Vauquelin dévala l’escalier, à la poursuite de Christabella. Plus d’une fois, il manqua de glisser sur les marches de pierre, recouverte d’une fine couche de poussière. On ne devait pas souvent descendre en ces lieux.
Ils débouchèrent dans un genre de vestibule. Face à eux, une ouverture sans porte menait à ce qui devait être une cave à vin, à en juger par les bouteilles qui s’alignaient sur les étagères. Bertram De Vandes était-il descendu ici-bas pour se saouler et oublier leurs mésaventures ? Non ; les plaintes ne provenaient pas de cette pièce-là, mais celle qui se trouvait sur leur droite. Christabella poussa la porte entr’ouverte et un coup de vent glacial les assaillit. Vauquelin frissonna.
Bertram De Vandes était à-demi adossé au mur, assis à même le sol froid. Il serrait contre lui une robe de tissu blanc. Les drapés voluptueux recouvraient une partie de son corps, le noyaient presque dans la mousseline. Mais la gaze n’était plus immaculée.
Rouge, rouge, rouge. Fallait-il qu’il retrouve chacun des membres de la soirée couvert de sang, dès qu’ils avaient le malheur de les laisser seuls ?
Son nez était brisé. Un de ses yeux enfoncé dans son orbite, l’arcade cassée. Bertram De Vandes était méconnaissable, défiguré. Il ne pleurait pas. Il se contentait de geindre, avec le peu de forces qu’il lui restait.
— Non ! Bertram !
Christabella tomba à genoux à ses côtés.
— Que s’est-il passé ?
— C’est de ma faute. De ma faute, Christa… Tout est de ma faute…
— Ne raconte pas de bêtises. Et lâche-ça, veux-tu ?
Elle voulut lui retirer le vêtement des mains, mais il s’y accrocha comme si sa vie en dépendait. Vauquelin, figé, était incapable de bouger. Mille questions lui traversaient l’esprit : à qui appartenait donc cette robe blanche ? Était-ce bien le sang de Bertram, qui la tâchait, ou celui de quelqu’un d’autre ? D’une autre victime ? Cet accoutrement appartenait-il… à la dame blanche ? Celle que Rosanna Marshall jurait d’avoir vue ; celle qui avait effrayé Piers au point d’en arrêter son cœur ?
— Lâche-la !
— Non… je ne… je ne veux pas que tu voies…
Il se débattit mais la fureur de la petite surpassait bien la faiblesse qui animait l’homme blessé. Ils déchirèrent pourtant une partie de la toile, dans leur affrontement : et cela arracha une plainte lancinante à Bertram.
— Regarde, voilà que je détruis encore quelque chose. L’un des rares souvenirs que Père ait accepté de conserver d’elle. Maman tenait à ce que vous vous mariiez dans sa propre robe, Alethea et toi. Tu le savais, Christabella ?
Voilà élucidait le mystère de la propriétaire. Quoi que Vauquelin ne se trouvait pas plus avancé pour le reste de ses interrogations.
— Enlève ça et laisse-moi voir où tu es blessé, Bertram. S’il te plaît. Il ne sert plus à rien de la serrer si fort, la robe. Elle est toute tachée et nous ne pourrons jamais la ravoir. Alors, lâche.
Elle parlait d’une voix douce, mais Vauquelin la sentait bouillonner. De colère, de crainte ? Un mélange des deux, probablement. Finalement, le frère fondit en sanglots et accepta de céder son emprise sur le tissu. Christabella n’attendit pas une seconde pour le débarrasser de la tulle qui le recouvrait.
Son thorax était cabossé de bosses et, même de la distance à laquelle il se tenait, Vauquelin devinait les côtes brisées et enfoncées dans ses organes. Le malheureux pâlissait à vue d’œil et il devinait que la véritable hémorragie était interne. Il n’y avait rien à faire pour le sauver. Il se garda bien de le faire remarquer à la jeune fille.
Intelligente comme elle l’était, elle le comprit sans qu’on ait besoin de le lui dire.
— Oh, Bertram… Pourquoi diable t’es-tu enfermé…
Elle s’approcha de lui pour l’étreindre. Des larmes perlaient dans ses yeux mais elle restait bien silencieuse.
— Qui t’a fait ça ? Qui t’a fait une chose pareille ? Je t’en supplie : il faut nous le dire.
— Peu importe, je l’ai mérité. Tout ceci… tout ce soir… tout est de ma faute, Christa. Je suis si stupide ; oui, j’ai cru pouvoir faire ma propre justice en dépit de toutes les lois qui nous régissent. Retiens bien cela, petite sœur : les hommes sont des ânes, impulsifs, et incapables de réfléchir aux conséquences de leurs actes.
