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Langue sèche, bouche pâteuse, marteau piqueur dans le crâne... La gueule de bois était des réveils les plus pénibles que Nick ait jamais connu. Cette insupportable impression de respirer du dyoxde de carbonne et de manquer d'eau était due aux dix cadavres de verre renversés près de la poubelle. La nuit artificiellement maintenue par les volets le confortait dans l'idée de se rendormir, pour oublier. Mais la sensation de soif, décuplée par les glaires collées dans sa gorge irritée, le contraignit à sortir de sous la couverture.

Le froid de la pièce remplaça la chaleur du lit. D'une main, il frottait ses paupières lourdes tandis que, de l'autre, il grattait son cuir chevelu. Comme un ours sortant d'hibernation, il était affaibli. Sauf que l'hiver n'avait duré qu'une nuit. En avançant dans l'obscurité, il trébucha sur quelque chose. Pas des bouteilles de bière, ça lui aurait cassé les timpants. Il imaginait le bazar qui devait régner dans le studio. Les souvenirs tardaient à refaire surface, noyés dans l'alcool de la veille. Tant mieux, quelque part. Plutôt que faire la lumière sur cette soirée trop arrosée, il retarda le moment en ouvrant le robinet de la cuisine au dessus d'un verre qu'il espérait vide (mais sans doute n'était-il pas propre). L'eau dans son gosier eut l'effet d'une crue après une période arride. Un verre ne suffit pas, il s'en servit un deuxième, puis un troisième qu'il engloutit sans pause. Le soulagement fut cependant de courte durée. Il lui fallait de l'air frais, et un bon bol. Tant pis pour ses yeux, il ouvrit la fenêtre et replia les volets. La clareté du jour brûla instantanément ses rétines. Les yeux clos, il termina l'opération et tendit le cou pour aspirer un maximun d'oxygène. Une grande bouffée s'engouffra dans ses narines et s'enfonça dans les orifices pour gagner les poumons et rebondir jusqu'au cerveau. Dommage que l'odeur se raprochait plus de celle des particules de pollution que de celle des végétaux.

Mais ç'avait été pire dans son enfance. Les pots d'échappement des voitures étaient plus courants que les fleurs au printemps. Et respirer cette atmosphère nocive n'avait jamais inquiété personne jusqu'à ce qu'on s'étonne que l'industrie de l'automobile tuait de pauvres gens d'un cancer du poumon.

Le père d'Eddy Truman était de ceux-là. Nick s'en souvenait parfaitement. Ce jour-là, Eddy n'était pas venu à l'école et personne ne savait ce qui le retenait dans sa bicoque. Sauf Diana. Ne sachant à qui confier son triste secret, la maman d'Eddy avait décroché son téléphone pour prévenir Marie Frane, une amie de longue date. Et puisque Diana avait tendance à laisser ses oreilles de fouine traîner, elle avait non seulement entendu les sanglots, mais aussi les détails sordides.

— C'est son père, il est mort hier soir dans son lit d'hopital.

— Il était malade ?

— Sa mère a dit que c'est à cause des gaz. Il a toussé et craché du sang jusqu'à se vider.

Jack Truman n'avait jamais fumé une seule cigarette de sa fichue vie. Il n'avait pas mis les pieds dans l'industrie, ni dans une mine, ni dans le bâtiment. Les voitures avaient eu raison de lui.

Nick réussit enfin à ouvrir complètement les yeux. La lumière était toujours agressive, mais soutenable. Le fourbi n'en était que plus visible. Il ignorait encore comment la pièce avait pu se retrouver dans un tel état. La table ronde en bois avait adopté une position allongée bien inconvenante tandis qu'un morceau de pizza froide en pendouillait. Le fromage séché n'avait plus rien d'appétissant. L'une des chaises ne reposait plus que sur deux de ses pieds, le dossier étant supporté par le réfrigérateur. Les déchets cartonnés s'amassaient prêt de la porte d'entrée et l'emballage de pizza dominait la pile. Quant à la vaisselle, accumulée dans l'évier, elle était crade à souhait. Et le tambourain dans sa tête était tout sauf motivant pour arranger les choses.

Au centre du barda, il les vit. Les responsables de sa presque chute. Les John Foster brillaient comme deux diamans dans une grotte inhospitalière. Elles reluisaient de leur noirceur profonde, formant un V au milieu des décombres comme le vestige de sa déchéance. Et soudain, il se souvint.

La veille, après une journée plus qu'éprouvante, Nick avait cédé à la tentation d'essayer la paire de chaussure de luxe.



