de vingt-trois ans, ce qui en avait fait des demi-dieux, et des bombes à retardement.

Tu prépares quelques affaires patiemment récoltées, quelques papiers astucieusement contrefaits. Les comptes vont être remis à zéro, et c'est l'affaire de quelques jours. Tu vérifies plusieurs fois si tu emportes réellement tout. Tout doit être parfait, à la moindre erreur, le secret serait éventé et il serait alors impossible de mettre en route la froide mécanique, et pourtant Dieu sait que tu en as envie, que cette froide mécanique que tu as subie vingt-trois ans auparavant pendant quelques mois - tout était tellement confus à l'époque que tu avais perdu toute notion du temps passé là-bas - s'applique contre les oppresseurs d'antan. C'est devenu vital pour toi. Tu ne peux te résoudre à laisser couler, et passer à autre chose. Cela te poursuit depuis trop longtemps.

Tu as tant étudié la question, la personnalité des demi-dieux, que tu t'es résolue à demander de l'aide à quelqu'un, pour éviter tout débordement de ta part, débordement parfaitement justifié mais préjudiciable. Nicholas, d'abord, l'ami américain, journaliste et qui a tâté de la même expérience et s'en fait le porte-parole aujourd'hui, mais sous un pseudonyme, de sorte qu'il ne court pas le risque d'être reconnu ; et Edouard, un militant d'une grosse organisation non gouvernementale, féru de tout combat, de toutes les manifestations, de tous les sit-in, et professeur émérite de psychologie dans une grande université. Européen aux idées affirmées.

Tu aurais bien dévoilé quelques uns de tes plans à tes anciens compagnons, mais tu n'es pas sûre d'eux. Tu crains que ceux-ci, effrayés, n'aillent tout raconter ou qu'une panique ne les désarçonne et ne fasse échouer ton plan : la reconquête de ta dignité.

 

Assise sur le lit, le sac de voyage préparé avec juste ce qu'il faut pour quelques jours, tu attends que la boule d'angoisse qui te serre la gorge s'amenuise et te laisse respirer. On frappe soudain à la porte. Tu sais que Nicholas doit arriver, mais tu vis un peu hors du temps depuis des mois. Tu regardes l'heure. Treize heures. Ce diable ne serait donc jamais en retard. Tu te lèves, te retiens un instant au mur, saisie par un étourdissement, et te diriges vers la porte. Un petit soupir et tu ouvres. Nicholas.

Il est toujours fidèle à lui-même, toujours un air de vacancier, de touriste, de fait qu'en paraissant si peu discret, personne ne se douterait de qui il était. Sandales, short, chemise hawaïenne et les inévitables lunettes noires. Tu souris et lui tombes dans les bras. Cela fait du bien de le revoir. Surtout en ces circonstances. Ton éternel ami, chacun étant la béquille de l'autre.

Ton mari a été très longtemps jaloux de Nicholas, aussi longtemps que tu lui cachais ce secret, ces deux ans et demi rayé de tes souvenirs. Nicholas n'est pas un vieil amant, ni un fiancé éconduit. Non, Nicholas était ton compagnon de cellule. L'homme qui avait subi à tes côtés le même traitement. Sauf que tu étais la première à être entrée dans le camp. Et la première à avoir voulu devenir folle. Folle pour ne pas être consciente de ce que tu subissais. Folle d'attendre qu'il soit 4h48 et que rentre Main Folle...

Toujours contre Nicholas, chacun respirant au rythme de l'autre, le cœur déchirant la poitrine tellement il bat fort, vous restez ce qui vous semble des heures, dans les bras l'un de l'autre, accroché l'un à l'autre comme au Sauveur, comme à Mariette le cuisinier qui rapportait la pitance du jour.

C'est Nicholas qui, le premier, se détache. Toujours le premier, gêné par les épanchements naturels des femmes, gêné, lui, le grand journaliste, par ce qui ressemble à de l'humanité - du côté de la bonté et de l'émotion un tant soit peu positive.

Vous restez un long moment à vous regarder... Depuis le temps... Il a vieilli, tout comme toi. Des épaules une idée plus affaissées, l'air moins arrogant, et plus sûr de lui. Le gris de ses tempes a envahi le reste de sa chevelure, lui donnant un air de grand-père. Le reste de la mise convient parfaitement au rôle de retraité en grandes vacances.

Il te regarde aussi, détaillant ce qui a changé, tentant de comparer ton corps d'aujourd'hui avec ton image d'hier. Tu es restée jolie, juste les traits un peu plus tirés, plus figés. Plus aucune expression, méfiance oblige. Tu as pris un peu d'embonpoint, avec la nourriture américaine, tu n'as plus jamais coupé tes cheveux, en vingt-trois ans, et tu les maintiens en un épais chignon bas. Une robe beige et des sandales. Une belle touriste aussi.

