Il était l'heure. L'heure de s'apprêter. Cette soirée tombait à pic finalement. En compagnie de Juliette, il oublierait ses fantasmes de retrouvailles avec Diana, il envisagerait peut-être même l'avenir sans elle. Il ouvrit le dernier tiroir de la commode, celui qui renfermait les anciens costumes taillés sur mesure de son père. Sans doute démodés, beaucoup trop grands, mais c’était tout ce qu’il possédait pour ne pas avoir l'air de rien. Même si Roly Johnson mesurait dix centimètres de moins que Nick, sa musculature valait trois fois celle du rejeton. L’armée l'avait transformé en une espèce de tank humain, un rocher carré sans expression, une arme de destruction massive. Comment espérer de lui qu'il sache transmettre le moindre sentiment à un gamin ?
Le tailleur gris était décidément celui qui choquait le moins sur le corps longiligne et fin de Nick. Étant donné l'allure, il devait s'agir d'un costume de jeunesse, peut-être même celui que les parents de Roly lui demandaient d'enfiler avant d'aller à la messe du dimanche. À cette époque, il ne pesait pas encore le poids d’un catcheur. Le nœud papillon de teinte bordeaux donnait un petit côté contemporain à sa tenue ringarde. Mais quelque chose en relevait le goût avec brio. Ça faisait toute son élégance. Les John Foster ne jouaient ni plus ni moins le rôle d'une bonne vinaigrette dans une salade verte quelconque. Elles donnaient à ses pieds une prestance de business man. La touche de moderne qu’elles apportaient rendait le reste pardonnable, à moins d'être un styliste de renommée. Juliette en serait la seule juge. Lui-même n'en saurait rien. Mais il pouvait le deviner...
Il passa une main tremblante dans ses cheveux noirs, en espérant que les quelques indisciplinés se placent correctement. Le genre de produit qui aurait pu l’aider à les coiffer n’existait pas dans le placard de sa salle d’eau. Il aurait fallu un miroir pour s'en apercevoir. Il chassa cette idée à coup de "Pense à autre chose".
Il jeta un coup d'œil à ses blessures. Le sang ne coulait plus, les pansements résistaient. Heureusement, ses vêtements propres les rendaient invisibles.
En tentant de faire cesser les tremblements de son genou droit, il toqua à la porte de sa voisine. Lui-même étonné qu’il n’ait pas mis plus de trois minutes avant de se décider. Nom de Dieu, le gamin devenait adulte ! Il se racla deux fois la gorge pour réduire les possibilités d'une voix déraillante d'adolescent pubère. Juliette fut d'autant plus rapide pour lui ouvrir.
— Bonsoir Nick ! Oh, ce que vous êtes... Coquet.
Les gratifications sur son physique, il aurait pu les compter sur les doigts d'une seule main. Alors comment se faisait-il qu'il ne se liquéfiait pas sur place ? Ses joues étaient prêtes à prendre feu et sa langue devenait lourde au point de le rendre incapable d'aligner deux mots pour répondre. Mais son attention s'était détournée et réfugiée dans ses globes oculaires. Il fixait Juliette comme un véritable mirage. D’un blond brillant et mat, ses cheveux détachés coulaient sur ses épaules à demi-dénudées. Elle avait troqué ses lunettes rondes et marrons contre des lentilles, laissant paraître des yeux éblouissants d’un vert organique. Elle portait, pour souligner son regard et dessiner ses formes, une robe rouge en tissu tressé. Un rouge terriblement sexy, titillant le taureau jusqu'à le faire enrager. Elle était loin de ses tenues habituelles : pantalons foncés et longs manteaux plongeant sous ses fesses. Nick était comme hypnotisé. Alors qu'une envie de regarder plus bas que le ventre de son hôte le prit, une décharge électrique lui défendit immédiatement cette impolitesse.
Comptait-il rester sur le pas de la porte encore longtemps ? Juliette, sur son trente-et-un, leva un sourcil. Elle ne pu s’empêcher de remarquer que son voisin avait tenté de faire le même effort vestimentaire qu'elle, en se parant cependant de vêtements du siècle dernier. Elle aurait été incapable de dire à quand remontait la fois où elle avait croisé Nick dans un costume. L'avait-elle seulement déjà observé ?
