Retenant sa respiration, elle rampa, s’approchant de la source des voix. Cassi se redressa, cachée par un épais buisson de ronces, et observa la scène sous ses yeux.
Gabryel, le front barré d’une large coupure sanglante, se tenait face à un homme un peu plus grand que lui, mince et élancé, aux cheveux d’un noir corbeau qui balayaient ses épaules. Son visage, bien que dans l’ombre, était pâle, ses pommettes hautes et ses joues creuses. Sa silhouette androgyne se drapait dans une armure argentée, une cape noire et légère flottait dans son dos. A la naissance de ses omoplates, deux ailes aussi sombres que ses cheveux, tressaillaient tandis qu’il parlait sèchement à son vis-à-vis.
“Je n’ai rien à te dire, crachait-il.
-Tobias, je pense que nous nous trompons de combat.”
Le lieutenant Gabryel l’implorait du regard.
“Vraiment ? Qui m’attaque, qui ruine mon travail ? ricana l’homme.
-Tu enlèves d’honnêtes gens pour en faire des esclaves, je n’appelle pas ça un travail, répondit froidement Gabryel.
L’homme plissa les yeux, l’air mauvais.
“Tu devrais t’occuper de ta petite armée, lieutenant Gabryel.
-Tobias, tu ne comprends pas.”
Gabryel s’était avancé de quelques pas, forçant le dénommé Tobias à reculer.
“J’ai besoin de ton aide. Les choses commencent à bouger, mais les Rheng ont de plus en plus de partisans. Alield a reçu un message des dieux, la planète n’a pas assez de sang, et bientôt elle enverra ses créatures se nourrir. Avec toi à nos côtés, nous pourrons peut-être sauver un peu plus de monde…
-Gabryel, le coupa Tobias.
Le lieutenant se tu, l’espoir vacillant dans ses yeux verts. Tobias secoua la tête, les lèvres pincées.
“Je ne partage plus ces idées depuis longtemps. Et je suis heureux de servir la planète.”
Sa déclaration sonnait faux. Mais le blond baissa la tête, les yeux clos de déception.
“Je comprends.”
Une exclamation dédaigneuse lui répondit, une colère froide brûlant dans le regard du brun.
“Tu comprends ? Alors pourquoi me harcèles-tu depuis ce qu’il s’est passé ? Je ne veux plus entendre parler de toi ou d’Ana, je te l’ai déjà dit.”
La voix de Tobias vibrait de colère et de douleur.
“Je sais…, murmura Gabryel.
-Tu sais ?”
La question était doucereuse, un feu dangereux voilait les yeux dorés de l’homme. Ses mâchoires se serraient de fureur, tandis que ses poings se fermaient convulsivement.
“Si tu sais, alors ne reviens plus.”
Il fit un pas en arrière, une expression dure sur le visage. Ses ailes se dressèrent dans les airs.
“Je ne veux plus jamais te revoir.”
Sur ces mots, les ailes s’abattirent, et Tobias prit son envol.
Cassi trébucha maladroitement jusqu’au champ de bataille, l’esprit empli d’interrogations. Qui était ce Tobias ? Quel était le sens de cette bataille, si Gabryel voulait s’allier à eux ? L’armée d’Anaflor avait décimé la moitié des guerriers ennemis qui, pour la plupart, fuyaient dans les bois.
Enjambant les corps inertes, Cassi se dirigea vers Alield, qui finissait de démembrer un homme particulièrement maigre. Elle paraissait épuisée, mais le feu de la bataille qui brûlait dans ses prunelles n’avait pas terni, et elle avait l’air de pouvoir se battre encore des jours durant.
Savait-elle ce que faisait leur lieutenant ? A entendre Gabryel, Tobias savait qui elle était. Elle recevait les messages des dieux, se rappela Cassi. Une chamane, une devin ? Peut-être savait-elle déjà ce qu’il se passait. Cassi devait lui en parler.
“Alield, appela-t-elle.
Le regard de la guerrière se posa sur elle, lui adressant un sourire éclatant.
“Cas ! s’exclama-t-elle en la rejoignant. Belle bataille, non ? Mieux que la dernière à Igrag, même si celle à Kavashmizevel m’a laissé de sacrées cicatrices.”
Alield avait un air rêveur, nostalgique de ses anciens mais glorieux combats.