 

Tu te décides à téléphoner à Jake, pour lui dire que cela va commencer, de ne pas s'inquiéter. Tu as l'impression que tu vas accomplir quelque chose d'héroïque, mais sans portée ni résultat probant. Tu te décourages à demi quand Nicholas revient de l'aéroport avec Edouard, l'universitaire. Lui, personne ne peut le rater quand il passe quelque part. Il a la parfaite panoplie de l'intellectuel siégeant dans son cliché le plus banal. Lunettes à double foyer à la monture d'une laideur incroyable, témoignant du mauvais goût - ou plutôt de l'absence de goût - avec lequel il s'habille ; et, suivant cette même idée, pantalon de velours - là, absence de goût combinée à une absence de sens pratique : le velours, par temps humide et chaud n'est en effet pas très indiqué -, chemise de soie blanche et l'inévitable cravate grise.

Tu souris d'un air compatissant en le regardant, te disant que, décidément, il est irrécupérable. Un instant, tu passes en revue tout ce qu'il faudrait offrir à ce pauvre homme pour le sauver : une femme, le permis de conduire, un livre de recettes... Tu lui serres la main avec chaleur, saluant là l'ami le plus original de ta panoplie d'amis, et l'un des plus précieux dans cette mission.

Tu te rembrunis un instant. Il faut maintenant réunir les autochtones, comme les appelle Edouard, les acteurs du passé. Nicholas s'en occupe une nouvelle fois, te laissant en tête à tête avec Edouard. Il est plus rompu à ce genre de choses, à la combine, l'horreur et le danger, en reporter de guerre qui se respecte.

 

Enfin tout est prêt. Toutes les pièces du mécanisme réunies : les anciens acteurs, Nicholas, Pran, deux autres que tu ne connais pas, et toi ; le Joker, Edouard, celui qui a toutes les cartes en main, véritable démiurge objectif distillant au compte-goutte informations et solutions ; les deux véhicules chargés de transporter le matériel et les personnes dans l'ancienne ferme - officiellement, une campagne de déminage de cette région frontalière durement touchée par les mines antipersonnelles ; et les futurs jouets, qu'il faut juste aller cueillir, qui chez lui, qui sur son lieu de travail, qui dans le bordel.

Tout est prêt.

Tout le monde charge les voitures des cartons contenant barbelés, bouteilles de verre, innombrables feuilles noircies de notes, comme dans l'ancien temps, machines à écrire... Tout ce qui est mobilier est déjà dans la ferme, transporté clandestinement, de nuit.

 

Nicholas prend le volant de la première voiture, accompagné de Pran et de toi. Au bout de quelques instants, il prend la parole, vaguement gêné. S'il a réussi à faire en sorte que la ferme ne soit pas visitée, les champs alentours cultivés, c'est parce qu'il a fait courir une rumeur comme quoi le terrain est miné. Souvent, cela ne suffit pas, les paysans préférant cultiver à leurs risques et périls plutôt que d'endurer la faim. Mais là, Nicholas a bien préparé le terrain, en amont, bien en amont du projet, avant toutes les recherches de personnes.

Il a fait plus que laisser courir une rumeur, il l'a alimentée. Tu restes silencieuse, essayant de deviner dans ses silences des révélations qu'il n'ose dire. Oui, le gamin estropié... Nicholas continue, la voiture brinquebalant sur les nids de poule. Il est resté longtemps en contact avec Mariette, le cuisinier. On l'a appelé ainsi parce qu'avant de travailler pour le Kampuchéa, il a été moine. Il en a gardé une voix douce, des attitudes de chat, et une cruauté raffinée. C'est lui qui amenait tous les matins la nourriture de la journée, la faible ration quotidienne à partager avec ses compagnons de cellule, ou à manger seul quand on était dans un clapier. Il suffisait qu'il prenne en grippe une personne pour retarder le repas, pour faire passer celui qui devait être servi troisième en dernier, après les deux bâtiments. Il aiguisait ainsi les nerfs des prisonniers, allant subtilement sur le chemin de la destruction de la personne.

Nicholas, donc, a gardé des contacts réguliers avec Mariette. Il a ainsi dans son répertoire de journaliste quelques noms de belles ordures, bourreaux, anciens dictateurs, tueurs en cavale qu'il a suivis. Mariette, de par son passé de moine et très certainement empli d'effroi à l'idée de son sort à la fin du régime, a décidé de faire pénitence, disant avoir été manipulé, proclamant sa bonne foi et sa bonté dans de nombreuses institutions, devant quelques gratte-papiers, micros et caméras. Mariette est ce qu'on appelle un indic fini, un bourreau repenti.