Après l’invitation de Juliette, il entra dans l’appartement. L'éclairage lui brouilla la vue. La luminosité nettement plus importante comparé à chez lui fit l'effet d'être en plein jour. Les plafonniers d'ampoules jaune faisaient toute la différence. Rien de tel pour transformer un taudis repoussant en salon chaleureux.
Nick n’avait pas de veste à retirer, et Juliette insista pour qu'il garde ses chaussures - et quelles belles chaussures ! - alors il ne s'attarda pas dans l'entrée. Il porta machinalement sa main à son cou avec la volonté ferme de desserrer ce fichu nœud papillon. Comment pouvait-on supporter ces étrangleurs sophistiqués sous prétexte qu'ils faisaient de vous un bobo respectable ? Sa grimace d’oppression disparu lorsque Juliette revint une bouteille en verre à la main.
— Vous aimez le vin blanc ?
— J’aime le vin blanc, oui, dit-il en souriant.
Tiffany ne l’aurait pas reconnu. Apprêté, à peu près détendu, légèrement souriant, et un brin causant. Quand avait-il appris à se sociabiliser avec les femmes ? Le fait d'avoir perdu Diana de vue à tout jamais avait agi comme un électrochoc. La vie est courte, profites-en, pauvre idiot.
Alors que Juliette avait disparu en direction de ce qui devait être la cuisine, il se sentit porté par ses pieds jusqu’au semblant de salon. Impressionnant comme la pièce avait l'air plus grand que son équivalent chez lui. L'aménagement des meubles, sans doute. Et puis l'habillage des murs... Ils étaient recouverts d’une matière rugueuse, une sorte de crépis parfois tâché d'un rouge foncé. Il s'en piqua le bout des doigts. Ça ressemblait à des taches de vin que l’on aurait volontairement créées. Mais, pour donner quel effet si ce n'était celui d’un accident sanglant ? Sa langue glissa entre ses deux rangées de dents, les yeux rivés sur les minuscules monticules pointus qui donnaient leur aspect inquiétant aux cloisons.
— Vous pouvez vous installer sur le canapé si vous voulez, c’est assez confortable.
Elle apportait les verres et un récipient débordant de chips. En les déposant sur la table basse du salon, elle s'efforça de lui adresser un grand sourire masquant sa nervosité.
Service impeccable, aussi net qu'à la brasserie. À la différence près qu’elle portait une robe fendue, de quoi rendre la tâche plus ardue. Nick eut le temps d’apercevoir la peau claire de son hôte par l’ouverture du tissu. L'étoffe écarlate glissa sur son mollet lorsqu’elle se pencha pour tout mettre en place. Vives et incontrôlables, ses jambes se refermèrent dans un claquement maladroit de ses chaussures, l’une contre l’autre. Juliette ne se fit pas prier pour s'asseoir à son tour dans l'unique canapé.
— A votre santé !
Elle levait son verre à pied en attendant que Nick l’imite. Ce qu'il fit avec une certaine retenue. Le vin se faisait rare dans ses verres, et ses verres n'avaient pas aussi fière allure. Les deux avalèrent enfin une gorgée du nectar alcoolisé.
— Est-ce que l’on peut se tutoyer ?
La gêne faisait son grand retour. Comme un adolescent timide, Nick se contenta de hocher la tête en clignant des yeux pour acquiescer.
— Ça doit te sembler étrange que je t’invite à dîner chez moi, comme ça, après trois ans de voisinage sans aucune réelle conversation.
Lisait-elle dans les pensées ou bien tout ça se voyait sur sa face terrorisée ? Lui qui ne savait pas mentir, il n'était pas très doué non plus pour cacher ses émotions.
— A vrai dire, oui. Je suis plutôt surpris.
— Oui, évidemment…
Elle remit une mèche de cheveux rebelle derrière son oreille pour libérer ses yeux. Et avant que le malaise ne tarde trop entre eux, elle pivota vers Nick dans un froissement de tissu.
— Pour tout te dire, je ne sais pas ce qui m’a pris ! Une envie soudaine, comme une idée de génie qui survient d’un seul coup à la seconde où on est sur le point de s'endormir. Pas une pomme sur la tête censée me donner la définition de la gravité, mais une ampoule qui s’est allumée.
