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Warning : évocation sexe, drogues...

Notes d'auteur :
Ce texte est potentiellement un premier chapitre, selon le temps que je dispose, sinon il devra bien se suffire à lui-même !
« T’as plus vingt ans. »



C’est ce que dit ce con de reflet dans le miroir chaque fois que j’ai un peu trop bu. Quand ça tangue, mais rien qu’un peu, suffisamment pour se sentir inspirée, suffisamment pour savoir qu’un verre de plus et il aurait fallu vomir. J’ai l’habitude maintenant ; j’essaie d’ignorer ce que me dit le reflet, je ne regarde pas la bouche rosie mal démaquillée. Je plante juste mon regard dans le sien, et ce sont mes yeux que je vois. Ça va, ils ne sont pas trop abimés, pas encore. J’évite de zieuter les chaires flasques qui pendent de mon ventre et de mes cuisses, pour ne pas savoir à quel point, à ce stade d’alcoolémie, le reflet peut avoir raison.



Je siffle, je fume, je pense à me forcer à vomir. J’ai déjà la flemme d’être demain, et la nuit est seulement entamée. Se faire des pâtes et se coucher, c’était prévu. Mais c’est de la poudre que je prends et je laisse là ma bouteille entamée, je repars, semi-malade, en attendant que la coke fasse effet.



*



Dieu merci, elle a fait effet et bien effet. C’est le matin, juste avant la redescente. Il faut que je me dépêche, que j’aille vite, que je bâcle ce rendez-vous de malheur. Je l’ai déjà repoussé car j’étais trop mal en point, mais maintenant on est jeudi, je dois prendre mon courage à deux mains, tout le peu d’énergie qu’il me reste, et m’y pointer. Pourtant, elles sont sympas les nanas de la galerie d’art où je dois me rendre, mais j’ai la flemme, flemme de ne pas avoir le loisir de ne rien faire.



Cette fois c’est une adresse, des chaussures et le nom de sa mère. D’autres fois c’est un lieu, une expression ou un mot inventé, un souvenir exact… Toujours le même effet : cette fascination que j’exerce ; ces signes incroyables qui se mettent à briller, ces destins qui s’entrecroisent, qui se parlent, et ces gens qui, bien naturellement, veulent creuser ce lien qu’ils entrevoient : qui est cette apparition avec qui tout raisonne comme ça ? Qu’avons-nous d’autres en commun ? Qu’avons-nous à nous dire ? Quel grand destin nous uni ? Quelle révélation sur ma vie porte cette femme avec qui je semble partager tant de choses ?

Mais je ne réagis pas comme ils s’y attendent. Je ne réagis pas. Ces incroyables coïncidences se passent, me poursuivent, c’est tout.

En l’occurrence, c’est le nom de la rue où la galeriste habite – et où je réside aussi –, ce sont des chaussures qu’elle a achetées au fin fond de l’Espagne à une gitane alors qu’elle voyageait une dernière fois avec sa mère – ce matin-là je possède et porte très exactement les mêmes pompes – ; sa mère, d’ailleurs, qui vient de décéder et qui s’appelait comme moi. Mais tout le monde s’appelle comme moi. Bien sûr, pour elle, c’est fou tous ces coups du sort. Elle, elle est tombée une fois sur la gitane, une fois sur une adresse ; moi, c’est sans cesse que je tombe comme ça, de coïncidences en coïncidences. C’est sans fin, je ne suis même plus étonnée comme dans mon adolescence, je ne m’émerveille plus. J’ai perdu toute naïveté et je suis devenue incapable de feindre, car les diseuses de bonnes aventures, les médiums, les charlatans, les possédés, tous, ils semblent finir par me trouver. Alors forcément, si vous tombez sur l’un d’eux puis sur moi, il y a des chances pour qu’on ait des histoires à se raconter. Des histoires communes. Mais je suis blasée.



J’ai essayé de couper court. J’ai juste acheté le tableau, je l’ai embarqué, j’ai serré les mains et je suis partie, sans avoir eu à feindre quoi que ce soit.

C’est vrai que même si l’étonnement n’est plus, ces petits signes, cailloux dispersés s’adressent bien à moi : je suis sur la bonne voie.



Je loue un deux pièces à Paris, dans une rue de la soif, ça me coûte l’intégralité de mon salaire et c’est la galère. Je me nourris et je bois en me faisant offrir des verres par n’importe qui. Je me régénère au sperme et à la cyprine ; les dépistages réguliers sont remboursés par la sainte sécu, sans qui je ne serai peut-être plus en vie.

