Comme je suis un assassin, on m'a enfermé seul, dans une cellule plus surveillée que les autres. On m'a condamné à mort, ainsi se finira la vie d'un gibier de potence. Le juge prononça son jugement sans vraiment y porter attention, il y a trop de petits truands qui tuent les honnêtes bourgeois pour qu'on prenne le temps de trouver des circonstances atténuantes. A mort !
Ce verdict n'a pas éveillé de révolte en moi ou un quelconque sentiment d'injustice. Ils ont raison, j'aurais fait pareil. La loi du Talion, oeil pour oeil. Pour chaque bourgeois tué dans un cambriolage, on guillotinera une canaille ; si on l'attrape.
Ils m'ont harponné facilement, j'ai fait trop de bruit. Alors ils m'ont enfermé ici, dans la cellule aux murs gris, où le plâtre gratté par d'autres truands s'effrite et laisse à l'occasion apparaitre un nom, gravé avec la petite lame qu'un résident aura planquée sous son matelas, et qui sert à l'occasion à intimider les petits arsouilles. Je suis un assassin, ne l'oublie pas.
Dans le couloir des assassins, toutes les histoires n'ont pas la même saveur. Tous les tueurs ne se valent pas. On admire celui qui a tué dans une empoignade entre clans, on sourit en voyant celui qui ira à la guillotine pour ce meurtre passionnel qui fait rougir ceux de la Haute. Cela sent tellement la bohème, ce malfrat tuant sa petite amie parce qu'elle allait trop souvent faire la putain, on se croirait presque au théâtre, et le gazetier se régale. Mais mourir pour un petit couteau planté dans la bedaine d'un bourgeois en pyjama et flanelle n'a rien de glorieux, j'aurais pu faire mieux si j'avais su la fin de l'histoire...
Un meurtre beau, presque légitime, quelque chose qui aurait fait frémir l'assemblée pendant ce procès bâclé. Je vois se dérouler devant mes yeux un scénario bien différent de celui que j'ai connu : la salle d'audience est la même mais cette fois, elle déborde de journalistes et mon avocat brille d'une éloquence que je ne pouvais pas soupçonner quand on m'a présenté ce petit homme terne, plus triste et insolent qu'un animal de zoo. Et les témoins se presseraient à la barre pour conter avec feu mon exploit, et des dames dans la salle s'évanouiraient à l'entente de ces récits. Je ne changerai rien à l'issue du procès, ce serait une condamnation à mort, pour un crime qui me mériterait et qui ferait parler de lui. Je suis un assassin, ne m'oubliez pas !
Mais je sors de ma divagation et reviens au plâtre de mes murs. La lumière glisse au soupirail minuscule qui aère la cellule, je suis étendu sur mon petit lit de cuivre qui grince au moindre mouvement. Je m'interroge sur le bruit que fait la guillotine quand elle tombe. Il y a sans doute un crissement, est-il comparable au grincement insupportable de mon lit ? Ou bien la lame est-elle huilée pour fendre l'air sans un bruit et ainsi glisser dans la mort sans même s'en même qu'on s'en rende compte ?
Je ne crains pas tant de mourir que de gâcher ce dernier instant, qu'au moment de mettre ma tête au dessus du panier, je devienne faible et ajoute au ridicule de mon meurtre, le ridicule de ma mort.
L'inactivité de la prison a aiguisé mon sens du ridicule, et me rend sensible à l'horrible condition du prisonnier dont chaque action, même la plus intime et la plus secrète, est contrôlée, minutée. Le moindre geste familier est épié par les gardiens qui transforment peu à peu la vie de ces fiers bandits en farce. Ceux qui tinrent le haut du pavé dans les rues de la ville, maintenant s'accrochent au privilège de faire leurs besoins dans un espace fermé. Chaque jour qui passe voit partir un autre morceau de ma dignité.
Et il n'y a rien d'autre à faire ici que contempler son petit désastre ou regretter ce qu'on n'a pas bien fait. Car plus que le remord, c'est le regret qui envahit peu à peu l'espace exigu de ma cellule, et comme beaucoup de condamnés, je ressasse non pas l'ignominie de mes actes mais quelle manière m'aurait permis d'en sortir autrement. Dans le silence qui envahit la prison au crépuscule, j'entends presque les cerveaux en marche des autres détenus qui s'interrogent sur la façon qu'il aurait fallu employer pour perfectionner ce plan imprudent. Je suis un assassin, je n'oublie rien.
