Dieu seul savait si l’amnésie l’avait gagné après avoir sauté de la langue de Tiffany - un postillon contaminé - jusqu’à son œil ou si c'était la bouillie de son repas matinal qui avait ramolli son cerveau imbibé de bière, mais Nick avait revu sa décision si fermement prise de rendre les John Foster. Il était hors de question qu’il s’en sépare. Hors-de-question. Une dizaine de raisons toutes indiscutables avaient jailli de sa cupide curiosité comme d’une source inépuisable.
Pense à la chance que tu as de pouvoir mettre à tes pieds de tels objets de luxe, ça n’arrivera plus. Et si le vieillard t’avait tendu un piège pour te coller au trou, avec l'oncle Reuben ? Si tu ne les portes pas, aie au moins la décence d’en tirer un bon prix. Pourquoi ne pas saisir à pleine main ce revers de fortune plutôt que l’envoyer balader ? Ca ne se fait pas de refuser un cadeau, même venant d'un étranger. N’est-ce pas justement un message apaisé de Dieu que de te donner un peu de réconfort après toutes ces galères endurées ? Quoiqu’il en soit, tu as bien gagné le droit de frimer un peu. Imagine aux nouveaux regards posés sur toi…
Des chaussettes bien épaisses sur les pieds, un pantalon trop large, un t-shirt troué, un pull décoloré par dessus, puis une veste coupe-vent, une écharpe, un bonnet et… Où étaient passés ces fichus gants ? Encore perdus. Tant pis, il soufflerait sur le bout de ses doigts raidis le moment venu. Nick était paré pour une nouvelle tournée de livraison dans le froid.
Le journal de la veille annonçait de la neige. Mais aussi scientifique que puisse être cette prévision, il avait toujours eu du mal à croire en elle : la météorologie. Il n'y avait qu'à considérer le nombre de fois qu'elles s'étaient avérées... Il ne croyait qu’aux saisons. L’hiver ayant déjà débuté, les températures étaient nécessairement en chute libre et quand elles approchaient de zéro sur son petit thermomètre de fenêtre, la tenue complète était requise. Sans doute ses orteils allaient-ils encore souffrir de la piètre qualité du tissu qui les recouvrait. A moins que les John Foster ne soient suffisamment isolantes. Au moment d'attraper ses grôlles habituelles, Nick considéra avec attention les italiennes qui renvoyaient la lumière du jour tant elles étaient parfaitement cirées. Et si, pour une fois, il enfilait des superbes chaussures pour se rendre au travail. Quelle autre occasion se présenterait à lui de toute façon ? Mise à part la séquence bi-mensuelle de descentes des poubelles dans le local puant et sombre du sous-sol, il ne sortait de chez lui que pour travailler et se ravitailler. Et à vrai dire, une envie un peu plus forte que la raison envahissait ses pensées, celle de paraître un peu plus propre sur lui. S'il n'était pas éboueur, il en avait régulièrement l'allure. Cette fois, il porterait des chaussures brillantes.
Un tour de clé dans la serrure de la poignée, un autre dans la serrure du verrou haut. Personne ne prendrait plaisir à entrer dans son appartement par effraction, pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait strictement rien à voler, mais ce trou à rat était tout ce qu’il possédait. Tout. Sans compter Tiffany en tout cas. Il descendit les escaliers quatre à quatre. Des pas provenant d’en bas parvinrent à ses oreilles habituées au silence dépeuplé. Quelqu'un arrivait à contresens et remontait vers lui. Il allait devoir se plaquer contre la rambarde, quoique son corps maigrelet ne poserait de soucis à personne. Il ralentit pour laisser passer l'habitant, et dans le tournant de l’escalier en colimaçon il s'imagina que ce serait Juliette, sa voisine de palier au dernier étage. Qui d'autre de toute façon ? Elle avait la tête baissée sur les marches et ne semblait pas l'avoir entendu. Elle manqua d'ailleurs de peu de lui rentrer dedans lorsqu’elle leva brusquement la tête en voyant les remarquables chaussures. Un air de surprise marquait ses traits fins.