Je dépose ma nouvelle trouvaille dans la chambre, pièce condamnée de l’appartement que je planque maladroitement derrière une armoire vide. J’aurais aimé la cacher derrière une bibliothèque, comme dans les films, mais ç’aurait été trop lourd et je n’ai pas un rond à investir dans des rayonnages de bouquins. A terre, je pose la dernière œuvre que je viens d’acquérir. Je frissonne terriblement, et aussi vite que je peux, je repars, je ferme la porte, à double tour, je la cache avec l’armoire. Et je sais que la sensation que j’ai eue dans cette chambre peuplée uniquement par ma collection – uniquement habitée de miroirs – ne me quittera plus durant des jours. Durant des jours, j’aurais la sensation d’être épiée, d’être suivie dans la moindre vitrine, le moindre reflet. Si bien que je condamne celui – le seul, l’unique – de ma salle de bain avec un drap noir réservé à cet effet, que je lave religieusement après chaque utilisation. Tant pis, ces prochains jours je ferai sans maquillage, je serai moche même au manque de lumière des bars.



*



« C’est la faute à l’art déco tout ça. »



Ca y est, la nuit est tombée et je divague totalement, mais je ne peux plus m’arrêter.

Ça fait des heures que je suis au bar, je crois, j’ai perdu le compte, la notion… Joumela me fait doucement une tresse pendant qu’affalée sur le comptoir d’Andrès je dis n’importe quoi sans m’en empêcher. Le bar est vide, on est encore en semaine. J’étais tellement ravie de voir que Joumela était là. C’est une ancienne collègue ; il y a quelques temps, on a arrêté d’être simplement collègue, puis on a plus était rien du tout. Je l’aime bien et il se fait tard, mais je ne suis plus capable de quoi que ce soit. Je ne me contrôle plus vraiment ; ni mon corps ni mes pensées. Du loin de mon esprit brumeux, je profite de la caresse de ses doigts dans mes cheveux, mais sans doute est-ce une technique de sa part pour que quand je vomisse cela soit moins salissant.



« Ramè-ne mo-a. »



Je sens ma bouche pâteuse et je comprends que j’ai du mal à articuler. Elle m’embarque et me remonte dans ma piaule. Alors que je refuse qu’elle m’aide à me déshabiller, elle me laisse galérer, enlève ses chaussures et tombe de sommeil dans mon lit, toute habillée.



*



Quand je me réveille, il n’y a personne. Le téléphone m’indique qu’on est vendredi, il est onze heures : j’ai fait le tour du cadran. J’ai reçu des messages, aucun de Joumela. Je vais dans la cuisine, il n’y a aucun signe d’elle alors je me creuse les méninges pour tourner un texto d’excuse, mais dans ma tête ça bourdonne. Avant même que l’eau boue pour le thé, j’ai avalé un citrate, un gaviscon et deux dolipranes ; et je me suis mise au travail.

Je compte pour les incapables thunés ; c’est ça qui me permet de vivre. Combien tu dois, combien on te doit, comment remplir ta putain de fiche d’imposition. Et le mieux dans tout ça, c’est que je peux bosser depuis mon salon, confortablement installée à contempler les tableaux Excel qui virevoltent sur mon écran. Derrière lui, j’ai aussi en visu l’armoire qui scelle la porte de la chambre. Je préfère la voir, la surveiller, malgré l’impression désagréable que cette pièce me procure.

La nuit, allongée dans mon canapé-lit, je dors mal sans psychotropes, et j’hallucine, je rêve éveillée que l’armoire grince et se déplace… Je crois l’entendre, et mes yeux dans le noir croiraient la voir. Je ne dors pas, jamais, sans personne, sans ma descente dans les bars, sans mes aides extatiques et évasives.



*



A vingt heures pile je suis au bar, il y a les copains, cela promet une bonne soirée car tout le monde annonce ne pas rentrer trop tard : ça sent bon le dérapage et c’est ça qui fait tout le charme de ces descentes de bars.



