L’air s’agitait. Deux ombres aux ailes déchirées planaient dans le ciel orageux, accompagnées quelquefois d’une volute de flammes.
La brise ne soufflait plus, tout était lourd, chaud, dans les rues de Nahika.
Le sang coagulait sur les blessures d’Anaflor, la sueur brillait sur son front pâle, ses cheveux blonds et courts teintés de poussière, de cendre et de carmin.
Ses lèvres sèches laissèrent échapper un gémissement épuisé, alors qu’elle abattait sa lame sur le cou d’une énième créature.
Ses mains tremblaient, et elle sentait la fatigue s’installer paresseusement dans ses membres. Au loin, les lourdes tresses de la forgeronne virevoltaient, alors qu’elle se battait avec une adresse et une force admirable. Anaflor prit quelque secondes pour l’observer, haletante. Cassi avait les qualités d’une guerrière, malgré ses origines terriennes. La blonde se demanda un instant d’où cela pouvait venir. La forgeronne, bien qu’excellant dans son art, avait toujours semblé pacifique : sa façon de promener son chat, son air attentif dans ses grands yeux étrangers, sa douceur et son intérêt pour une cause plus grande qu’elle.
C’était ce qu’elle lui avait confié. Elle voulait servir à quelque chose.
Ses traits fatigués s’étirèrent en un sourire.
Anaflor pouvait comprendre cette motivation. Elle l’avait ressenti plus jeune, alors que ses proches vénéraient la planète, se réjouissant des sacrifices, des bains de sang et des dons quotidiens. Elle avait ensuite rencontré Tobias et Gabryel, deux adolescents empreints de liberté. Avec eux, elle s’était senti devenir utile, pouvoir mettre sa petite vie au service d’une lutte qui la dépassait, et entrer ensuite chez les Galawan… Elle ressentait encore cette bulle de bonheur, alors qu’ils prenaient tous trois la marque tatouée. Mais cette époque semblait si loin à présent, songea-t-elle en caressant distraitement le tatouage sur le haut de son abdomen.
Un souffle d’air la fit se retourner, et alors qu’elle levait sa hache, elle sut que quelque chose n’allait pas. Il n’y avait pas de créature assoiffée, mais une silhouette ioréenne terriblement familière.
Elle hésita un instant, mais ce fut la seconde de trop car Nor tendit sa main osseuse, prononçant une malédiction, et l’autre, armée d’un poignard, s’enfonça dans le ventre de la guerrière.
“Nous n’avons pas fini ! hurla Essln.
Cassi avait été la première à s’agenouiller auprès d’Anaflor. Vikt était venue à ses côtés, mais son visage fin restait impassible. La cheffe de la Rébellion haletait, le sang s’écoulant de sa blessure, et ses yeux brun fixaient le ciel, aveugles.
“Elle est blessée, répliqua Cassi. Et je ne vais pas…
-C’est la guerre ! cracha la grande Amp. Les gens se blessent, et oui, bienvenue dans le vrai monde !”
Cassi allait se lever, prête à se battre avec son aînée, quand Vikt leva la main en un geste apaisant. Son regard intelligent scintillait d’une lueur indéchiffrable.
“Essln, je l’amène à la Cabane.”
Cette déclaration eut pour effet de figer sa sœur.
“Non, déclara-t-elle abruptement.
Vikt pencha la tête, les yeux plissés.
“Je ne veux personne là-bas, ajouta Essln. Ramène-la à son quartier général.
-Elle ne sera pas soignée, si je la laisse aux soins de ses subordonnés.
-Tu as si peu d’estime pour le ioranien de base ? ricana l’Amp.
Vikt lui adressa une œillade noire.
“Sa blessure a été maudite.”
Une fois de plus, Essln sembla perdre ses mots. Elle pâlit visiblement, et ses poings se serrèrent, de colère ou d’angoisse, Cassi ne saurait le dire.
“Bien, acquiesça-t-elle sèchement. Va à la Cabane.”
Le visage de Vikt se détendit, tandis qu’elle adressait un sourire reconnaissant à sa sœur.