Pour prouver sa bonne foi, emporté par son élan rédempteur, il a été jusqu'à proposer à Nicholas de servir de victime de mine antipersonnelle sur les terres de la ferme, et il a été jusqu'à voler une mine dans un stock, pour l'enfouir dans le sol sous un témoin, poser gaiement le pied dessus, réciter une prière et relever le pied, convaincu d'être désormais lavé de son passé. La mine lui a arraché une jambe et un pied.

 

Tu regardes devant toi, droit devant toi, la route qui s'ouvre, les passants qui laissent la place, les deux-roues surchargés de passagers, de courses, de poulets battant des ailes, tête en bas, accrochés les uns aux autres en un bouquet de volaille. Tu veux penser à tout sauf à ça. Tu as soudain des envies de meurtre. Tu ne sais plus qui tu dois détester. Nicholas, Mariette, toi et tes putains d'idées vengeresses ?

Tu regardes devant toi pour ne pas te laisser distraire, pas même par tes pensées, tes remords. Ta décision a été prise depuis trop longtemps pour être remise en cause, une autre fois. Tu serres les poings et ne prononces pas un mot.

Tu demeures longuement silencieuse, tâchant de calmer tes nerfs. Il te faut rester calme, parce qu'après, ça ne va pas être de la tarte. Peut-être n'es-tu pas assez préparée ? Peut-être est-ce une erreur ?

Tu te dis que tu n'étais pas préparée à ces trente mois non plus. Tu te dis que tu es encore vivante, et que ce n'est pas pour rien. Tu te dis que les vingt-trois dernières années de ta vie n'ont été qu'un sursis, une parenthèse pas si facile que cela, pas si heureuse, encore pleine des cicatrices des anciennes blessures. Tu te dis qu'ils ne méritent pas de vivre, et que s'ils n'ont pas eu une étincelle de remords durant ces vingt-trois dernières années, tu vas le leur faire regretter.

Tu te dis tout ça tandis que Nicholas te jette de temps en temps un regard inquiet, quittant la route des yeux l'espace d'une seconde, une seconde suffisant ici pour finir dans un nid de poule. Et là, tu souris.

 

 

Cela fait quelques heures que tu dors. Pran et Nicholas se sont relayés pour conduire, pendant que tu somnolais. Ce n'est pas du vrai sommeil reposant, de celui qu'on ne sent pas venir parce qu'on le suit d'une traite, mais ces petites somnolences qui te font piquer du nez et te déconnectent de la réalité. Ces microsommeils de quelques minutes, séparés d'instants où tu hésites entre lutter contre ta fatigue et te laisser aller.

C'est Pran qui conduit maintenant, à ce que tu as pu voir la dernière fois que tu as gardé les yeux ouverts suffisamment longtemps pour entraver quelque chose. Tu reconnais la conduite de l'habitué des pistes, beaucoup plus douce, sans à-coups, permettant aux autres de se reposer vraiment. D'ailleurs, tu ne sais pas si les ronflements que tu entends proviennent de toi ou de Nicholas, qui a la tête posée, lourde, contre ton épaule.

Toujours dans ce demi-sommeil familier, cette conscience altérée que tu connaissais déjà dans la cellule, quand tu la partageais avec Nicholas, quelqu'un d'autre, ou ce chien, pendant quelques temps, tu sens que la voiture ralentit, et prend un virage en épingle. Elle s'arrête. Tu te réveilles pour de bon, la tête de Nicholas pesant encore sur ton épaule. Une silhouette claudicante s'approche de la voiture et s'agrippe à la portière. Tu mets du temps à reconnaître Mariette, vieilli, édenté, le crâne rasé et estropié, surtout. Tu ne peux détacher ton regard de ce pied en métal et de l'absence de l'autre jambe. Tu as soudain des difficultés à respirer, dégages ton épaule de Nicholas, sors précipitamment et te réfugies dans la seconde voiture, aux côtés des deux paysans et d'Edouard qui ne dit mot.

Tu finis le voyage entre Edouard et les deux hommes, les yeux grand ouverts, aux aguets, avec cette familière et maudite boule dans la gorge. Le voyage, étonnamment, se passe vite. Tu respires mieux, déjà.

Même si ce n'est pas dans l'ancien camp que tu reviens, autrefois un lycée, et maintenant un musée, même si ce n'est qu'une fermette flanquée de deux bâtiments en dur entourée de pseudo champs minés et de pseudo barbelés pour une comédie noire ; encore une fois, tu te dis que tu fais peut-être une erreur, et tu penses à ton mari, et à ta fille, adoptée dans ton pays.