Nick leva un sourcil, interloqué. Puisqu'il s’était déjà fait à l’idée de ne pas obtenir de réponse satisfaisante quant à la raison exacte de cette invitation, il n'insista pas. Mais il restait à demi persuadé qu'il n'y avait rien de gratuit dans ce geste. Quel intérêt sa voisine avait-elle à le faire entrer chez elle ? Sûrement pas financier ! Drôle de traquenard. Happé par ses réflexions, il jeta un coup d’œil à l’écran de télévision éteint, juste en face d'eux. Moyen efficace de fuir l'instant. Dommage qu'elle ne soit pas allumé, les voix auraient couvert le silence. À l’intérieur se dessinait le reflet de la table basse et de tout ce qui se passait dessous. Les jambes dénudées de Juliette en faisaient partie. C’était fou comme se retrouver en présence d’une femme pouvait rappeler à quel point le sexe lui manquait.
— Et toi, je peux savoir pourquoi tu as accepté ? Tu aurais pu refuser. Après tout, on ne sait rien l'un de l'autre...
Des courbes de Juliette à ses yeux flamboyants, il n'y avait qu'un mouvement de tête. Abandonner la vue sur le morceau de chair découvert lui fut plus difficile qu'il ne l'aurait cru. Mais, ses yeux brillants n'étaient pas moins agréables. Pourquoi avait-il accepté l'invitation ? Bonne question. Avant, il aurait tourné sa langue à peine deux fois dans sa bouche puis décliné la proposition sous l'effet de la pression. Se retrouver seul avec une femme relevait du challenge et comme tout challenge, ça se prépare. La question tourbillonna en boucle dans sa tête avant d’y trouver une réponse bien trop délicate pour être dite. Il préféra la garder pour lui et haussa les épaules.
— La curiosité, j’imagine.
Une façon d’avouer à demi-mot une réalité indicible. Contourner à la fois la vérité et le mensonge. Si Nick avait répondu par l’affirmative à l’invitation de Juliette, c’était uniquement parce que le temps d’un instant il y avait vu une opportunité immanquable. Celle d'oublier Diana.
Subitement, il eut l’impression nébuleuse de faire face à son ancienne camarade de classe avec quelques années de plus. L'oublier, hein ? Pour réussir à l'oublier, il fallait déjà arrêter d'y penser. Et une gorgée d’alcool en compagnie d'une femme pouvait vite exaucer ce souhait. À moins que Juliette ne soit pas du tout la solution à son problème. Elle ressemblait parfois beaucoup à Diana. C’était indéniable. Et d'un autre côté, un simple coup d’œil d’un autre point de vue changeait tout. Finalement, c’était bien Juliette. D’ailleurs, il était certain que Diana n’aurait jamais porté une telle robe. C'était rabaissant de l'imaginer vêtue ainsi. Il l'avait vue grandir et se transformer en une adolescente pudique, d’une classe plaisante. Il l'avait toujours trouvée en avance sur son âge. C’était même ce qui l’avait tout de suite différenciée des autres à l’époque où ils se côtoyaient encore. Elle était la seule à voir en lui quelque chose d’intéressant. Elle était son unique véritable amie. Mais au lieu d'opter pour le schéma conventionnel - grand amour, grande maison et vie de famille - elle s’était envolée vers une carrière difficile quoique prometteuse.
Nick et Juliette avaient vidé leur verre de vin. Les échanges de mots avaient plus ponctué le silence que l’inverse. Si Juliette n’était pas très bavarde, elle venait de trouver son maître.
— Eh bien... Bon appétit, Nick.
— Bon appétit.
Ce festin donnait à croire qu'elle avait cuisiné toute la soirée. En plus de son plat de purée de poids chiches accompagnée d’agneau, il y avait sur la table un saladier en verre débordant, une bouteille de vin rouge entamée et du pain enfariné. Les pauvres diners que pouvaient s'offrirent Nick étaient ridicules à côté de cette tablée. Juliette ne travaillait pas dans la restauration par simple souci de la survie, sa cuisine transpirait la passion culinaire. Et ce fut délicieux. Il se retint tout de même de ne pas gober ce somptueux repas comme il aurait avalé un sandwich. Peut-être que la place de serveuse n'était pas celle que Juliette convoitait.