Le soir dans la prison qui s'endort est un moment où est permise une sorte de grande méditation collective. Chacun s'échappe des murs de plâtre et oublie un instant son pauvre destin d'oiseau en cage et redevient un homme. Car sans liberté, nous ne sommes plus hommes, tout juste animaux condamnés à tourner sans fin dans un petit manège. C'est sans doute ce qui me rend la prison le plus insupportable et me fait accepter de bonne grâce la mort. J'ai souvent entendu de la part de compagnons forbans « plutôt crever que rester au mitard », je ne pensais pas comprendre si bien cette expression un peu galvaudée qu'on a trop employée pour en garder le sens profond. Profond comme le trou qu'est la taule, insupportable univers inanimé où l'on nous entretient et nous nourrit, comme on soigne des plantes jardinières arrachées à la prairie, et qui ne quitteront plus jamais leurs pots. Jusqu'au fauchage, s'il a lieu.
Je suis dans le couloir des assassins et cela me prive de la possibilité de pouvoir espérer en l'évasion. Trop entouré, trop surveillé, toute route m'est coupée. J'ai la chance d'accepter la mort, là où d'autres pleurent et se lamentent des jours entiers. Sans doute sont-ils de la race qui s'accommode de la vie en prison, moi j'espère en la guillotine comme on espère de la porte restée entrouverte derrière un gardien distrait. Elle m'apportera ce que je n'ai su me donner à moi-même.
Enfoncer le canif dans la panse du bourgeois, c'était quelque chose de presque naturel, mais m'infliger moi-même l'infamante mort par pendaison avec les draps de mon lit, je n'ai jamais pu m'y résoudre. Je veux que ma sortie soit réussie, je veux une belle mort.
Une belle mort, c'est tout ce qu'il reste pour rattraper le gâchis de ce coup raté. Je serai le condamné à mort qui restera dans la mémoire du bourreau. Le condamné superbe qui sera allé à la Mort avec panache. Je me vois doser la gravité de ma marche pour aller jusqu'à la guillotine, fixer sur mon visage l'expression dure et digne de l'homme courageux et enfin mourir comme on meurt à l'opéra, avec flamboyance et inflexibilité. Voilà une mort qui effacera le reste et me désenchainera au passage du plâtre de la prison. Je suis un assassin et vous ne m'oublierez pas.
C'est aujourd'hui qu'on me guillotine, le jour pointe au soupirail. Je suis résolu et j'ai déjà la posture de celui qui deviendra noble par la lame qui décapite les crapules. Je quitterai le monde à regret sans doute, mais j'en ai oublié la saveur dans ma geôle.
Je prends le chemin qui s'ouvre à moi, même s'il mène au bourreau. Je deviens le prince qui tendra son cou avec morgue. Pas de gloriole, juste être homme dans la mort. Je me fige, le pas des gardiens s'approche, voici venu le moment de tresser ma propre couronne de laurier et de devenir un souvenir immortel dans l'esprit des autres.
Ils arrivent. Je suis debout près de mon lit, mon maintien est ferme, aucune peur ne se lit sur mon visage. Je suis juste heureux de quitter définitivement la prison, de ne pas y croupir un instant de plus.
Là-bas m'attend ma liberté, ma dignité, mon apothéose. Je suis l'assassin que vous ne pourrez oublier.
Mais le gardien qui s'arrête devant la porte n'a pas l'air solennel que je m'attendais à voir. Sa voix est enjouée quand il me dit :
- On ne te guillotinera pas aujourd'hui. Le président t'a accordé sa grâce. Ta peine est commuée en prison à perpétuité.
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Notes :
Jean Genêt est mort en avril 1986. Je suis né en avril 1986.
Son écriture m'a toujours inspiré et fasciné.
Petit hommage où je réinterprète certains thèmes qui lui étaient chers.
Son écriture m'a toujours inspiré et fasciné.
Petit hommage où je réinterprète certains thèmes qui lui étaient chers.
Note de fin de chapitre:
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