Tu penses qu'en raison de ce que tu as subi, tu n'as jamais pu être enceinte, et rien que pour ça, tu sens se réveiller en toi une colère animale, un instinct vengeur. Tu te terres dans le silence en attendant de descendre de la voiture.

 

Nicholas, Pran et Mariette descendent, et font de grands signes. Il va faire nuit, il faut que tout soit dégagé ce soir, pour ne pas éveiller les soupçons. Officiellement, c'est une équipe de déminage qui vient dans cette fermette, nettoyer les champs, comme on dit dans le jargon. Tu descends, ouvres le coffre et commences à tout déballer, totalement silencieuse. Nicholas respecte ce choix, mais te lance de temps en temps des regards inquiets. Mariette, claudicant toujours, se charge de l'installation dans la maison. 

Tout est bientôt déchargé. Il ne reste plus qu'à tout ranger, cela sera l'affaire d'une journée. Tu fais le tour du propriétaire, pensant à l'organisation des salles : interrogatoire, archives, cuisines, toilette, et l'autre, la plus sombre. Tu te rends compte que Nicholas a bien fait son travail. Dans le sous-sol, tu découvres de toutes petites pièces en longueur, ressemblant à des placards, à la propreté plus que douteuse. Elles débouchent toutes sur ce long couloir où tu marches. Quatre petites pièces ainsi placées l'une à côté de l'autre. Plus loin, une salle carrée, représentant la même surface que les quatre cellules réunies. Un bric-à-brac dans le fond, auquel tu jettes un coup d'œil. Des chaînes. Dans un coin de la pièce, une barge avec un tuyau d'écoulement, et une barre en métal accrochée au-dessus de cette barge. Tu frissonnes. Nicholas a vraiment très bien fait son travail.

Puis tu visites la dernière salle, qui est déjà aménagée. Un bureau au centre, une chaise d'un côté, un tabouret contre un mur, et des tas de feuilles, de cartons, de classeurs, pouvant aller jusqu'à un mètre de haut. Sur le bureau, une chemise contenant quelques feuilles, une machine à écrire, une lampe orientée vers l'entrée, pour éblouir la personne interrogée. Soudain, tu te mets à trembler. Il faut que tu sortes, vite.

 

Tu as attrapé un paquet de cigarettes dans la poche de Nicholas, qui ne dit toujours rien. Tu t'adosses contre le mur extérieur, cherche une cigarette dans le paquet, que tu portes à tes lèvres, ne trouves ni allumettes ni briquet, et soupires. Des pas hésitants se font entendre derrière toi. Mariette, plongeant son regard dans le tien, t'offre sans mot un briquet. Tu ne sais que faire, tu voudrais ne rien accepter de lui. Quelque chose comme un embryon de sympathie, étincelle en toi, tu prends le briquet, mais lui rends son regard, chargé de froideur. « Ne comptes pas sur moi pour comprendre et accepter. »

Tu t'apprêtes à retourner dans la fermette quand une voiture arrive au loin, les phares te balayant un instant. Cela te rappelle ce jour où tout a basculé, ce jour où tu as cessé au regard du monde d'être humaine. Tu t'effraies un instant, et cela t'énerve. Tu aimerais te défaire de cette habitude de t'effrayer à chaque fois qu'il y a une incursion dans ta vie, que ce soit le facteur apportant un colis, ton époux te téléphonant, ou ta fille qui, ayant fait un cauchemar, entre dans ta chambre. Tu attends, Mariette à côté de toi, de savoir de quoi il retourne.

Tu tires sur ta cigarette en frissonnant. Ce n'est pas possible, pas déjà un ancien bourreau, tu n'es pas prête, là, tu ne peux pas, tu ne te sens pas capable. Nicholas, que tu n'avais pas entendu venir, sort en souriant de la fermette, les bras grand ouverts, pour accueillir la voiture. Cela ne te soulage qu'un instant.

 

La scène est surréelle. Vous êtes tous assis autour de la table au centre de la grande salle du rez-de-chaussée. La voiture arrivait chargée de nourriture, et de bouteilles de vin, conduite par l'autre ancien cuisinier du camp, Yeshoe, celui qui risquait sa vie pour vous donner un morceau de viande ou du chocolat.

Vous êtes neuf à table, les anciennes victimes hurlant de rire en se souvenant des sévices subis, sous les yeux éberlués d'Edouard, qui n'a décidément pas sa place dans cette réunion de fous. Pour se rassurer, il met cet état sur les effets de l'alcool de riz.