— Je ne… Je ne comprends pas ce dont tu parles. Bertram ? J’ai besoin que tu me répondes, que tu répondes à ma question.
— Je ne suis pas fou, Christa. Je n’ai pas perdu l’esprit, pas encore. Ça ne saurait tarder.
— Que se passe-t-il ?
Vauquelin sursauta si fort qu’il crut que son cœur à lui allait aussi s’arrêter. Concentré comme il l’était sur la scène qui se déroulait sous ses yeux, il n’avait pas entendu la domestique descendre. Cateline avait chuchoté pour qu’il soit le seul à l’entendre. Peut-être, aussi, pour ne pas déranger l’intimité du frère et de la sœur. L’apprenti médecin n’eut pas le cœur à lui répondre ; et elle constata bien assez vite.
— Bretram, s’il-te-plaît, dis-moi qui…
— Peu importe, te dis-je ! Je l’ai mérité. Tu avais raison, Christa. Tu as toujours eu l’esprit le plus vif de nous trois ; déjà bébé, on présentait que tu nous surpasserais. Tu es une perle si rare, ma petite sœur chérie. Ne laisse jamais personne te faire croire le contraire. Tu avais raison, car les meurtres de Piers et Jehanne sont bien liés.
L’épouvante se peignit sur la figure de la petite. Ses yeux s’exorbitèrent et ses lèvres s’entrouvrirent de stupeur.
— Non… Non, pas toi, ce ne peut pas être…
— Je suis un meurtrier, Christa ! Le docteur, tu te souviens de ce qu’a dit le docteur ? À propos de Jehanne, de nos parents ? Tout cela est vrai, et je ne l’ai appris que depuis quelques semaines. Quand j’ai raconté au docteur que notre cuisinière allait se marier… il m’a révélé ce qu’il nous a répété à tous, ce soir. J’étais dévasté, Christa. Et mort de colère. Je voulais me venger, je voulais la faire condamner à l’échafaud – mais après tant d’années, avec pour seule preuve le témoignage d’un homme qui, de notoriété publique, n’a toujours servi que son propre intérêt, quelle justice m’aurait écouté ? Il fallait que je la rende moi-même.
— Alors tu… tu…
— J’ai empoisonné Jehanne, oui. Suffisamment tôt dans la journée pour qu’elle n’expire qu’en début de soirée, alors que nous serions tous à table. Quand j’ai congédié Guiscard et proposé de faire le service, c’est parce que… parce que je savais qu’elle devait expirer sous peu. Et pour avoir le temps d’accrocher son cadavre à une poutre, pour masquer mes méfaits.
— C’est… c’est…
Christabella avait relâché son étreinte et s’était écartée. Révulsée. Son menton tremblotait : était-ce de l’écœurement ou du chagrin ?
— C’est horrible. Je suis un dégénéré, Christa. Tout, ce soir, la séance de Mme Zenaida… Tout n’était qu’une mise en scène. Un prétexte pour vous exposer, avec la complicité du docteur, la culpabilité de Jehanne. J’avais tout élaboré, vois-tu. Un plan parfait, digne d’un… digne d’un méprisable criminel. Voilà ce que je suis, aujourd’hui. Un meurtrier. Un…
— Mais Piers ! Tu as parlé de Piers, pourquoi…
— Ce pauvre Piers… C’était un accident, Christa. Je l’ai compris à l’instant même où il a passé la porte. Il nous aura permis de percer un mystère : c’était avec lui que Jehanne devait se marier. Elle m’avait dit qu’elle devait recevoir cet après-midi son fiancé pour régler certains détails – une aubaine pour moi. J’ai insisté pour lui préparer le thé une dernière fois, comme elle me l’avait elle-même appris tant d’années auparavant. Le malheureux en a bu une tasse ; et sa constitution plus résistante l’aura fait tenir jusqu’au milieu de la soirée. Mais sais-tu le plus grave, Christa ?
Elle ne répondit pas. Vauquelin, lui-même, n’avait pas envie de savoir. La grimace de douleur de Bertram De Vandes s’était élargie en un sourire fou.
— Le pire, Christabella, c’est que j’ai été soulagé de le voir s’écrouler à nos pieds. Horrifié, bien sûr, comme vous tous. Mais soulagé que cette victime collatérale m’offre le parfait prétexte à ma folie. Ses hallucinations, qui l’ont tant traumatisé sur ses derniers instants de vie, collaient à la perfection à ma mise en scène ! Une dame blanche – Maman, de retour, pour se venger.
