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Notes d'auteur :
Vous attendiez l'élément déclencheur ? Que dirirez-vous d'un peu de mystère ?
Il traîna les pieds hors du bus. C'était le seul passager à descendre dans le quartier nord de la ville. Et la rue était aussi déserte qu’un cimetière. Inanimée au possible. Pas de klaxon furieux, pas de rires perçants, pas de jurons hurlés. Étrange que la rue grise ne compte pas un seul passant. Cette fois elle n’était plus grise de monde, mais grise de brume.

Les mains dans les poches, Nick commença le trajet qui le séparait de Marple Street, entre les maisons pâles et les petits immeubles inhospitaliers dont l’ombre privait la rue du peu de lumière qu’il y avait. Cette atmosphère était d’autant plus surnaturelle que le ciel était dégagé. Presque autant que la rue en réalité. Visuel de carte postale qui collait aux cornées. Il marchait dans ce silence n’entendant que ses propres pas résonner comme dans un musée.

Il avait six ans, et la petite école d'East Institution avait organisé une sortie culturelle. Sans cela, le niveau de vie de ses parents ne lui aurait jamais permis tel privilège. Un musée, c'était exactement le genre d'endroit où il ne se sentirait plus légitime de mettre les pieds aujourd’hui, de peur que les regards s'attardent davantage sur son physique ravageur que sur les œuvres d'art.

Il avait six an, et le cadre, immense, remplissait le mur du sol au plafond. Lui, soixante centimètres de moins, était absorbé par la toile. Apaisante, malgré son inquiétant sujet. Un homme, tâché de sang, blessé, mourant, attaché sur une croix en bois. La tête penchée en arrière, Nick le regardait dans les yeux. Ses cheveux longs et foncés tombaient sur ses omoplates que son large t-shirt noir ne dissimulait pas. Ses camarades continuaient de suivre l'institutrice dont les déblatérations historiques n'intéressaient qu'elle, pendant qu'il désobéissait en restant immobile. Mais il n'était pas seul. Dans un silence ecclésiastique, la main de Diana s’empara de la sienne. Comme la torture pouvait être lisse et chaleureuse.



Cette pure douceur, le trentenaire qu'il était devenu en était encore profondément marqué. La sensation tiède d'une caresse sincère était sans doute celle qu'il chérissait le plus parmi tout ce qu'il avait pu vivre dans son enfance. Un papillonnement incessant. Plus agréable, mais aussi énergique qu’une décharge électrique propulsée du bout de ses doigts dans ses nerfs et jusqu’à son cœur



Boum-Boum. Les battements accélérèrent. Les deux enfants se retrouvèrent les yeux dans les yeux, communiant l'un avec l'autre devant Jésus Christ crucifié.



Ce symbole lui avait fait promettre d'épouser Diana sous l'approbation de l’Église, un jour ou l’autre. Aujourd'hui, elle n'était plus qu'un rêve envolé et lui une poussière sur la Terre.



Dans un long soupir de peine, il releva la tête vers l'horizon. La réalité était encore plus dure que tout ce qu’il aurait pu imaginer. La solitude. Pesante solitude.

Elle prit fin lorsqu’il aperçu enfin un autre être humain. Un vieil homme. Sûrement un SDF étant donnée sa proéminente barbe grisâtre, ses vêtements sales et le tas d'objets qui l'entouraient. Bien qu’il ait déjà adhéré au club des clochards de Toredit, Nick n’aurait su associer un nom à cet étranger. Il se faisaient d'autant plus rare par ici que la petite ville avait perdu en activité économique. Alors qu'il approchait de plus en plus du vieillard agenouillé sur les pavés du trottoir délabré, il dû se rendre à l'évidence : ça n’était pas un ancien compagnon de galère.

Aucune bouteille en verre vide à ses pieds. Pas de déchets non plus. La cabane mobile du vieux était faite de boites à chaussures empilées. Facile d’imaginer qu’elles étaient remplies de sachets de nourriture ou de couvertures déchirées. Peut-être même qu'elles étaient vides. L'une d'elles, toutefois, sortait du lot. Elle semblait tout droit sortie d'un magasin ou de chez un cordonnier de la ville voisine. Avec toute la courtoisie dont il était capable, Nick s'arrêta devant lui pour le saluer. Sa fierté se lisait sur son sourire sans dents.