Une bête coquetterie me rattrape – ou serait-ce le besoin de ne pas passer une nuit seule ? –, je m’éclipse rapidement pour me maquiller dans les toilettes. Si les gens parlaient aux miroirs ils sauraient qu’il n’y a souvent rien à craindre de ces miroirs ébréchés et sales dans les toilettes des rades. Ce qu’ils ont reflétés ce sont des rixes, des fellations, peut-être un coup de poing mais surtout beaucoup, beaucoup, de pisse. Ils n’ont rien des grands miroirs des vieux immeubles ou des maisons qui, eux, racontent des histoires, qui, eux, ont aspiré des âmes pour les avoir vu se détacher du corps et partir s’enliser dans les miroirs. Dans ces miroirs témoins de drames rôdent les ombres, rôdent les morts et les démons : se tenir devant un miroir, c’est une des choses les plus dangereuses au monde, mais ça, les gens ne le savent pas. Ils n’écoutent pas les miroirs, et ceux qui les entendent sombrent dans une folie noire.



Je ne compte pas trop en faire : du crayon noir, du noir sur les cils, du rouge sur la bouche, simple. Efficace. Rapide.



« Tu n’arriveras à rien avec ton maquillage. T’es toujours aussi laide. Aussi vieille. »



Certaines personnes trépassent, puis passent de miroirs en miroirs.



Je relève les yeux, je les fixe dans ceux de mon reflet. C’est elle . Elle est là. C’est mon reflet et pourtant ce n’est pas moi.

J’ai seulement un trait de crayon noir sous un œil quand je m’éjecte de là pour arriver en trombe dans la salle du bar. Je ne réfléchis même pas à ce que je vais dire, de toute façon on sait bien que je suis bizarre, que je ne suis pas d’aplomb .



« Putain, Al ! Il s’est passé quoi dans tes chiottes ?!

- T’es malade ?! Crie pas comme ça.

Un temps.

- Comment tu sais ? »



Parce qu’il ne dément pas, ça attire les copains ; et puisqu’ils sont plus persuasifs que moi il s’explique :



« Y a un gars qui a tabassé sa meuf hier soir.

- C’est tout ?

- Bah j’ai appelé les flics qui l’ont embarqué, y avait l’ambulance et c’est moi qui aie dû nettoyer leur merdier. Ça m’a fait vider le bar et fermer plus tôt cette histoire.

- Tu m’étonnes, dis Loan en hochant la tête.

- Ah c’est vraiment pas de bol, dit Hart comme si ça lui donnait l’air compatissant.

- Mais la fille, elle va bien ? Ça, c’est moi qui pose une question censée.

- Bah franchement bof, j’en sais rien.

- T’as pas regardé comment elle allait ? Ça c’est une autre question intelligente, mais de Xen cette fois.

- Ben elle était dans les pommes quoi. »



Et mon cœur se sert parce que je comprends ce qui s’était passé. Là encore, je suis la seule à percuter parce que je suis la seule à savoir écouter les miroirs.



Et toutes vos bougies blanches n’y changeront rien.



La fille a dû crever sur le chemin de l’hôpital, son âme s’est raccrochée là. Et moi, ça me fait un miroir de plus à éviter ; un miroir de plus qui irait bien dans ma collection… Mais comment on peut convaincre un barman de céder la vitre dans ses chiottes ?



*



C’est Sean qui est rentré avec moi ce soir. Vivre dans la même rue que de nombreux bars à l’avantage de ne jamais finir la nuit seule. Je parle de soir, je parle de nuit, mais parler de matin serait plus juste. Il fait jour quand on franchit ma porte et il est huit heure quand on baise dans mon pieu, il est huit heure trente quand il vomit tout le liquide ingéré pendant la soirée car ce sport l’a trop remué.



Je l’ai convaincu de faire une œuvre au Posca sur le miroir, j’espère qu’Al se montrera aussi réceptif et me laissera lui acheter l’œuvre sur miroir. Un billet pour Sean et son âme d’artiste, un billet pour Al qui fournit le matériel. Tout le monde sait que je collectionne les œuvres d’art, même si personne ne les a jamais vu, scellées qu’elles sont dans ma pièce secrète. Tout le monde croit que je vis dans un studio, c’est presque vrai.



Encore pâteuse après son départ, je prends mon courage à deux mains. Je pousse l’armoire et j’ouvre la porte. Je déballe ma dernière acquisition, et je suis face à un tableau d’art contemporain, la peinture déposée à même un miroir. Je me demande quelle intention y a mis cette idiote d’artiste pour attirer les âmes meurtries, celles qui vous dévorent de l’intérieur. Je me demande si elle n’a pas choisi un miroir d’occasion qui aurait des histoires à raconter.



Dans cette pièce remplie de miroirs, partout, je sens qu’elle me regarde, mon reflet. Prête à m’assassiner, à m’étrangler. À tout moment, j’ai peur de me retourner et de me voir prête à me jeter sur moi.
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