L’infirmier avait insisté sur une chose au téléphone.
« Attendez-vous à ce qu’elle soit différente. »
Le vieillesse, inarrêtable, avait un effet destructeur et irréversible sur n’importe qui. Mais encore plus sur Tiffany. La solitude avait tout déclenché. La rancune, l'alcool, la dépression.
Et dire que Nick s’était forcé à prendre le bus pour traverser Toredit et en sortir. L’hopital, pour des raisons qui lui échappait, avait été bâti en dehors du bourg, de l’autre côté de la rivière, entre les étendues cultivées. Nick avait toujours eu horreur des transports en commun. « Centre hospitalier Saint-Medur », annonça l’odieuse voix robotique. Un gamin se faufila sous son bras, passa devant lui et manqua de bousculer une vieille dame appuyée sur sa canne. Elle grogna quelques mots inaudibles entre ses fines lèvres décolorées. Mais le gamin avait déjà filé.
La cour devant l’entrée principale était déserte. Si la lumière ne brillait pas à travers certaines fenêtres, il aura pu passer pour un bâtiment abandonné. Visiblement, la direction manquait de moyens. Les travaux entamés deux mois auparavant pour rénover la façade détériorée n’avaient toujours pas abouti. L’échafaudage branlant n’inspirait aucune confiance. Il était à l’image de l’établissement : des fondations fragiles, sur le point de s’écrouler à chaque nouvelle admission. Plus assez nombreux, plus assez qualifiés, la rangaine habituelle. Mais sans aucune autre alternative pour les petites bourses, Nick fermait les yeux. Exactement comme il fermait les yeux sur la piètre qualité du traitement que recevait Tiffany et dont les effets soi-disant positifs ne se manifesteraient sans doute jamais.
A l’accueil, un couple d’une cinquantaine d’année accompagnait une fillette reliée par un tube à une poche de liquide, fixée sur un mat de métal. En face, dans un fauteuil, une femme pleurait dans ses mains en attendant qu’on lui donne des nouvelles d’un proche. Les sièges bleus en plastiques, le carrelage gris, les murs et les néons blancs, sans parler de la télévision muette qui diffusait les informations en continue... Tout était repoussant de froideur, même ces pauvres gens.
La vieille dame à la canne devança Nick alors que son esprit tentait de fuir les lieux emprunts d’une tristesse pesante. Elle fit sursauter l’infirmière qui s’était assoupie dans la cage de plexiglas qui faisait office de secrétariat. Ses yeux doublèrent de volume en reconnaissant son interlocutrice à qui elle ne dit pas un mot. Elle se rua aussitôt sur le téléphone, un coup de fil express. Deux hommes en blouse blanche surgirent du couloir principal avec un siège roulant. Le regard que la vieille dame lança à Nick avant de disparaître dans la zone de prise en charge lui donne des frissons.
— Monsieur Johnson, vous voilà.
C’était le docteur Storza. Elle lui tendit la main. Nick mit quelques secondes avant de la saisir. Étaient-elles propres ? Imperturbable, elle l’accompagna dans l’ascenseur.
— Ce que nous redoutions s’est mis en marche il y a une semaine environ, et l’évolution est plus rapide que la moyenne.
Sa salive, aussi épaisse qu’un morceau de pain rassi, lui égratigna la gorge en descendant. Pourquoi avait-il attendu qu’on le sonne pour venir constater l’état de sa mère ? Il ne percevait pourtant aucun jugement dans le ton du docteur Storza. Soit l'empathie l'avait quitté depuis longtemps, soit personne ne prenait plus la peine de pleurer ses parents en phase terminale ici.
Au deuxième étage, un chariot manqua de les percuter. Storza resta stoïque.
— La démence sénile est courante chez les patients âgés.
Elle se planta devant lui et réajusta ses lunettes.
— Il y a néanmoins une chose positive que je peux vous annoncer.
Positive, vraiment ? C’était bien le mot qu’elle avait employé.
— Elle s’est remise à manger avec appétit et a cessé de se faire vomir. Son poids a fait un bond de cinq kilos en huit jours.
Nick poussa la porte de la chambre avec une lenteur démesurée. Il avait hâte de quitter ce long couloir sans âme traversé de long en large par des médecins pressés et des patients drogués. Mais il aurait préféré s’asseoir sur l’une de ces chaises inconfortables, sous l’extincteur, près de la sortie de secours, plutôt que s’enfermer dans cette pièce lugubre.
En entrant, un débat sur la canicule et ses conséquences dominait le fond sonore. Le contraste avec la météo du jour lui arracha un soupire moqueur. Les nuages faisaient définitivement de l’ombre au soleil alors que la radio brûlait.
Tiffany ne l’avait pas encore les yeux. Elle semblait absorbée par les images qui défilaient sur l’écran de télévision dont le son était coupé. Une émeute dans les rues de Cleveland avait déclenché l’intervention des forces de police. Les images furent remplacées par une nouveau flash d’informations : « Accusé de viol sur une enseignante dans le lycée de Bloomington. » Entre la radio et la télé, pas de bonnes nouvelles aux informations. Les patients étaient censés sortir du trou. Impossible.
Les cinq kilos de plus se voyaient à peine. Personne n’aurait su dire où il s’étaient incrustés tant que corps rabougri de Tiffany était creux. Ses cheveux grisonnant, secs et raides, se bataillaient commune une auréole autour de sa tête. Ses mains, l’une sur l’autre, bougeaient de manière répétitive, donnant l’illusion d’une caresse rassurante. Mais sans doute inconsciente. Sa peau étirée formait des poches sous ses yeux vitreux et tombait comme des babines sous ses paumettes saillantes.