Il se saisit de sa serviette en tissu bordeaux pour essuyer sa bouche sans aucune distinction. Un tel objet faisait tâche dans ses mains rêches. Au moins, il avait fait disparaître les goûtes de sauce qui s’étaient logées dans les poils de sa pseudo moustache. Une bonne gorgée d’alcool eut l’effet imaginaire de faire descendre toute cette nourriture réduite en bouillie dans ses tubes internes. Mais la digestion n'annonçaient longues.
— Ça à l’air de t’avoir plu on dirait, dit Juliette dans un sourire satisfait étrangement corrélé à un rougissement de joue.
Qu’aurait-elle pu ressentir d’autre face à cette espèce de grand omnivore qui venait de s’enfiler autant de viande que de légumes ? Nick s'était resservi goulument, comme pour remplir des réserves et faire face à un hiver rude. Elle se leva pour faire ce qu’elle savait faire de mieux dans ces moments de silence pesant : débarrasser la table. Il profita de son absence pour laisser échapper un soupir. Son petit ventre se tendait sous sa chemise, formant une boule inhabituelle. Il avait apprécié, c’était peu de le dire. C’était bien rare qu’il puisse profiter de repas aussi complet et nourrissant en dehors des jours de fête. S’il n’allait certainement pas oublier Diana ce soir, au moins il aurait bien mangé.
En tournant la tête en direction de la cuisine, son regard croisa un cadre au moins aussi haut que la moitié du mur. Un cadre en bois verni, immense. Quant à la toile qu’il enfermait… Impossible ! Il se leva d’un bond pour s’approcher au maximum, déplaçant la table au passage sans même notifier la douleur dans sa hanche. Il n’en croyait pas ses yeux. Trait pour trait, il s'agissait de l’œuvre devant laquelle il avait fait le vœu de se marier à Diana. Jésus, crucifié. Une copie conforme, mais plus petite que la peinture originale. Incroyable. Il s'approcha timidement pour y trouver peut-être la signature de l'artiste peintre. Juliette déboula dans la pièce, elle avait ce regard interrogateur sur le visage, à moins que ce ne fut de l'inquiétude. La table du salon était de travers, mais rie n'était tombé. Nick lui fit signe de le rejoindre face au tableau.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ça ? C'est… Une copie du Christ de Saint-Jean de la Croix, peinte par Salvador Dalis dans les années 1950, si je me trompe pas. L’original est exposé en Écosse.
Juliette s’était placée juste à côté de lui pour observer cette perspective extraordinaire. Encore aujourd'hui, il avait envie de l'affublé du qualificatif original.
- Impossible, infirma-t-il d'un non de la tête. J’ai vu ce tableau à l’Institut des Arts de Toredit il y a une vingtaine d’années.
Il ne lâchait pas l’œuvre du regard. Il la reconnaîtrait entre mille. Ce tableau, avec son point de vue atypique ne faisait plus de Jésus l'unique sujet de l'œuvre mais un moyen de pointé du doigt la supériorité du père.
— Eh bien le tableau a pu être l'objet d'une expo temporaire, ici à Toredit. Ça ne me paraît pas infaisable.
Elle le regardait lui à présent, l’air confus. Sa concentration outrancière n'avait rien d'anodin. Il paraissait profondément touché. Elle déposa une main amicale et chaleureuse dans le haut de son dos.
— Est-ce que ça va, Nick ?
Il tourna vivement la tête vers Juliette. Il ne s’était même pas rendu compte que deux larmes avaient remonté jusqu’à la surface de ses yeux puis coulé sur ses joues rougies par la chaleur de l’appartement. Enfin, jusqu’à ce qu’il émerge de ses pensées nostalgiques. D’un revers de bras, il essuya le tout avec la manche de son costume. Oublier Diana ? Quel idiot il faisait d'avoir cru possible une telle hérésie. Elle était partout, tout le temps.
— Je vais rentrer maintenant.
— Maintenant ? Tu ne veux pas du dessert ?
Nick cherchait la pendule des yeux.
— Si tu n'aimes pas le tiramisu, je peux te donner autre chose.
— Merci beaucoup pour le repas, c’était vraiment excellent. Mais je dois me lever tôt demain...