“Je ne peux pas comparer, c’est ma première, grimaça Cassi sans relever le surnom.
-Vraiment ?”
Les yeux écarquillés, elle secoua la tête avec admiration.
“Tu feras une bonne générale, si tu t’en donnes les moyens, déclara-t-elle d’un air entendu.
Cassi opina, touchée par le compliment. Mais elle détourna rapidement la conversation. Elle devait avoir le cœur net.
“J’ai surpris Gabryel avec un dénommé Tobias, annonça-t-elle de but en blanc.
Elle s'attendait à de la surprise, un froncement de sourcils ou bien du ressentiment, mais sûrement pas à un rire amusé.
“Et ? Ils se sont sautés dans les bras ? Non, mieux, ils se sont embrassés ?
-Comment ça ?
-Quoi, tu ne connais pas l’histoire d’amour légendaire des lieutenants Tobias et Gabryel ?”
Cassi s’étrangla de surprise. Elle repensa aux deux hommes, à Gabryel qui suppliait Tobias de revenir l’aider, aux remarques acerbes du lieutenant aux cheveux sombres.
“Officiellement, expliqua Alield, ils n’ont jamais été ensembles. Mais au bon vieux temps, quand Tobias était toujours notre lieutenant, eux deux étaient inséparables. Et disons qu’une fois alcoolisés, ils étaient plus qu’inséparables, si tu vois ce que je veux dire.”
Elle haussa les sourcils d’un air suggestif, ses lèvres étirées en un sourire goguenard.
“Je vois, acquiesça Cassi, amusée.
Gabryel avait mené ses troupes de retour à Ganeper, et invité les généraux à se joindre à une petite assemblée. Cassi avait suivi les guerriers, avait rendu ses armes et son armure.
En sortant de l’armurerie, où Neramast était affairé, elle sentit un malaise poindre. C’était une sensation étrange, lourde et désagréable, comme si son estomac se retournait sur lui-même. Les soldats ne lui prêtaient pas attention, et Alield était introuvable. Que devait-elle faire ? Ses yeux parcoururent la rue encore déserte aux premières heures du matin. Une angoisse familièrement écrasante se faufilait dans sa poitrine, alors qu’elle apercevait une bouteille brisée dans un recoin sombre. Mûe par une sombre intuition, elle décida de retourner à l’armurerie.
Neramast, les manches retroussées et les sourcils froncés de concentration s’activait à frotter le sang d’une hache usée par le temps.
“Neramast, je peux faire quelque chose pour t’aider ?
-Cassi ? fit-il d’un air surpris. Tu n’es pas allée te reposer avec les autres ?”
Il se redressa, s’essuyant les mains sur son tablier de travail.
“Non, j’avais envie de…”
Elle réfléchit un instant. Il est vrai qu’elle aurait pu suivre les autres guerriers, se rendre à sa chambre ou rester à l’assemblée.
“J’avais envie d’être utile, déclara-t-elle finalement.
Neramast passa sa main dans ses cheveux blonds et lisses, recoiffant les mèches collées par la sueur.
“Tu es forgeronne, c’est ça ?
-Oui.
-Alors on va devoir travailler ensemble, dans tous les cas, sourit-il.
Cassi se retrouva alors à astiquer les armes abîmées, leur rendant leur beauté initiale avec un chiffon humide. Elle venait de terminer une longue épée au manche couleur rubis quand, en essuyant son front d’un bout de sa manche, elle vit le soleil déployer ses premiers rayons à l’horizon.
Elle n’avait pas dormi, mais elle ne sentait pas une once de fatigue dans ses membres. Sûrement l’adrénaline de la première bataille, lui avait assuré Neramast.
“Bon, déclara-t-il en retirant ses gants, peut-être qu’il faudrait soigner ta vilaine entaille avant de faire le don du jour, tu ne crois pas ?”
Prise de court, elle le dévisagea avec des yeux ronds.
“Le don ?
-Le don de sang, répéta-t-il. Anaflor et Gabryel ne t’ont pas expliqué la tradition ?”
Cassi fit marcher sa mémoire, un peu perdue. Elle se souvenait que le lieutenant avait abordé ce sujet quand ils avaient discuté en privé, mais elle ne savait pas réellement de quoi il en retournait.
“Gabryel l’a mentionné, oui. Mais je n’en sais pas plus, répondit-elle.
-Alors suis-moi, je vais t’apprendre.”
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