On pourrait croire à une réunion d'anciens copains de fac, si ce ne sont les sujets abordés. Vous parlez du cochon pendu, quand vous étiez attaché à la barre au-dessus de la barge, que l'on vous questionnait, puis vous aspergeait d'eau, vous reliait à une batterie et allumait le courant. Le cochon pendu devenait cochon grillé. Au bout de deux ou trois charges, la plupart s'évanouissait. Les plus forts résistaient à neuf décharges électriques, ce record ayant été établi par un ancien fonctionnaire travaillant pour l'ambassade du Vietnam à Phnom Penh, qui serait mort durant son séjour. Par contre, il ne résistait pas quand une des pinces de la batterie était branché sur son sexe.

A cette annonce, Mariette se met à hoqueter étrangement, soudain suivi par presque toute la tablée, toi, hurlant de rire comme une démente. C'est ce moment qu'Edouard choisit de quitter la table. Vous le regardez tous partir d'un air presque surpris, et tu vas le retenir quand Nicholas te fait un signe de tête. Il n'a pas vécu cela, l'universitaire, et il faut le respecter. Cela jette un petit froid dans la soirée. En plus, il n'a pas fini son assiette.

 

Tu ne sais pas quelle heure il peut être. Mais deux des hommes dorment sur la table, emportés par l'alcool. Tu titubes vers tes quartiers. Mon dieu, qu'il est loin le temps où tu pouvais boire une bouteille à toi toute seule, au début de ton mariage avec Jake. Là, deux malheureux verres t'ont mise dans un sale état. En passant devant la porte de la « suite » d'Edouard, tu remarques qu'il a laissé sa lumière. Il ne dort pas. Tu frappes tout doucement à la porte, un bref « oui » te répond. Tu entres.

Il est assis à son bureau, son ordinateur portable devant les yeux, éclairant de sa lumière blafarde son visage aux traits tirés. C'est là que tu te rends compte que la soirée l'a effectivement choqué. Tu sais ce que tu veux lui dire, mais pas comment. Maladroitement, tu lui lances ceci :

« Tu sais ce qui nous différencie d'eux, Edouard ? On se demande si ce qu'on fait est bien. On se demande comment on va faire pour ne pas déraper. Pour ne pas devenir eux... Bonne nuit. »

Il te répond par un sourire discret, et tu quittes sa chambre pour rejoindre la tienne.

 

Le lendemain, tu te décides à visiter plus profondément la ferme et les alentours, te demandant comment aménager ce qui ne l'est pas. Levée bien avant les autres, qui doivent regretter de s'être laissés aller dans les bras d'une bonne cuite, tu assistes au lever du soleil et découvres les environs dans une lumière qui se fait plus généreuse. La ferme ne paie pas de mine. Elle est faite de palmes, les murs et le toit soutenus par de petits rondins. Tu te rends compte que Nicholas a fait bâtir un véritable bunker dans une ancienne ferme laissée en l'état.

De la route, on ne peut pas voir que le sol a été creusé et qu'une grande surface se trouve sous le bâtiment. Tu entends un moteur ronronner. Tu te réfugies dans le bâtiment et prends bien soin de fermer la porte. Tu te rends compte que c'est insonorisé. Ce qui signifie que si vous n'entendez pas ce qui se passe à l'extérieur, l'extérieur ne vous entend pas non plus. Nicholas a vraiment fait du bon boulot.

L'électricité est fournie par un groupe électrogène datant de Mathusalem, placé dans une des granges. Le fermier qui vivait là devait avoir une jolie fortune, possédant quand même un terrain assez vaste et trois bâtiments dont deux servaient à stocker. Un doute finit par te traverser l'esprit. Nicholas t'a déjà menti au sujet de Mariette et de la rumeur de l'enfant estropié, peut-être t'aurait-il également menti pour les corps de ferme... En plus, un charnier a été découvert dans ce grand champ, derrière la ferme. Deux ou trois petits autels posés par des paysans du coin sont encore en place, contre un arbre rabougri.

 

Nicholas convoque tout le monde à la première réunion de crise dès qu'il parvient à mettre un pied hors de sa couche. Vous êtes tous autour de la table, devant des verres d'eau cette fois-ci. Il a réussi à contacter les dernières personnes grâce à la radio de l'une des voitures. Main Folle vient d'être enlevé sur son lieu de travail - il est fonctionnaire dans les services de l'adoption - il arrivera dans l'après-midi.