Il partit dans un éclat de rire rauque et terrible, bien vite coupé par une quinte de toux. S’il ne cracha pas de sang comme l’avait fait Gentian, Vauquelin devinait que tant de mouvement de la cage thoracique ravivait ses plaies internes. Son rire mourut dans un gémissement pathétique et il se prostra un peu plus sur son abdomen blessé.
— Je suis cruel et mon cœur est noir de haine, Christa. Ne pleure pas, car je ne le mérite pas. Après tant de colère, il était bien normal que je trépasse ainsi. Si je n’avais pas commencé… Sans tous ces morts, les autres n’auraient peut-être pas suivi.
— Ne dis pas… N’en dis pas plus, je t’en prie. Je ne veux pas entendre…
— C’est de ma faute, Christa. Sans mes règlements de compte, Guiscard n’aurait peut-être pas tiré sur le docteur. Et Alethea…
— Chut. N’en parle plus.
Elle s’était à nouveau rapprochée de lui. La peine surpassait donc le ressentiment. Elle posa sa tête sur son épaule.
— Dis-moi seulement… dis-moi seulement qui s’en est pris à toi, Bertram ?
— Tu n’as pas encore compris, Christa ? Fais donc fonctionner ta merveilleuse petite caboche. Qui a pu s’introduire par le soupirail entrouvert ?
Le regard de Vauquelin remonta juste au-dessus de la tête du mourant. Comment avait-il pu le manquer ? Ce fichu courant d’air ne pouvait pas venir de nulle part ! Tout en haut du mur, une fenêtre à travers laquelle un homme aurait eu juste assez de place pour passer était ouverte. Voilà par où était venu l’agresseur de Bertram, et par où il s’était échappé.
Et qui était donc la seule personne à s’être trouvée dehors au moment des faits ?
— Cullen, constata Christabella.
Elle n’eut pas l’énergie de demander un de ses inlassables « pourquoi ». Le mobile de ce meurtre-là serait à rechercher plus tard : pour l’instant, la respiration de Bertram se faisait de plus en plus faible et il papillonnait des paupières, peinant de plus en plus à les garder ouvertes. Impuissantes, elle resta à ses côtés. Le silence retomba sur eux, entrecoupé par les halètements de cet homme à l’agonie.
Contre toute attente : ce fut Cateline qui le coupa :
— Alethea !
Sans plus d’explications, elle tourna les talons et remonta les marches. Vauquelin hésita un instant : devait-il la suivre ? Il croisa le regard de Christabella : elle n’eut pas besoin de dire un mot, ses yeux lui donnaient un ordre. Avec l’impression d’être le sous-fifre de cette jeune adolescente, l’apprenti s’empressa de remonter, lui aussi.
Ils passèrent à toute allure au rez-de-chaussée, devant Andrée Lémieux qui se morfondait. Elle parut demander des yeux s’il fallait qu’elle les suive : Vauquelin lui indiqua d’un geste qu’il valait mieux qu’elle reste ici-bas.
Cateline avait plus de souffle que lui : l’apprenti docteur eut presque du mal à suivre sa cadence. Elle monta les cinq étages, jusqu’au dernier palier, et sans hésiter, se précipita vers une des portes. Elle tourna la poignée : sans succès. La porte était verrouillée de l’intérieur. Des éclats de voix étouffés leur parvenaient depuis l’autre côté.
— Enflure, marmonna-t-elle.
— Que se passe-t-il, mad…
— M. de Monchy est une enflure, docteur. Un scélérat, un vaurien de la pire espèce…
Elle sortit une clef de son tablier et tenta de l’introduire dans la serrure. Quelque chose coinçait. Sans se laisser désemparer par la situation, Cateline donna un grand coup d’épaule contre le battant : Vauquelin entendit un petit cliquetis, comme si quelque chose était tombé de l’autre côté. Ce coup-ci, elle put mettre sa clef et déverrouiller la porte.
Vauquelin se contentait de la regarder, médusé. Cateline ouvrit et entra en trombe : Vauquelin, de là où il était, comprit enfin ce qui lui avait fait voir rouge. Il y eut un mouvement dans la pièce : la silhouette d’un homme se releva d’un bond du lit sur lequel il était couché.
Cullen de Monchy attrapa les pans de son pantalon déboutonné, sans pour autant paraître le moins gêné du monde. Alethea, qui gisait toujours sur les coussins, son jupon remonté bien trop haut sur ses cuisses, restait pétrifiée.
— Sortez, Cateline.