— C'est votre jour de chance, monsieur.

— Je dirais plutôt qu’il s’agit du vôtre...

La voix étonnamment limpide du vieillard résonna comme un coup de bâton dans une grotte souterraine. Hein ? Son déficit de relations sociales le faisait dérailler. Nick avait connu ça. Le besoin de parler, même dire n'importe quoi, face à un mur ou un étranger. Les vertus thérapeutiques de cette attitude ne se vérifiaient pas, mais la raison n’était pas toujours affaire de statistiques.

A contre-coeur, Nick déposa dix dollars devant ses frêles jambes. Sans rien ajouter. Cet argent aurait dû lui permettre de marquer son anniversaire. Mais à l’évidence, il n’y aurait pas plus d’anniversaire pour ses trente-trois ans que pour les précédentes années.

Le vieil homme afficha un sourire équivoque. Sa trogne joviale, pleine de malice et d'assurance lui donnait des airs de fous. Avant de renchérir, il se pencha sur cette fameuse boite en carton marron, celle qui était intacte. Il la souleva devant son buste. Le billet de banque au sol ne faisait même par reluire ses yeux laiteux. Avait-il seulement daigné le regarder ? Nick ne s'attendait pas à de grands remerciements de toute façon. La fierté des gens de la rue et leur désespoir étaient de ses vieilles amies. À quoi pouvaient bien mener dix dollars, de toute façon ? À l'échelle humaine ce n'était qu’un grain de sable pour quelqu'un qui n'avait plus rien à lui. Sans compter que cet homme-là devait avoir plus de soixante-dix ans.

— Je savais que vous viendriez. Et si ça n'était pas aujourd'hui, je vous aurais attendu jusqu'à l'année prochaine, dit-il, le doigt levé. Mais ! Je savais que vous seriez là, c'est aujourd'hui qu'il fallait que vous le soyiez.

Entre ses deux mains aux doigts chétifs, il tenait la boite qui, à en juger par les tremblements du vieillard, n'était pas vide. Mais d'où sortait-il celui-là avec ses grandes déclarations ?

— Voici votre cadeau. Celui que vous avez réclamé.

Les yeux brillants, il lui tendit la boite du bout de ses bras. Un automatisme poussa Nick à s’avancer pour la saisir, mais il se retint. Il engagea toute sa volonté dans cette restriction. Ce fut la même qu’il s’était imposé chaque fois qu’il était mort d’envie de voler le goûter dans le sac de son camarade de classe parce que sa mère avait négligé de préparer le sien.

Je l’ai réclamé ? Nick n’avait jamais été capricieux, et il avait toujours vécu modestement. Ce vieillard perdait simplement les pédales. Espérait-il se faire un ami en jouant la carte de la générosité ?

Toujours était-il que l’envie d'ouvrir la boite s’atténua. Nick fit un pas en arrière qui manqua de peu de le faire chuter du haut du trottoir.

— Prenez-les. Et prenez-en grand soin si vous ne voulez pas tout perdre, insista le clochard d’un ton plus grave.

Quelque chose d’anormal anima les pupilles dilatées de l’homme rabougri. Une petite flamme se mit à danser dans ses iris incroyablement sombres. Sa peau plissée tremblait, décollant à intervalles réguliers la poche de peau môle de ses globes oculaires, jusqu’à laisser entrevoir les vaisseaux rouge vif qui irriguaient ces petits organes. Des rides se formèrent sous les valises épidermiques de plus d’un centimètre. Elles témoignaient de l’apparition progressive d’un énorme sourire, bouche ouverte. Un sourire loin d’être rassurant.

Nick ne prit même pas le temps de ramasser son billet de banque, aussi précieux soit-il, et débarrassa la rue de sa présence. Immobile comme un mime, le clochard le suivit du regard, jusqu’à ce qu’il tourne au coin de la rue.