Main Folle... Déjà, à l'époque, c'était un être vil et ambitieux qui retournait toujours sa veste du bon côté, toujours avec les plus forts, les puissants. Il se dorait la peau au soleil des autres, ceux qui avaient ce maudit charisme capable de faire avaler des couleuvres à n'importe qui, éduqué ou non. L'éducation ne comptait plus. La religion non plus. On allait jusqu'à arrêter des gens aux belles mains, signe qu'ils ne travaillaient pas la terre, que c'étaient des étudiants, ou pire, des intellectuels, qu'ils polluaient l'esprit des simples. Foutue époque pas si révolue que cela. La méfiance de l'esprit, rien que ça.

D'après ce que tu sais de lui, Main Folle n'avait été que peu éduqué. Il jalousait ces hommes et ces femmes au discours pénétrant, aux manières raffinées, et jusqu'à leur garde-robe occidentale. Il haïssait les moines et les prêtres, dont le métier de prêcher le mettait hors de lui. Il leur préférait les grands orateurs, rejetant en bloc la religion, voulant mener le pays sur la voie royale du communisme... Ils ont été suivis par beaucoup d'exaltés, tellement... Trop... Quand on voit où ça les a menés...

 

Une de ces voitures américaines tout terrain arrive bruyamment. Un problème de moteur sans doute. Devant, ruisselant de sueur, un jeune cambodgien au volant. A côté, un Blanc dont la tête te dit quelque chose. Derrière, tu te doutes que la bâche recouvre Main Folle qui a été chargé d'une façon ou d'une autre sur la plate-forme.

Quand la jeep s'arrête devant la fermette, et qu'elle cale, le cambodgien sort en rouspétant qu'il a échoué pour la troisième fois, qu'il n'a pas les moyens de se payer le permis auprès des fonctionnaires véreux... Et que monsieur le journaliste n'a qu'à conduire lui-même si ça lui chante, ça lui évitera d'être malade...

Le Blanc descend à son tour, prudemment, comme testant de la pointe des pieds la fermeté du sol, s'assurant que rien ne se dérobera sous ses pas. Il porte un sac de toile pour appareils photo. Nicholas sort de la fermette et accueille à bras ouverts le jeune Blanc qui se remet de son voyage, toujours appuyé contre la portière de la voiture. Les voyages sont toujours difficiles pour lui, dit Nicholas en riant. Il te présente Jean - tu ne comprends pas son nom de famille. Un photojournaliste français qui cumule les qualités pour l'exercice de son travail : il parle un anglais exécrable - difficile quand les armées américaines sont présentes à peu près partout -, a le mal des transports et supporte difficilement la chaleur. Sinon, il fait un boulot formidable.

Tu l'accueilles timidement. Un petit attroupement se forme. Mariette et les autres sortent de la fermette et déchargent l'arrière de la jeep de la grande caisse en bois protégée par une bâche. Des trous ont été aménagés afin de permettre à l'homme enfermé de ne pas mourir étouffé avant le début des réjouissances. Tu frémis, mais il faut bien s'y mettre...

 

Il est assis, les yeux bandés, les mains attachées dans le dos et à la chaise, face à toi. Tête baissée, la respiration à peine perceptible. Il fait le mort. Tu connais parfaitement ce type de comportement pour l'avoir pratiqué, dans le temps, il y a vingt-trois ans. Il attend. Il attend de voir ce qu'il va se passer, il ne sait pas à quoi s'en tenir, il ne sait pas dans quel merdier il est tombé. Il a peur, il crève de peur, mais il ne veut pas le montrer tant qu'il ne sait pas de quoi il doit avoir peur.

Et il faut dire qu'il a de la bouteille, le vieux. Il n'a pas changé, lui. Toujours aussi maigre, les traits du visage taillés à la serpe, un regard d'aigle, des muscles fins. Il a même perdu son ventre, car maintenant qu'il n'est plus un décideur, il doit travailler, assumer sa famille financièrement, subvenir à ses besoins d'une façon moins extrême.

Tu te prendrais presque de pitié pour cet homme, qui, tête baissée, attend toujours le coup qui partira - ou pas - la voix qui hurlera - ou informera. Alors qu'Edouard est à la porte, gêné, se demandant lui aussi ce qu'il est venu faire dans ce merdier, au nom de quelle amitié, de quel pacte de sang il est venu se fourrer là, s'il te doit autant que tu lui demandes, si c'est vraiment utile, tout ça - alors qu'Edouard est à la porte, gêné, tu prends soudain la plus grande respiration que tu peux, et expulses bruyamment tout ton air et ton appréhension d'un coup. Puis tu prends ta voix la plus dure, pour sortir ce discours tout prêt que l'homme assis connaît si bien pour avoir ânonné des mois durant, pour avoir entendu des bourreaux le prononcer, bourreaux à partir de quinze ans, parfois moins. Mais il fallait bien manger pour exister...

