Ganeper était une grande ville. Les rues étaient larges, et les bâtiments très hauts. C'était l'hypercentre, à la pointe de la technologie. Il n'était pas encore très tard dans la soirée, et la population qui flânait ne cessait de fasciner Cassi. Tous possédaient de longues oreilles, des peaux de toutes les teintes pastelles, et lorsqu'ils ne chevauchaient pas un skrir ou ne marchaient pas, ils étaient installés dans de petites voitures semblables à celles du 18e siècle, poussées par une énergie qui émettait une drôle de fumée verte.
Mais ses regards curieux ne passaient pas inaperçus, et souvent, on fronçait les sourcils à son analyse appuyée. Parfois, on crachait sur son passage, on parlait en la fixant par-dessus une épaule. Son apparence ilienne ne passait apparemment pas inaperçue.
Cassi fut soulagée lorsque Anaflor les fit bifurquer dans une rue adjacente, loin des grands boulevards pour s'enfoncer dans des ruelles pavées, plus étroites, où des petites maisons brinquebalantes de bois et de métal avaient remplacé les gigantesques gratte-ciels. Après un bon quart d'heure, Anaflor fit s'arrêter Pako devant l'une des nombreuses maisons tordues.
"Ce n’est pas le grand luxe, mais c'est toujours plus discret qu'en ville."
Cassi acquiesça, silencieuse. Elle sauta du skrir, mais resta à ses côtés, savourant la chaleur de l'animal.
"On ne va pas le laisser dans la rue, quand même ? s'inquiéta-t-elle quand elle vit la blonde retirer les lanières des longues oreilles.
Anaflor lui adressa un sourire amusé.
"Tu y tiens, à ton Pako, fit-elle remarquer.
Elle lui flatta l'encolure, et l'affection qui scintillait dans ses yeux rassura Cassi.
Pako fut installé dans une petite grange confortable et chaleureuse, tapissée de foin et agrémentée d'une fontaine à eau. Le skrir s'y installa avec plaisir, puis Anaflor fit signe à Cassi de la suivre vers l'entrée, de l'autre côté de l'habitation. Elle frappa à la porte, trois coups rapide et un autre plus fort, puis entra.
Une grande salle aux lueurs rougeoyantes sous le feu craquant une large cheminée abritait une dizaine de tables de bois brut, où quelques personnes aux muscles épais étaient attablées. Sur la gauche s'enfonçait un bar sculpté de figures et motifs floraux d'une remarquable délicatesse, et tout autour deux serveurs s'activaient. Ce fut tout ce qu'elle put voir, car la silhouette large et haute d'un homme se dessina dans l'entrebâillement de la porte.
“Anaflor ! s’exclama-t-il avec un large sourire.
Des cernes lourds se creusaient sous ses yeux verts, qui brillaient néanmoins d’une lueur de soulagement. Il donna une accolade à son amie, qui se détourna pour présenter la forgeronne d’un autre monde.
“Voilà Cassi, qui vient de la Terre. Elle forgera pour nous.
-Je suis Gabryel, le lieutenant d’Anaflor, salua-t-il.
Il y avait cependant un quelque chose, une émotion, une sorte de doute dans les yeux de Gabryel qui mettait Cassi mal à l’aise.
“Et accessoirement mon meilleur ami, ajouta la blonde.
-Ton seul ami, corrigea-t-il avec un sourire moqueur.
Anaflor esquissa un mouvement de défi, puis le repoussa vers l’intérieur.
"Allez, entrons."
Le silence se fit alors que la présence d’Anaflor se faisait remarquer. Le respect, l’admiration se lisait sur tous les visages, jusqu’au moment où les regards se posèrent sur la silhouette étrangère qui l’accompagnait. Un mélange d’hostilité, de méfiance et de mépris suintait de leurs sourires forcés.
Mais Cassi avait déjà vécu ce genre de rejet. Des formes bien pires. Alors elle releva la tête, bien qu’elle sache que seule son apparence provoquait ces réactions désagréables.