Il pressa un peu le pas pour réduire le temps qui le séparait de son appartement. En passant devant la boulangerie où il prenait parfois le temps de s’arrêter acheter une viennoiserie, il se stoppa net. La vitrine ordinairement pleine de couleur excentriques était vierge. Nick s’y attarda une minute de plus pour constater la disparition pure et simple de Bread Fast. Rien qu’un fond de commerce vide. Les épaules tombantes, il considéra la pancarte grossièrement collée sur la porte. À VENDRE, indiquait-elle. Il releva la tête, mais aucune enseigne ne décorait la façade. Il fit quelques pas de plus, la bouche entre-ouverte. L'étrange sensation de ne plus savoir où il se trouvait s'empara de lui. Il était pourtant certain d'avoir emprunté le chemin habituel. La boulangerie s’était tout simplement évaporée dans la brume.

Il s’avança jusqu’à plaquer ses deux bras contre la vitre et y posa son front blanc. A l'intérieur, la poussière accumulée sur le sol de la boutique ne trompait pas. Mais la pièce, bien que condamnée, n’était pas totalement vide. Une boite gisait là, en plein milieu. Peut-être un vestige du déménagement ? Elle ressemblait étrangement à la boite marron du clochard. Surpris, Nick s’écarta de la vitrine en reculant. Dans la panique, il n'entendit pas arriver le cycliste lancé à pleine vitesse et un violent coup dans le mollet le fit flancher en avant.

— Hé, faites gaffe la prochaine fois !

Une main sur sa jambe douloureuse, il tourna la tête vers la gauche et vit s’éloigner le type sur son vélo. Il soupira, laissant la colère redescendre. Cet enfoiré avait déjà filé, sans demander pardon. Rouler sur le trottoir comme un fou... Ce n’était pas comme si la route était impraticable.

Nick reprit la marche dans la rue grimpante. Un courant d'air chatouilla son cou découvert. Le vent s’était levé et brisait le silence en sifflant. Une rafale puissante le poussa à faire un pas en avant, un pas boiteux. La sensation dans son mollet, piquante, continuait de se manifester. Ce cycliste lui avait arraché un peu de peau en déchirant son pantalon, laissant perler une petite goutte de sang vif. Tant pis, il ferait le trajet dans cet état. L’appartement n’était plus très loin.



En arrivant dans Marple Street, tout était soudainement différent. Le vent avait dû chasser les nuages, car ils ne menaçaient plus de faire dégringoler la pluie. Il faisait toujours aussi froid, mais un froid sec, plus supportable.

Nick leva la tête vers le vieil immeuble dégoûtant qui abritait son logement. Le monde ne tournait pas rond. Son banquier lui réclamait de l’argent au lieu de l’aider à en économiser ; un inconnu sans le sous insistait pour lui faire un cadeau au lieu d’accepter un coup de pouce ; et sa propre mère le prenait probablement pour son oncle Reuben, oubliant par conséquent qu’il moisissait en prison. Petit à petit, Nick perdait en consistance auprès des autres. Plus d’argent, plus de valeur. Ni économique, ni sentimentale. S’il n’avait pas vécu un seul anniversaire heureux, jamais aucun n’avait été aussi désastreux.

Dépité. Il poussa la lourde porte de son immeuble en songeant à cette folle journée.

— Oh pardon, je ne vous avais pas vue.

Nick se faufila dans le sas d'entré de l'immeuble pour faire place. Mais la voisine ne s’arrêta même pas pour le considérer. Malgré le ton plein d’excuse qu’il avait employé. Elle avait les mains prises par des sacs pleins. Rien d’inhabituel, il était invisible. Visiblement moins important qu’un lot de déchets dont on cherche à se débarrasser.

C’est là, au moment où il se retrouva seul dans ce minuscule hall, à peine calibré pour que les habitants puissent ouvrir leurs boites-aux-lettres, qu’il la vit à nouveau. La boite en carton. Par réflexe, d’instinct, il se retourna le doigt en l’air.

— Juliette ? Vous avez oublié un carton !

A moins que la porte ne fusse douée de parole, Nick s’adressait au vide. Sa voisine avait filé et de toute évidence, ce carton n’était pas le sien. C’était celui du clochard. Celui qu’il avait refusé de saisir pour la simple et bonne raison qu’on se méfie toujours des étrangers, d’autant plus quand ils se comportent étrangement.