Sa phrase claqua comme un ordre. Mais la domestique ne se démonta pas pour autant.
— C’est vous qui allez sortir, M. de Monchy. Vous n’avez rien à faire ici.
— Qui êtes-vous pour me dicter ma conduite ? Vous répondez à l’autorité du maître du domaine de Poëze, n’est-ce pas, ma petite Cateline ? Bertram. Mais Bertram n’étant plus – j’imagine que vous avez d’ores et déjà découvert ce fâcheux détail – vous passez sous le joug de son successeur. La liste était longue, car ce précieux Bert n’aurait pas voulu que ses sœurs ne tombent entre de mauvaises mains. Savez-vous à qui était confiée la tutelle d’Alethea, dans le cas de son trépas ? En priorité, au docteur Francarnon. Puis, s’il devait arriver quoi que ce soit à notre médecin favori, à Guiscard. Et, dans le gravissime cas où Guiscard n’aurait pu s’en occuper…
Il affichait un sourire triomphant.
— Alethea est ma propriété, désormais, et j’entends d’en profiter comme bon me semble. Sortez.
— C’est hors de question.
Vauquelin était encore plus atterré. Ses yeux ne quittaient pas la jeune femme pétrifiée sur ses oreillers. Foi de médecin, il ne pouvait laisser faire une chose pareille. Il devait intervenir. Faire entendre raison à de Monchy.
— M. de Monchy, tenta-t-il en passant à son tour le seuil de la chambre, ne voyez-vous pas que… Enfin, Mlle De Vandes n’est pas en état de…
— Qui êtes-vous pour vous mêler de mes affaires privées, Courtenay ? Vous n’êtes personne, ici. Si vous ne voulez pas dire adieu à votre brillante carrière de médecin, je vous suggère de déguerpir.
— Faites preuve d’un peu de bon sens ! Elle est presque comme une enfant, encore…
— Alethea m’appartient, et elle sera mienne. Il n’est rien que vous puissiez faire pour m’en empêcher. Cependant, vous pouvez encore sauver votre réputation. Après une nuit pareille, certains risquent de finir derrière les barreaux – ou pendus. Qui croira-t-on, lorsque nous nous retrouverons au tribunal pour juger des morts de cette nuit ? Un étudiant et une domestique, ou l’un des plus grands seigneurs des îles anglo-normandes ?
Il avait raison. Vauquelin le savait : de Monchy avait raison. S’il tentait de s’opposer à lui, l’autre mettrait un point d’honneur à détruire sa vie. Qui était cette Alethea, pour lui ? Valait-elle la peine qu’il risque de perdre le peu de choses qu’il avait réussi à gagner ?
Mais quel genre de médecin serait-il, s’il était prêt à sacrifier des patients pour obtenir ce qu’il désirait ? Souhaitait-il devenir comme Francarnon ? L’idée même le révulsait.
Cateline lui épargna toute réflexion. Il avait presque oublié sa présence.
— Je vous avais laissé le bénéfice du doute, la première fois.
Elle s’avançait lentement vers de Monchy. Malgré sa carrure maigrichonne, elle se tenait dans une telle position qu’elle en devenait effrayante.
— Vous étiez jeune, elle aussi. Je vous ai laissé le bénéfice du doute : peut-être ne saviez-vous pas ce que vous faisiez ? Peut-être ne compreniez-vous pas à ses cris et ses plaintes qu’elle était terrifiée par vous. Qu’elle était encore une enfant incapable de comprendre les actes que vous lui faisiez subir. Vous l’avez détruite, M. de Monchy.
— Elle n’aura pas son mot à dire : les individus de votre sexe n’en ont pas besoin. Regardez-vous, Cateline : voilà comment fini une femme à qui l’on n’a pas appris à se tenir à sa place. Je vous ferai…
— Sortez. Ce sera mon dernier avertissement, monsieur.
Il la contourna pour se jeter sur Alethea – Cateline ne lui en laissa pas le temps. De ses bras frêles, elle se saisit du chandelier qui trônait sur le guéridon le plus proche et asséna un coup sur la tête de l’agresseur pour l’arrêter dans sa course. Dans un craquement de fruit pourri, le crâne se fendit.
Cullen de Monchy s’écroula au sol. Sous ses cheveux noirs, une plaie béante se dessinait. En quelques secondes, les mèches étaient enduites d’un liquide poisseux.
— Il… il…
Alethea avait repris vie. Elle s’était redressée, tout doucement. Elle regardait Vauquelin avec tant de détresse qu’il comprit sa question sans mots. Prenant garde de ne pas se tâcher du sang du monstre, il palpa la carotide. Il n’y avait plus de pouls.