Ayant renié toute vitre réfléchissante dans son petit taudit, et n'ayant d'autre moyen de contempler le résultat, il s'admira dans le miroir imparfait qu'était la porte métallique de son frigo. L'image était légèrement floue, foncée, mais ça suffit. Des pieds à la naissance du cou, il se vit devenir quelqu'un d'autre. Un homme distingué, incroyablement riche, et n'ayant qu'à claquer des doigts pour sortir de la misère. Quoi de plus rabaissant que cette sombre image de soi ? Comme si des grôles pouvaient changer sa vie. Les chiens de la rue avaient beau porter un collier de marque, ils n'en restaient pas moins que des vermines abandonnées, condamnées à se nourrir dans les détritus. Traitresses ! Ces foutues chaussures lui renvoyaient une image de lui qui n'existait que dans ses rêves de revanche. Une réalité parallèle qu'il n'était plus en mesure d'atteindre maintenant qu'il était fauché, seul et souillé.



La vérité l'avait frappé en plein coeur. Alors, le pack de bière ambrée avait revêtu son apparence de mouchoir. Pour absorber le chagrin et effacer la peine, rien de plus efficace que le liquide enivrant de l'alcool. Nick avait bu jusqu'à s'écrouler sur son canapé-lit. Ca expliquait qu'il se soit réveillé dans ses vêtements de jour, puant le houblon fermenté.



Elles n'avaient pas bougé d'un pouce depuis qu'il les avait arrachées à ses pieds et balancées contre le meuble qui lui servait à la fois d'armoire et de garde-manger. La vue du trou dans sa chaussette provoqua un rire nerveux. Son gros orteil, il était tristement découvert démuni de la riche façade en cuire. Tout était parti de là. De cette ironie.

Il les fixa un instant de son air le plus sévère. Silencieusement, il leur reprochait d'être venue s'incruster chez lui. Comment avait-il pu être aussi bête et cupide. Jusqu'à ce qu'un éclair fisse la lumière dans sa mémoire. Il se rappela soudain de quoi avait été faite cette nuit douloureuse. Il y avait bien longtemps que son subconscient n'avait pas replongé Nick dans ses souvenirs heureux. Or, Diana avait habité ses derniers rêves. De ses doux cheveux blonds et de ses sourires sincères, elle les avaient enchantés. Heureux, ces rêves ? Plutôt une autre ruse des John Foster pour enfoncer le clou !



Tu n'as pas été foutu de trouver chaussure à ton pied. Ni femme, ni enfant, ni emploi digne de ce nom. Qu'est devenue Diana Frane, l'amour de ta vie ? Un fantasme. Et comme tous les fantasmes, il ne te sera jamais accessible.



Oublie donc ces maudites chaussures.

Le grognement de son ventre rappela son cerveau à des priorités plus instinctives. Il avait une faim de loup. Quoi de plus normal pour quelqu'un qui avait rempli son estomac d'alcool et de si peu d'aliments solides ? Du revers du pied, il poussa les deux bouteilles qui avaient roulé jusque devant le frigidaire, déplaça la chaise qui faisait obstacle, et ouvrit la porte. La lumière blanche réduisit ses yeux à deux fentes dignes de la plus mauvaise immitation d'un regard bridé. Et quand elle fut supportable, il ne put que constater le vide. Ou presque. Une plaquette de beurre à moitié entamée, un pot de moutarde vieux de plus d'un mois, des restes de shedar, une bouteille de lait... Un ou deux légumes en train de se fripper, des tranches de jambon blanc, du bacon et trois quatre trucs à l'aspect rebutant, surtout avec autant d'alcool dans le sang. Il y avait bien ces deux parts de pizza froide, mais l'envie n'y était pas. Que cachait l'armoire ? Il chevaucha son manteau en boule et pris soin de ne pas marcher dans la flaque jaunie pour ouvrir la porte du placard. Une boite de tomates pelées dissimulait un sachet de pâtes. Où étaient donc ces fichus flocons de maïs ? Pas derrière le bocal de farine de blé, ni à côté du café en poudre. Il se retourna pour jeter un coup d'oeil à l'évier, un des coins les plus repoussant de son studio. Voilà où il avait laissé trainé ses céréales : sur le capot du lave-linge. La veille, il n'avait même pas pris le temps de le sceller d'une épingle à linge, il s'était contenté de le poser là en s'assurant qu'il ferait le ménage en retrant. C'était sans compter sur un regain de mal-être. Pas de chance.

Elle a bon dos la malchance, tien. Tu sais bien que tu payes le prix des erreurs passées. N'oublie pas qu'il te regarde d'en haut.

Les flocons avaient dus ramolir. Tant pis, il les versa tout de même dans son deuxième et dernier bol, le seul encore propre, ainsi que le fond de lait qu'il restait. C'était mieux que rien. Toujours mieux que de ruminer le passé révolu. En mâchant mollement son petit-déjeuner, Nick leva les yeux vers la vieille pendule dont il n'entendait plus le cliquetis régulier des aiguilles tant ses oreilles s'en étaient accomodées. Il avait encore le temps de prendre une douche et de se débarrasser de son mal de tête avant de reprendre le travail. Mais pas moyen d'avoir l'air propre sur lui avec les vêtements qui l'attendaient dans la penderie. A moins que...
Note de fin de chapitre:
Toujours pas à envier la vie de Nick, hein ? Autrement, la lecture vous plait toujours ?
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