Il n’attendit pas son approbation et il était persuadé qu’elle n’ajouterait rien. Il se dirigea vers la sortie, arracha son manteau au porte-manteau et tira la porte à lui, la tête légèrement basse. Il se glissa dans l’ouverture de la porte et s'imaginer filer ainsi. Mais il se retourna pour faire une dernière fois face à Juliette, par politesse. Mauvaise idée.
Dieu, ce qu’elle était belle sous cette lumière chaude. La blondeur de ses cheveux n’avait plus d’égal que la couleur du blé dorant sous le soleil d’été. Ses yeux sans unicité se remplissaient de nuances marron avec lesquels seule la profondeur du sol pouvait rivaliser. Son teint, ni pâle ni halé, un entre deux en parfaite harmonie avec tout le reste, ne pouvait être que l’exemple du meilleur mélange qui puisse exister. Ses épaules quelque peu dénudées, une part habile de son corps découverte. Des bras finement dessinés. Une poitrine mise en avant par la rigueur du tissu qu’elle portait. Une taille cintrée que n’importe qui aurait eu envie d’étreindre. Des hanches sans courbure débordante. Des jambes sans trop de longueur. Nick eut la divine impression de faire à nouveau face à un tableau irréel où la lumière jouait un rôle primordial. Cette beauté mise en scène avait le don de le mettre en émoi. La température de son corps grimpa brusquement et son cœur s’accéléra, comme pris d’une panique incontrôlable. Ses veines devenaient de plus en plus visibles à mesure que le débit de son sang augmentait. Tout son corps réagissait à la vue de ce mirage artistique. Quant à ses pieds, et c’était le plus étrange, ils ne cessaient de s’affoler dans les chaussures. Ses vingt orteils s’agitaient comme de petits diablotins. Sa prière était exhaussée.
Juliette n’eut pas le temps de prononcer un quelconque "Au revoir", qu'il se jeta littéralement sur elle, les pieds en avant. Ses mains crochues s'agrippèrent au bassin de Juliette. Dans sa lancée, il l’emporta en arrière, la faisant reculer dangereusement jusqu’à la table à manger quasiment vide de tout couverts, tandis que la porte d'entrée claqua sèchement. Le cri aigu de Juliette se coupa net au moment où elle heurta le meuble. Le coup avait dû entraver sa respiration. Elle se mit à toussoter pendant que ses mains tremblantes se raccrochaient à la table pour rester debout. Il en profita pour la plaquer contre le plateau en verre. Elle poussa un hurlement à mi-chemin entre l'expression de la douleur et celle de la peur. Ses cris déformaient son visage à outrance, au point d'enlaidir la plupart de ses traits. Son image tressautait d'ange à démon, sous les yeux d'un Nick grimaçant. Il remonta ses mains autour de la gorge blanche aux muscles saillants. Son visage trahissait sa volonté de serrer son emprise. De la serrer très fort. Quelque chose proche de la colère s'était emparé de sa face légèrement rougie. Mais il serra à peine. A en voir la couleur jaunâtre de ses doigts, presque blanche pour ses phalanges, il résistait à la strangulation. Au lieu de ça, il approcha lentement son visage, comme pour admirer le moindre des pores de la peau claire qu'il tenait.
Juliette était tétanisée, les yeux complètement exorbités. Ils paraissaient même plus troubles. Sans doute parce qu'ils commençaient à se noyer dans des larmes d'effroi.
Aussi inattendu que cela puisse paraître quand on connaissait Nick, un type timide et passif, un gamin adulte qui éprouvait une anxiété inégalée à l'idée de s'approcher d'une femme, celui-là même qui avait enterré un possible avenir heureux en couple par crainte de la gent féminine, oui, ce Nick ne trouva rien de plus idéal que de tenter d'embrasser sa proie. Si l'occasion ne s'était jamais présentée auparavant, cette fois il l'avait provoquée et n'avait pas l'intention de la laisser passer. Un baiser, peut-être l'unique de toute sa vie. Il tendit ses fines lèvres craquelées dépourvues de rouge. Il était décidé à le faire, sans plus hésiter, et sans obtenir une quelconque autorisation. Mais une morsure soudaine fragilisa son bras gauche. Dans sa détresse, Juliette était parvenue à saisir la bouteille de vin rouge ouverte et l'avait fracassée sur son coude osseux. Le gémissement de douleur ne se fit pas attendre, il surgit de sa bouche quand le verre traversa ses vêtements pour se planter dans sa peau. Le liquide couleur sang se déversa grossièrement sur le costume de Roly. En quelques secondes, Nick redevint le plouc qu'il avait toujours été, la tache de vin en serait garante. Et l’alcool ne s'arrêta pas sur sa ceinture en simili cuir, il continua d'imbiber le tissu de son pantalon, menaçant de couler sur ses chaussures neuves. À peine une goutte toucha le cuir noir brillant, qu'il eut un mouvement de retrait et abandonna totalement sa prise sur Juliette. Il recula de quelques pas alors que, de ses mains, il s'évertuait à dénicher un mouchoir usagé dans ses poches. Il s'empressa d'arrêter l'hémorragie de vin pour préserver les chaussures. Son vieux mouchoir était imprégné du liquide qui avait l'air autrement plus foncé sur le papier.