Anaflor eut à peine le temps de saluer la salle qu’un homme, à l’avant, aux bras musclés et court sur pattes, se leva de sa chaise. Il s’avança vers Cassi d’un pas déterminé, la haine dansante dans ses petits yeux noirs.
“C’est qui ça ?”
Fondamentalement, il n’avait rien dit de mal. C’était l’agressivité dans son ton qui fit plisser les yeux de la rousse, qui ne cilla pas sous l’air hostile de son vis-à-vis.
“J’allais y venir.”
Le ton glacial de la cheffe eut pour effet d’intimider toutes les personnes présentes.
“C’est une forgeronne, d’un autre monde que le nôtre. Elle fabriquera nos armes.”
L’homme pencha la tête, comme s’il la jaugeait tel un morceau de viande.
Puis il cracha à ses pieds une glaire énorme, avant de lui grincer au visage :
“C'est qu’une sale race.”
L’effet fut immédiat. Gabryel et Anaflor se rapprochèrent d’un seul mouvement, et l’assemblée se redressa, choquée.
Cassi avait saisi l’homme par la gorge, le bras tendu, et le tenait en l’air. Son visage s’était métamorphosé : d’un air calme, respectueux, il s’était figé, inerte, aux yeux tellement mauvais que même l’enfer les craindrait.
Anaflor fit reculer son lieutenant, et s’approcha prudemment. Elle ne reconnaissait pas la petite humaine qu’elle avait rencontré dans la montagne. Prête à intervenir, elle leva une main vers la rousse.
“Insulte-moi encore une fois, siffla soudainement Cassi d’une voix aussi coupante que la lame des épées qu’elle forgeait. Et tu verras.”
Elle le projeta sur le sol sans grâce.
L’homme s’éloigna, crachotant ses poumons, une main sur sa gorge et s'aidant de l'autre pour ramper le plus loin possible de la brune. Celle-ci, cependant, se détourna de lui, prenant une expression plus douce. Elle lança un coup d'œil à la cheffe.
“Excuse-moi, Anaflor, fit-elle d’un ton neutre.
La blonde plissa les yeux, encore méfiante. Mais rien dans l’expression tout juste radoucie de Cassi ne semblait faire montre d’une dangerosité immédiate. Néanmoins, elle aurait deux mots à lui dire.
“Agragor, fais preuve de respect. Elle ne porte que l’apparence d’une Amp, pas leur esprit.”
Agragor acquiesça en silence. Il semblait furieux, mais il comprenait l’argument de la blonde.
Anaflor reprit alors son discours, ne mentionnant plus Cassi. Cette dernière put observer la salle à sa guise. Les hommes et femmes présents étaient tous des généraux d’armée selon les dires, et menaient chacun une centaine de guerriers aux quatre coins du continent. Leurs visages étaient graves, couturés de cicatrices, et surtout, une sombre résignation régnait dans leurs yeux. Certains regardaient Cassi avec espoir, peut-être même une pointe d’admiration, d’autres l’insultaient du regard, ou l’ignoraient complètement.
Ce genre d’accueil ne la touchait pas. Elle savait que c’était son apparence qui posait problème, et elle se faisait la promesse d’en apprendre plus sur cette espèce si haïe.
Lorsqu’Anaflor annonça la fin de la réunion et que l’assemblée reprit ses activités, Gabryel vint la trouver. Il souriait, et la prit chaleureusement par l’épaule, mais il était flagrant qu’il voulait lui parler en privé.
“Je t’offre un verre ?
-Volontiers, accepta-t-elle.
En deux temps trois mouvements, ils furent installés dans un coin un peu à l’écart, cachés par un paravent de bois clair. Il y avait quelques petites tables basses, des canapés larges, d’énormes fauteuils, il y avait même un bar privé en or massif. Gabryel l’invita à s’installer dans l’un des fauteuils du fond qui se faisaient face, tandis que lui s’asseyait en silence. On entendait les voix s’exclamer d’ivresse, le rire fort d’Anaflor résonner par-dessus le brouhaha ambiant.
“J’imagine que tu te demandes pourquoi je t’ai prise à part.”