— Oh, bonjour ! Nick...
Surprise, effectivement, de croiser un homme si bien chaussé dans ce piètre immeuble. Surprise, doublement, qu'il ne s'agisse que de Nick Johnson dont le reste du corps était toujours couvert par des vêtements vieillissants. Mais de si belles chaussures...
— Bonjour, répondit-il en forçant un sourire.
Surpris, Nick le fut aussi. Non pas de la voir, mais de s'entendre lui répondre alors qu'il avait pris la mauvaise habitude de fuir la sociabilité de voisinage.
— Sur le départ pour le travail, j’imagine, reprit-elle, restant immobile face à lui. Faites attention, la neige ne devrait pas tarder à tomber.
— Ah ? Vous lisez le Daily Toredit, vous aussi ?
Une boule modifia le son de sa voix à la fin de sa phrase. Était-ce l'oeuvre de la gêne ou de la maladresse qui le prenait à la gorge chaque fois qu'il se retrouvait face à une femme au moins aussi séduisante qu'aimable ? Elle lui sourit sans répondre. Il s'entendit souhaiter à Juliette une bonne journée tout en lui faisant un signe de la main. Il aurait presque levé son chapeau haut-de-forme s'il en avait porté un.
— Attendez, Nick. Je voulais vous inviter à dîner.
— M’inviter à dîner ?
Ses oreilles devaient déconner.
— Que diriez-vous de ce soir ?
A moins que... Pourvu que sa détresse ne se lise pas sur son visage crispé. Il décortiqua le minoi de Juliette qui soutenait son regard sans broncher. Il était à la recherche du moindre tic de faciès, du moindre mouvement suspect, d'un spasm porteur de mensonge. Elle se moquait forcément de lui, ou bien l'emprise de l'alcool durait encore. Qu'est ce qui trahirait sa blague ? Ca ressemblait vaguement à une sorte de guet apen : un diner de con.
Cette méfiance envers les femmes, il ne pouvait plus s'en dépétrer. C’était ce qui le rendait si maladroit, et si peu attirant, à son propre avis. L'assurance était la garantie d'un ticket. Mais le passé jouait un rôle plus qu'important dans son appréhension des situations. Aucune fille, aucune femme, n’avait jamais ne serait-ce que songé à se retrouver seule avec lui pour plus de cinq minutes - le temps de boire un café. Et il avait même noté que les femmes qui offrent le café au livreur de journaux sont souvent des retraitées au temps extensible. Leur vision aussi bonne que celle d'un chiot dans le noir ne pouvait que lui être favorable. Sa laideur lui portait préjudice. Comment leur en vouloir à ces femmes ? Comment leur reprocher de n'aimer que la norme, c'était la meilleure rengaine de la société.
Mais rien de malhonnête ne semblait s'échapper ni de la proposition corporelle de Juliette ni de son ton. Et quelque chose d’atrocement fort le poussa à répondre. Peut-être son regain de confiance, son apparence au quart soignée. Merci les John Foster. Il réussit à s'en persuader. Une femme, s'intéressait enfin un peu plus à lui. Hors de question qu'il ne loupe encore une telle occasion.
— Oui, d’accord. Je toquerai à votre porte à 20H00.
Malgré tout, son effort surhumain s'arrêta là. Pas de sourire, pas d'expression de satisfaction, pas d’attention particulière et pas d'autre parole de politesse. La peur de faire un pas de travers le guêtait. Il hocha simplement la tête et disparut du champ de vision de sa voisine, malgré le poids lourd qu'étaient devenus ses pieds et qui l'incitaient à rester encore un peu.
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Note de fin de chapitre:
Ce fut court, mais n'est-ce pas mystérieux ? Si ça ne l'est pas, si c'est juste frustrant, si ça n'apporte rien... dites-le moi ! et si c'est le contraire, dites-le moi aussi ;)
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