 

Tu le cuisines pendant des heures, alternant avec Edouard, toujours présent. Tes nerfs s'éprouvent à cet exercice, mais tu as été trop loin, depuis cette fois où tu as accepté l'idée de Nicholas, cette idée que vous êtes en train de mettre en pratique, pour renoncer, pour faillir. Il te semble que tu joues un rôle qui a depuis toujours été fait pour toi, que tu enfiles un costume qui t'est destinée, que tu récites un texte que tu connais pour l'avoir écrit. Et tu voudrais que ce rôle reste un rôle, tu ne voudrais pas te laisser emporter par l'exaltation, cette impression de puissance, d'être un démiurge choisissant qui doit vivre. Tu voudrais ne pas devenir comme celui qui est assis, tête basse, devant toi.

Des cris poussés quelque part dans le sous-sol, proches, si proches, t'interrompent un instant. Edouard s'efface immédiatement, pour aller voir ce qu'il se passe. Il revient, un sourire incertain sur les lèvres, t'attire une seconde dans le couloir, où tu vois Mariette, assis sur un tabouret, tapant dans un carton plein de feuillets avec une barre de fer, braillant comme un dément. Un instant, un tout petit instant, tu perds pied, voulant toi aussi te mettre à hurler, mais d'un rire nerveux. Tu serres tant les dents pour te reprendre que tu sens le grincement résonner dans ton crâne. Tu refermes à la volée la porte, laissant Edouard se calmer dans le corridor. Là, tu l'entends se mettre lui aussi à hurler, frappant contre les murs, braillant ce qui te semble être des insultes en français, à moins que ce ne soit dans son patois régional...

L'homme assis sur la chaise a les épaules moins affaissées, la tête relevée, et semble vouloir te voir à travers son bandeau. D'une voix assurée, il te demande si c'est une blague, tout ça. Sans même penser à ce que tu fais, tu lui lances ton poing en travers de la figure, tellement fort qu'il tombe en arrière, avec sa chaise, et se met à saigner de l'arcade.

D'un ton très dur, tu lui dis que non, ça n'est pas une blague.

 

Quand tu prends un peu de repos, pendant ces trois semaines, tu te prends à t'imaginer en harpie, le visage transfiguré par la haine, les yeux injectés de sang. Tu imagines ton mari ne te reconnaissant pas, ta fille te fuyant par peur. Tu imagines ne plus pouvoir mener une vie normale, ne plus avoir tout bon sens commun te permettant de faire la différence entre le bien et le mal, ne plus pouvoir mener une vie normale car cette vie est minée, et que tu es le détonateur.

Alors, pour redescendre comme on dit de ce délire, tu te prends à penser à tes projets, des projets bassement matériels et réalisables, que tu dois changer le réfrigérateur, réparer la courroie de distribution de la Bentley, inscrire ta fille à ce cours de danse, mais en avance cette fois-ci, car il est très demandé. Tu reprends un instant pied dans la réalité, même si c'est une réalité rêvée, fantasmée, désirée, une réalité toute proche, à ta portée, juste après ces quelques semaines hors du temps.

 

 

L'affaire est grave. Vous êtes tous réunis dans la grande salle. Le premier coup, c'est toi qui l'as donné. Tu es rapidement sortie pour éviter que cela ne se répète. Le premier à avoir dérivé est le placide Nicholas, qui pourtant est - si on peut le dire - un habitué des situations à risques. Il a été prisonnier six mois environ au Cambodge et cinq semaines au Liban. Il en a conservé de longues cicatrices effilées sur le dos, et de petits ronds sur les bras, notamment. Il ne s'est pas vraiment expliqué, mais il est sorti de ses gonds, en questionnant Main Folle. Il l'a frappé jusqu'à ce que celui-ci soit suffisamment sonné pour ne plus pouvoir sortir son venin, comme disait Nicholas. Edouard a tenté de le retenir et a fini par l'empoigner et le jeter dehors. Il n'aurait jamais dû aller aussi loin.

C'est pour cela qu'ils sont toujours par deux lors de ces interrogatoires. Pour que l'un retienne l'autre.

 

Vous êtes tous assis autour de la table de réunion dans cette grande pièce. Silencieux, soucieux, le souffle court, le corps lourd et la tension sourde. Vous savez qu'à l'issue de cette réunion, ce petit jeu entamé trois semaines plus tôt peut s'arrêter, ou ne plus être un jeu. Jusqu'à présent, ce n'était que de la torture psychologique. De celle qui ne laisse aucune trace visible. Mais en même temps, vous savez tous également que peu de victimes ont été suivies quand elles ont repris le cours normal de la vie - si tant est que cela est possible - quant aux bourreaux, à ceux qui rééduquaient les dissidents, il n'a jamais été question de les rééduquer eux-mêmes, de désamorcer ces bombes humaines lâchées dans le monde, menaçant d'exploser à un moment où un autre, conscientes du pouvoir qu'elles ont eu, et dont elles ont été privées.