Il se redressa et découvrit avec horreur le tableau dont il était le peintre. Il en lâcha son mouchoir trempé sur le sol, levant les bras à hauteur d'épaule. Il avait l'air d'un lobotomisé qui découvrait ce dont il était capable. Comme s'il reprenait le contrôle de son corps après une absence temporaire. Le carnage dans la pièce principale... Juliette était dans un état lamentable. Elle avait cessé de crier, mais son attitude méfiante ne trompait pas. Elle tenait toujours fermement ce morceau de bouteille cassé devant elle, menaçante. Pas sûre qu’elle soit capable de réitérer en plantant son arme blanche dans le corps de son voisin, mais elle chercherait à se défendre. Elle n’osait cependant pas bouger. Elle se contentait d’observer son agresseur, pour prévenir son comportement imprévisible. Peut-être se jouait-il d'elle pour apaiser la tension avant de retenter quelque chose. Si seulement elle avait porté un de ses pantalons, comme d’habitude, elle aurait au moins pu saisir son portable dans l’une de ses poches.
Nick laissa lentement redescendre ses bras le long de son corps. Des mouvements brusques auraient suscité l'affolement de Juliette. Et il ne pouvait la lâcher du regard. Il y avait quelque chose de bizarre, elle avait l’air si différente tout à coup. Était-ce la peur qui la rendait si... Froide ? Les fines pattes d'oies, les reflets dans ses cheveux, le grain gras de sa peau... Tous ces défauts ne lui étaient pas apparus jusqu'à maintenant. Il fit un pas vers elle, mais s'arrêta net quand elle brandit à nouveau le morceau de verre devant elle.
— N’approchez pas !
Elle paraissait prête à se servir de ses canines, et toute la nourriture qu'elle avait déjà avalée n'y ferait rien. Ventre plein ou pas, elle mordrait. Sa vigilance avait redoublé face à cet inconnu qu'elle avait gentiment fait entrer dans l'intimité de son appartement comme un loup dans la bergerie.
Et lui la dévisageait toujours. C’était fou. Ses cheveux pourtant blonds la minute précédente avaient l’air si foncés maintenant, châtains en fait. Ses yeux avaient pris une toute autre couleur eux aussi. Du vert ils étaient passés au marron. Elle avait l’air un peu plus petite, mais c’était difficile à dire vu la position dans laquelle elle se trouvait, assise sur la table en verre. En tout cas, les deux bourrelets qui s’écrasaient sur sa taille, recouverts du tissu rouge, il était sûr de ne pas les avoir senti au moment de l’étreindre. Il cligna des yeux, secouant un peu la tête, comme après un mauvais rêve.
— Sortez ! Sinon j'appelle la police !
Le ton de Juliette était bien assez explicite. Replié dans sa coquille de voisin discret, il n’ajouta pas un mot, pas un geste. La culpabilité évidente qu'il ressentait ne transparaissait pas dans son attitude. En revanche, on pouvait voir la déception qui l'animait. En se mordant la joue, comme après une nouvelle tentative d'approche sociale ratée, il se retira dans l'entrée. Le pire, c’est qu’il ignorait comment il avait pu perdre le contrôle de son propre esprit pour s'en prendre à quelqu'un.
En savoir plus sur cette bannière |
Note de fin de chapitre:
Vous attendiez peut-être de l'action...
Vous devez vous connecter (vous enregistrer) pour laisser un commentaire.