Mais était-ce vraiment le même carton ? Impossible. Un vieillard, aussi déjanté fusse-t-il, ne pouvait se déplacer plus vite qu’un trentenaire – même un trentenaire au bord de la dépression nerveuse. Comment aurait-il pu forcer la porte de l’immeuble, de toute façon ?

Nick contourna la cage d’escalier. La boite se trouvait sous les marches, juste à côté du placard à balais. Et puisque plus personne ne venait faire le ménage depuis que la copropriété avait décidé des restrictions budgétaires, la boite ne gênait personne. A en juger l’épaisseur de crasse qui recouvrait le sol, aucun résident n’avait pris la peine de faire le ménage les deux derniers mois…

Nick, je suis ton cadeau d’anniversaire, ton seul cadeau d’anniversaire. Viens découvrir ce que je cache. La boite lui tendait les bras. Elle l’appelait de son immobilisme tentant. Une boule de salive glissa dans sa gorge aussi vite que s'installait le malaise sur son visage. Quand il réalisa qu’il venait d’inventer une voix à cette boite, elle était déjà en sa possession. Il la tenait entre ses mains fermes. En l’entrouvrant timidement, il aperçut ce qui avait tout l’air d’une paire de chaussures. Il arracha le couvercle et le laissa tomber au sol. C'étaient des chaussures classiques éclatantes. Le genre de chaussures que seuls les hommes d'affaires portaient. Pas le genre que son père aurait chaussé. Elles brillaient, et l’odeur du cuir inonda d’un seul coup ses narines. Délicatement, il prit la paire et glissa ses doigts à l’intérieur. Sur la semelle on pouvait lire la taille : 8,5. C’était écrit sur un fond noir ténèbres.

— Comment…  ?

Ces chaussures étaient à sa taille.

Un troupeau de questions se bousculèrent dans sa tête. Des chaussures de cette classe, dans cet immeuble ? En regardant les noms de ses voisins, aucun d'eux ne lui parut assez chic pour être le possesseur de ces objets de luxe. Pas même Jack Newman. Jamais une retraite de journaliste local ne lui aurait permis une telle liberté. Peut-être que quelqu'un les avait volé. Ou peut-être que... Nerveusement, Nick reposa la scintillante paire dans son écrin de carton. Ses empreintes étaient imprimées sur le revêtement. Quel idiot. Le voleur ce n’était pas lui !

Un courant d’air lui chatouilla la nuque. Il sursauta, se retourna d’un coup, les mains dans le bas de son dos pour dissimuler ses cachotteries, comme un enfant. Personne n’avait passé la porte. Personne ne l’avait vu. Pourtant, une inquiétude irrationnelle ne cessait de grimper à la vitesse d'une éruption volcanique.

Ces chaussures étaient probablement tombées du camion. Inutile de se voiler la face. Et en les voyant dans ses mains, ça prenait tout son sens. Son allure habituelle, débraillée, abîmée, ne tromperait jamais le tableau. Croiser le Président Obama vêtu d'un kilt écossai paraîtrait moins louche que voir ces chaussures aux pieds du lambda Nick Johnson. Comme si l'inscription "Voleur" s'était gravée à l'encre noir sur son front marqué, il monta immédiatement chez lui pour y déposer sa trouvaille avant qu'on ne le voit avec.



Quel bazar…

A quoi s’attendait-il ? L’état de son studio ne s’était pas bonifié pendant son absence. Dommage. L’enchaînement de mauvaises nouvelles l’avait vidé de toute motivation. Le ménage, ce serait pour plus tard.

Nick attarda son regard sur la boite posée au bout de son lit défait. De part sa rigueur, sa netteté, elle faisait tâche dans le décor. C’était décidé, il irait rendre ces chaussures. Cet après-midi. Ou bien demain… Ou jamais ? Une pointe de culpabilité devança son désir profond de posséder ces objets de valeur. Si si, il les remettrait où il les avait trouvées. Mais d’abord, il les essaierai.
Note de fin de chapitre:
J'espère que la tournure que prend cette histoire vous plait. Dites-moi tout !
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