Il hésita à repartir, à suivre le docteur qui s'en allait annoncer d'autres mauvaises nouvelles. Puis les mots du docteur revinrent comme un écho dans sa tête. « Elle a plus de mal à s’exprimer, elle n’est plus capable de se concentrer plus de cinq minutes, et sa mémoire faibli. » S’il partait maintenant, il prenait le risque de s’en vouloir. La démence était difficile à freiner, impossible à arrêter dans un environnement aussi hostile qu’un mouroir tamponné d’un grand H.
— Bonjour, Tiffany.
Peut-être n’avait-il pas parlé suffisamment fort. Elle continuait de fixer les images de l’interpellation de cet homme, un habitant de Toredit. Nick s’approcha du lit à roulette dans lequel elle était bordée comme une enfants.
— Bonjour, répéta-t-il plus distinctement.
Le visage flétri se tourna brusquement vers lui. Elle paraissait si vieille… Il lui aurait donné dix ans de plus que ce qu’annonçait sa carte d’identité. Le séjour prolongé à l’hôpital avait accéléré la dégénérescence de ses cellules, lui donnant des airs de fantôme avant l’heure.
— Toi… maugréa-t-elle.
Il ignora le tremblement de ses lèvres et ses paupières qui sautaient. Il sortit un livre de sa sacoche, celui qu’il gardait sur lui depuis deux semaines. C’était sans doute le meilleur moyen d’éviter de lui parler du quotidien.
— Je t’ai ramené ça. Docteur Storza m’a dit que tu l’avais réclamé.
Mais le visage de Tiffany s’enlaidissait davantage en une grimace monstrueuse, à mi-chemin entre la haine et le dégoût. Pas un regard pour le livre, elle fusillait Nick des yeux.
— Dégage donc d’ici ! Sale menteur, criminel !
Métamorphosée. Le roman lui tomba des mains. Si elle avait pu, elle lui aurait littéralement craché au visage. Ses mains avaient cessé de bouger. Elles étaient crispées, serrées, l’une sur l’autre. Une larme coula sur son visage abîmé, elle commençait à pleurer.
— Où est Rolly, hein ? Pourquoi ne vient-il pas me voir ? C’est à cause de toi...
Cet endroit de malheur lui avait déjà volé son humanité, sa liberté, elle lui retirait même ses souvenirs. « Si tu continues à rien écouter à l'école, tu finiras comme ton oncle, c'est ce que tu veux ? ». La menace étaient tombée plus d'une fois. Aujourd'hui, c'était devenu sa réalité. Elle ne voyait plus Nick devant elle, elle voyait Reuben, menottes aux poignets.
— Disparaît !
Le cri strident le heurta de plein fouet. Pire que les insultes, le fait qu’elle ait oublié le visage de son propre fils l’acheva. La démence était bien à l’œuvre et faisait de sa mémoire un véritable gruyère.
Une infirmière entra dans la chambre en trombe, seringue en main. On ne s’embarrassait plus des patients hors de la réalité. Elle prenait son fils pour un autre, elle délirait ? Le seul remède à cela était la dose de calmant. On la calmait à coup d’injection, ça l'endormait presque aussitôt. De toute façon, elle n’en aurait certainement plus pour très longtemps.
En deux mois, les frais d’hospitalisation avaient englouti deux demi salaires. Plus Tiffany passait de temps dans leur chambre mortuaire, plus la note s’alourdissait. Les restes de l’assurance vie de Rolly avaient couvert les trois premières années et très vite Nick avait dû assumer la charge. Lourde charge pour un pauvre livreur de journaux.
Au fait maman, c’est mon anniversaire aujourd’hui.
Aussi loin qu’il s’en souvienne, Nick n’avait jamais vraiment eu d’anniversaire heureux.
Assis dans le fond du bus, direction le quartier nord, son regard se perdit dans le flou horizontal du paysage en mouvement.
Le 27 novembre 1991, Nick rentrait de l’école le cœur en joie. Il portait fièrement sa nouvelle écharpe d’un vert qui faisait ressortir l’iris marron de ses yeux. Tandis que la neige ne s’arrêtait plus de tomber, recouvrant les trottoirs à peine piétinés de Toredit, l’étoffe tombait à pic. Et elle portait cette odeur douce et fleurie.
— Ah te voilà, toi ! Mais où t’étais passé ? Il est cinq heure et quart !
— J’étais avec…
— Tu n’as pas vu qu’il faisait nuit, non ?
Les yeux ronds et noirs rivés sur lui donnèrent le ton. Nick se tue. Et pour ne pas avoir à les affronter plus longtemps, il baissa la tête.
Tiffany avait cet air hystérique de la mère plus rabat-joie qu’inquiète. Le moindre débordement du cadre qu’elle avait fixé provoquait une émulsion de reproches. Si Rolly avait été là… Mais heureusement, il n’était plus.
— Qu’est-ce que tu as au cou ?
Pas si obnubilée que ça par elle et ses règles rigides finalement. Elle avait repéré le morceau de tissu neuf sur les épaules décharnées de son fils.
— Diana me l’a offert pour mon anniversaire.
La joie dominait sa voix bien qu’il s’interdisait le moindre sourire, juste dans le doute. Même si un ou deux camarades avaient pensé à lui souhaiter ses sept ans, Diana avait été la seule à lui faire un cadeau. Ou presque la seule. Il avait reçu un autre présent. Mais étant donné qu’il provenait des mains d’un homme dont Tiffany détestait le moindre centimètre carré de peau, Nick préféra le cacher. Reuben au moins avait toujours pensé à lui. Du moins jusqu’à ce que les barreaux l’en empêchent.
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Note de fin de chapitre:
Vous venez de faire connaissance avec la mère de Nick, un personnage important dans la définission du protagoniste. Alors, qu'en avez-vous pensé ?
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