Juste de la torture psychologique, donc. Leur faire peur, leur rappeler le bon vieux temps, avec juste un petit changement dans la distribution. Que les valeurs se sont inversées. Que le monde est familier, mais irrémédiablement changé. Qu'ils ne sont plus du bon côté.

Et tous, vous avez été altérés. Votre corps et votre esprit. Car, c'est vrai, vous êtes du côté des gentils, qui font de méchantes choses sur les méchants d'hier, mais qui le font pour les bonnes raisons. Vous avez tous ces raisonnements en tête, autour de la table, silencieux, presque boudeurs. Vous savez tous que celui qui brisera ce silence marquera la fin d'une étape, peut-être la fin d'une expérience.

Cela fait longtemps que tu n'as pas parlé à ton mari. Tu ne veux pas lui parler tant que tout cela n'est pas clair. Tu ne veux pas lui dire que tu crois que tu es en train de devenir un monstre, que les autres aussi ont beaucoup changé, que Nicholas a failli tuer à mains nues un homme. Qu'à force de vouloir donner des leçons, vous êtes en train de répéter l'histoire. Never again. Mon œil !

Rien en toi ne t'a encore décidée à agir de façon rationnelle quand ton corps se lève, tout seul, sans que tu ne t'en aies même rendu compte. Tu regardes tristement chaque personne qui a posé les yeux sur toi, dans l'attente de ce que tu vas dire. Tu soupires et tu te lances.

« Je ne ferai pas un long discours. Mais je crois que c'était une erreur. Nous sommes en train de devenir comme eux. Et si nous devenons vraiment des monstres, nous ne vaudrons pas mieux qu'eux, et cette expérience n'aura servi à rien. Je pense que l'on devrait s'arrêter là, avant de commettre un meurtre. »

Tous gardent le silence, longtemps, très longtemps. Même si ce n'est pas avec leurs mots, tu as dit ce qu'ils pensaient. Nicholas  est toujours enfermé sur lui-même, recroquevillé autour de sa honte. Il a pété les plombs, a-t-il dit. Lui, le grand humaniste, l'œil de l'humanité, le témoin de l'histoire et des atrocités à ne pas répéter. Plus jamais ça. Cela lui laisse un goût amer dans la bouche.

C'est peut-être parce que tu le regardes d'une étrange façon que les autres se mettent à se lever, les uns après les autres. A un moment, à force d'entrer dans la routine, vous avez tous développé un langage qui se passait de la parole, et là tu te rends compte qu'il existe, ce surlangage, cette absence de mots. Tu t'approches de Nicholas, toujours assis roulé en boule sur sa chaise comme il a l'habitude de le faire, mais en plus ramassé encore, en plus enfantin. Tu poses tes deux mains sur ses épaules, le temps qu'il se détende, qu'il se déplie, qu'il respire un bon coup.

« - Nick, battre ce type était une erreur. Mais ni toi ni moi n'aurions pu nous passer de cette expérience. Tu sais pourquoi ? Parce qu'on a réappris l'essentiel, on l'a redécouvert. Ce dont on a tous besoin. Moi, j'ai besoin de mon mari, de ma fille, de ma famille et de mon quotidien. C'est de cela dont nous avons tous besoin. De l'amour, et de la douceur.

 

- Tu te souviens de la petite Vénézuelienne, tu sais, la fille que j'ai mise enceinte il y a deux ans ? Elle m'écrit, tous les mois. Je ne lui ai jamais répondu, depuis deux ans... Elle a un fils. Enfin. Nous avons un fils. Omarito. Il a fait ses premiers pas. Je vais me sortir la tête du sable, oublier un peu les conneries des autres, les miennes, et aller construire quelque chose de beau, avec elle, si elle le veut bien. Omarito. Tout ce que j'ai réussi à faire de bien dans ma putain de vie. Tout ce dont je sois fier et que pourtant je ne mérite pas. C'est si simple, en fait... Tellement simple, parfois, qu'on n'y pense même pas.

 

Note de fin de chapitre:

J'espère que la lecture ne vous a pas été trop désagréable, et merci pour l'accueil de ce texte qui a 18 ans (je continue de recycler mes vieux machins, ça ne sert à rien qu'ils dorment sur l'ordi)

Vous devez vous connecter (vous enregistrer) pour laisser un commentaire.