Cassi haussa les épaules. A vrai dire, elle pensait qu’il allait lui faire des reproches par rapport au comportement qu’elle avait eu envers le dénommé Agragor.
“Je suis désolée, je ferai attention.”
Gabryel fronça les sourcils, l’air étonné.
“Attention ? A quoi ?”
Elle le dévisagea.
“J’ai menacé un général.”
Il n’eut pas de réaction pendant une poignée de secondes. Sincèrement inquiet, il se pencha vers elle.
“C’est ça qui t'inquiète ? De t’être défendue contre une attaque injustifiée ?”
Prise de court, elle balbutia quelques mots vides de sens.
“Non, reprit-il, c’est une bonne chose que tu saches te faire respecter, au vu de la forme ioréenne que tu as pris.”
Il s’installa plus confortablement, tandis que Cassi se détendait. Bien qu’elle n’ai pas pris à coeur la réaction haineuse du général, elle se sentait plus en sécurité, à présent. Elle avait du soutien, celui du lieutenant.
“Qu’est-ce que Ana t’as raconté ?”
Cassi réfléchit un instant. Anaflor ne lui avait pas dit grand-chose, au final, mais la perspective de servir à quelque chose, et surtout, de pouvoir s’enfuir du monde horrifique que la Terre était devenue l’avait convaincue bien plus que n’importe quel grand discours. Si son existence, sa vie, pouvait être mise au service d’une quête plus grande qu’elle, c’était volontiers, songea-t-elle.
“Il y a une guerre, vous avez besoin d’un forgeron, et… c’est tout.”
Il se laissa tomber en arrière avec un soupir las.
“Bien. Donc elle ne t’as même pas expliqué qui nous sommes, ce qu’est notre planète et les dangers à affronter avant de prendre la décision de t’enlever à ton monde.
-Elle n’avait pas besoin, j’avais déjà accepté.
-Sans savoir dans quoi tu te lançais ?
-Ça m’est égal.”
Gabryel se tut, l’air insondable. Il prit le temps de boire une gorgée de sa boisson brunâtre, puis, d’une voix mesurée, il répondit :
“Même si ça t’es égal, il faut que tu sois au courant. Iorah est une planète vivante, elle se nourrit du sang de ses habitants. Chacun doit, une fois par jour, faire don d'une certaine quantité. Mais parfois, les dons ne sont pas respectés.”
Il prit une intense inspiration, comme si les mots qu’il allait prononcer lui en coûtaient déjà.
“Quand la planète n’a pas eu autant de sang qu’elle le veut, elle envoie des créatures, des monstres, pour que le don soit honoré par la force.”
Pendant que Cassi assimilait les horreurs que lui racontait Gabryel, ce dernier se resservit un verre.
“Nous sommes une organisation cachée, qui protège la population du mieux qu’elle le peut.
-Et c’est pour cette raison que vous avez besoin d’un forgeron, comprit-elle.
Il grimaça.
“Nous avons des forgerons ici, mais il faut savoir que très peu partagent notre opinion. Personne ne souhaite avoir affaire avec nous, de près ou de loin.”
Il avala le reste de sa boisson.
“La grande partie du monde, continua-t-il, est en accord ou résignée à se soumettre à la planète. Ce que nous faisons est illégal.
-Mais, qui vous a demandé de vous battre contre la planète ? demanda Cassi, perplexe. Votre gouvernement ?
-Non. Ce sont nos convictions, à Anaflor et moi. Il existe deux autres organisations criminelles, les Rheng et les Galawan. Les Galawan partagent nos idées, c’est d’ailleurs avec eux que nous avons commencé nos activités. Les Rheng ont des idées totalement opposées, et chassent toute personne manifestant un doute sur la planète. Ils aiment la discipline, l’ordre, l’obéissance aveugle, ajouta-t-il avec un certain dégoût.
Cassi acquiesça, pensive. Elle sirota sa boisson, agréablement douce et sucrée.
“Donc si je comprends bien, déclara-t-elle, vous protégez la population contre son gré.
-Essentiellement, opina Gabryel avec un sourire amusé.
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