— Il ne vous fera plus jamais de mal, mademoiselle.
Elle fondit en larmes ; mais, pour la première fois de la soirée, il s’agissait de larmes de joie. Pour s’écarter un peu plus du corps, elle se releva en rabattant sa jupe et se pendit au cou de la domestique.
— Je n’aurais pas dû vous laisser seule. Sachant qu’il était dans la maison, je…
Cateline était amère mais ne paraissait pas regretter son geste. Alethea ne la laissa pas s’appesantir plus longtemps dans ses excuses : elle plaqua ses lèvres contre les siennes, dans un baiser qui fit détourner le regard à Vauquelin. Décidemment, cette maison renfermait bien des surprises.
Se sentant mal de s’imposer dans l’intimité de ces deux femmes, il se força à revenir jusqu’à l’escalier. Ses jambes avaient de plus en plus de mal à le porter et la tête lui tournait un peu. Il se surprit à prier. Bon Dieu, faites qu’il s’agisse du dernier mort de la nuit…
— M. l’apprenti du docteur ? Cateline ? Que se passe-t-il ?
Les escaliers étaient hauts, mais la voix de Christabella portait assez pour qu’on l’entende depuis le rez-de-chaussée. Vauquelin ouvrit la bouche pour répondre, mais ne sut que dire. Le craquement de quelques marches se fit entendre : elle montait vers eux. Cateline vint à sa rescousse, bras dessus, bras dessous avec Alethea.
— Tout va bien, Mlle Belle. La mort de votre frère est vengée.
*
Ils s’étaient tous retrouvés dans la salle-à-manger. Ils n’étaient plus si nombreux : depuis le début de la soirée, leur nombre avait diminué de moitié. Vauquelin était le seul homme de la tablée. Rosanna Marshall s’était assise à sa droite, Andrée Lémieux à sa gauche. Face à eux, Alethea reposait sa tête sur l’épaule de Cateline.
Et, autour de la table, Christabella faisait les cent pas. Ses joues étaient marquées des sillons de ses larmes.
— Christabella, veux-tu t’asseoir avec nous un instant ? Reprend un peu de tisane, elle te calmera les nerfs. Tu me donnes mal à la tête, à tourner en rond, comme ça. Je comprends bien que… Ne te rends pas plus malade que tu ne l’es déjà.
Rosanna Marshall parlait avec une douceur maternelle à la jeune fille. Si Christabella arrêta son manège un instant, elle ne sembla pas apaisée pour autant.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Andrée Lémieux.
Elle disait tout haut ce que tous se demandaient tout bas. Passé le choc, il allait bien falloir décider de la conduite à tenir, dès le lendemain. Hors des murs du manoir, le monde ne s’était pas arrêté de tourner. Et avec huit morts sur les bras, ils auraient des comptes à rendre.
Rosanna Marshall, ses index pressés sur ses tempes, raisonna à voix haute, les yeux fermés :
— Il faudra aller trouver la police dès les premières heures du jour. Quant à savoir ce que nous leur dirons…
— Avant de réfléchir à cela, si vous me permettez une interruption, il nous reste quelques petites choses à éclaircir.
Vauquelin retint un soupir exaspéré. Non pas qu’il en veuille à la petite – mais fallait-il qu’elle ait toujours quelque chose à redire ? Ses nerfs menaçaient de lâcher.
— À quoi fais-tu référence, ma petite Belle ?
— Il est inutile de prendre un ton aussi mielleux, ma petite Rosanna. Car il reste encore deux choses que nous n’avons pas élucidées. Pourquoi Alethea a poignardé Guiscard. Et pourquoi tu as tué Gentian.
L’accusation était froide et ferme. Rosanna Marshall tapa du plat de la main sur la table, outrée.
— Combien de fois faut-il que je le répète ! J’ai vu…
— Les amies ne mentent pas, Rosanna.
Les traits de Christabella, tirés par la colère, s’affaissèrent comme si elle n’avait plus l’énergie de maintenir sa fureur. Une profonde tristesse s’y peignit.
— Après ce que nous avons traversé cette nuit, Rosanna, tu nous dois la vérité. Et si je peux accorder le bénéfice du doute à tes paroles, seul un spectre pourrait manier des solides. Or, tu nous as décrit un fantôme – j’ai vérifié les caractéristiques dans l’encyclopédie. Il nous reste quelques heures avant le lever du soleil.
Enfin, la petite s’assit. Tout au bout de la table, elle présidait.
— Je vous laisse décider laquelle passera aux aveux la première.