“Merci.”
Essln hocha la tête une nouvelle fois, puis fit tournoyer sa hache pour l’abattre avec force sur une énième créature.
Vikt porta deux de ses doigts à ses lèvres, et siffla trois notes aiguës. L’une des formes sombres qui planait au-dessus de leurs têtes cessa ses boucles, et fondit en piqué sur les trois femmes. Tandis que le dragon atterrissait avec un nuage de poussière, Vikt prit Anaflor dans ses bras comme si elle ne pesait rien, et se dirigea vers le serpent ailé. Avant de grimper, elle se retourna vers Cassi.
“Reste avec Essln, elle te ramènera.”
Cassi acquiesça en silence, mais son regard fixé sur Anaflor dû parler pour elle car Vikt ajouta :
“Tu viendras à la Cabane.”
Essln lui lança un regard, mais elle ne contesta pas, cette fois. Cassi n’était pas née de la dernière pluie, elle savait bien que ces deux femmes allaient tenter de la convaincre de réaliser la prophétie. Elle n’en ferait rien, mais si cela lui permettait de veiller sur Anaflor, alors elle serait capable de jouer le jeu pendant un moment.
Tobias prenait de profondes inspirations, incapable de s’empêcher de trembler. Il n’avait pas même la force de ramper jusqu’à la fiole, qui devait sûrement être une sorte de remède à ses blessures, et Gabryel n’avait pas osé prononcer un mot depuis que le lieutenant Nor les avait quittés.
Une culpabilité, lourde et douloureuse, s’était patiemment insinuée dans les entrailles du blond. S’il n’avait pas contacté Tobias, s’il ne l’avait pas suivi à travers le continent… S’il l’avait écouté, il n’aurait pas été blessé. Gabryel baissa la tête.
“Je…”
Il se racla la gorge.
“Je suis désolé.”
Il y eut un silence, si long que Gabryel pensa que l’homme ne l’avait pas entendu.
“Tu es toujours désolé.”
Le ton du brun était glacial. Il avait murmuré ses paroles, mais c’était comme s’il avait hurlé. Le rebelle déglutit.
“Je ne voulais pas que tu sois blessé. Je ne pensais pas…
-Si plein de bons sentiments, ricana Tobias. Tu savais parfaitement ce qui allait m’arriver, ne fais pas comme si je ne te l’avais jamais dit.
-Tu disais simplement ne pas vouloir me revoir…
-Et tu n’as pas réfléchi plus loin, avec ton grand cerveau de rebelle ?”
Gabryel se tut, conscient de son erreur.
“Tu es un imbécile, cracha Tobias.
-Si tu avais été plus clair, je me serais éloigné.”
Cette fois, Gabryel croisa le regard doré du brun. La colère brûlante qu’il y lisait le fit frissonner. Néanmoins, ce dernier ne répondit pas, et se contenta d’essayer une nouvelle fois de se hisser sur ses coudes.
“Je sais que j’ai insisté, et j’ai peut-être dépassé les bornes…, continua le lieutenant.
Il s’interrompit, alors que Tobias glissait lamentablement sur le sol avec un gémissement étouffé. Le blond prit une longue inspiration, puis déclara :
“Mais je pense que l’on peut rectifier certaines choses, que nous pouvons repartir sur de nouvelles bases.
-Gabryel…”
Tobias eut un rire dénué de joie.
“Je ne veux rien de toi, siffla-t-il, je ne veux pas rectifier les choses, parce que tout ce qui s’est produit, c’est de ton fait. Et tu ne pourras jamais effacer ça, qu’importe à quel point tu es désolé.”
Gabryel humecta ses lèvres. Sa gorge était soudainement sèche, et bien trop nouée pour qu’il pense à répondre. Mais c’est ce qu’il fit, d’une voix rauque.
“Je comprends. Mais je ne peux pas abandonner.”
Il sourit, malgré ses yeux brûlants de peine.
“Je ne peux pas t’abandonner, toi.
-Alors tu ferais mieux de m’achever.”
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