C’est avec la boule au ventre que je me rends au café dont Céleste m’a donné l’adresse. Avec sa manie de fixer ses propres règles, elle serait fichue de décider que je ne suis pas assez souriante pour remplir ma part du marché, et là, adieu plan de cours. Les conseils avisés d’Elsa me font cruellement défaut. Je n’ai pas l’habitude de me lancer dans des galères sans son avis, je suis la reine des mauvais choix, et j’ai l’impression de sauter d’une falaise de trente mètres sans savoir nager.
Je trouve enfin le lieu indiqué : un bistrot sans prétention, adossé à une grande artère. Allez Olivia. Tu rentres, tu bois un soft, tu te casses. Simple. Basique. Enfin, si j’ai les bases.
Un long bras se dresse au milieu de la foule. C’est Céleste qui m’a repérée et joue les sémaphores. Une chape de fatigue s’abat sur moi à la vue de la foule de trentenaires en col de chemise et à la calvitie précoce qui me barrent la route en terrasse. Sans grande conviction, je commence à jouer des coudes - et des hanches, et des fesses - pour fendre la foule, en visant du mieux que je peux dans la direction de Céleste.
Elle me fait une place sur la banquette en faux cuir en bord de rangée. J’ai les toilettes à deux pas pour un éventuel repli stratégique, mais le percolateur industriel me vrille les oreilles par-dessus le brouaha incessant. Je serais bien infoutue de dire si j’ai déjà croisé des gens du groupe que je viens de rejoindre. On dirait les mêmes qu’à la soirée chez Céleste : des jeunes-vieux universitaires fumeurs de roulées, avec des chemises en toile de lin ou en coton bio. La vibe de ce soir est un poil plus roots, avec les visages hâlés de ceux qui prennent des vacances d’été. Personne n’a sorti le pantalon à pinces, même si je vois traîner ça et là d’inévitables paires de bretelles. Chez les filles, impossible de savoir qui a copié qui, et elles affichent toutes le même look à base de lunettes des années 2000, raie bien droite et longs cheveux mal entretenus - à l’exception de Céleste avec son inimitable coupe au sabot.
— Alors toi, c’est Olivia ? me demande un petit gars au regard tombant.
Je hoche la tête. Céleste gesticule et déploie ses bras comme si nous n’étions pas douze au mètre carré.
— La demoiselle nous fait grâce de sa présence ! Tu n’imagines pas combien elle s’est laissée désirer.
Ok, donc le plan c’est de continuer à me coller la honte. Au moins, je sais que malgré ma libido qui me démange depuis un certain temps, je ne tomberai plus dans le piège.
En parlant de libido, je vois débarquer un gaillard élancé, aux larges épaules et à la mèche romantique, qui n’aurait pas détonné sur une couverture de Harlequin.
— Céleste ! lance-t-il d’une voix grave. Comment vas-tuyau de poêle ?
— Je me porte comme le Pont Neuf ! répond-elle du tac au tac. Et toile à matelas ?
— Impec’ ! Alors, ces vacances ?
Je suis pau-mée. Mes résolutions à base de Coca sautent par la fenêtre et je me plonge vite dans une pinte pas assez fraîche pour la saison.
Le grand gaillard installé face à moi profite d’une altercation avec le serveur qui éloigne Céleste de notre table pour m’adresser la parole. Il souffle sur la mèche qu’il a dans les yeux et se présente : Pierre. Enchantée Pierre, ravie de rencontrer enfin un universitaire bourgeois tout à fait beau gosse, même si ses habitudes lexicales me laissent perplexe. Il entame un interrogatoire en règle ponctué de brefs mots d’esprit, et je me surprends à espérer que son nom de famille s’accorde bien avec mon prénom. Le souvenir d’Elsa et ses diatribes me rappelle à l’ordre, et je me replonge dans ma pinte. Mises en garde ou pas, peut-être ai-je tout de même une chance de rentrer avec un beau bourgeois sous le bras ?
Une voix stridente coupe court :
— Ça va, le tombeur de la rue d’Ulm, on te dérange pas ?
Faites confiance à Céleste pour cockbloquer jusqu’à mes pensées. Elle plante ses coudes dans les malheureux qui se trouvent sur sa route et reprend sa place à mes côtés. Pierre lui adresse un petit sourire de connivence, auquel elle répond d’un clin d’oeil complice. Non mais je rêve, ils baisent ou quoi ? Si Céleste n’avait pas l’air aussi résolument lesbienne, je me serais posé la question.
Pierre est inaccessible depuis que Céleste a démarré une engueulade avec lui, je me tourne donc vers le petit gars au regard naturellement penaud, qui dit s’appeler Florian. Je me présente à nouveau, et je sue rien qu’à l’idée qu’il me demande mon CV universitaire, mais il remarque plutôt :
— Je t’ai déjà vue, chez Auguste et Céleste.
Ah. J’aurais préféré devoir sortir le CV. Il précise :
— On ne s’est pas parlé, mais…
Coup d’oeil gêné.
— Ok, ok, dis-je pour couper court, j’ai marqué les esprits autant que mon chemisier avec le vin rouge, on a compris.
Florian laisse planer un petit silence, et glisse :
— Garance t’a vue dans la salle de bain, aussi.
Je plisse les yeux.
— Et c’est nécessairement dans le domaine public, comme info ? Ça vous arrive parfois de vous mêler de ce qui vous regarde ?
— Pas souvent, non, rigole Florian avec un petit air désolé.
Un soupir m’échappe. Peut-être que si Céleste est assez absorbée, c’est moi qui pourrai m’échapper ? Après tout, je suis venue, on m’a vue, j’ai bien gagné le droit de me carapater ? Je décide de tirer parti de mon infortune, incarnée ici par mon voisin de table qui commence à se rouler une clope.
— Dis-moi Florian, toi qui fais partie du cercle restreint… Tu m’expliquerais qui est qui ?
Il me faut tendre l’oreille pour saisir son filet de voix, mais j’ai vu juste : toujours interroger le type discret pour récupérer les dossiers sales.
— Le grand mec en bout de table, c’est Thiago. Il est pénible ce soir, parce qu’il raconte comment il a réussi à pécho Agathe quand on était tous en vacances chez Garance dans le Périgord.
— Et c’est pénible parce que…?
— Parce qu’Agathe sortait jusque là avec Philippe, qui est plutôt un chic type. D’autant qu’il s’est aussi fait cocufier par Léa avec Corentin. Mais ça va, lui et Corentin sont restés très potes, et puis on n’a plus revu Léa depuis.
Au secours. Je coupe Florian en plein rencensement des baises consanguines entre potes de promo :
— Comment ça, vous étiez tous en vacances ? Céleste était ici.
Il regarde à droite et à gauche, baisse la voix - à ce stade, j’ai l’ouïe d’une chauve-souris si j’entends - et explique :
— Bah, tu sais… Céleste, socialement, bon…
Un haussement d’épaules entre en conflit avec un signe de tête - ce garçon a clairement des soucis d’expression - et achève de confirmer ce que je savais déjà : Céleste est une plaie. Même ses semblables trouvent que c’est une plaie. S’il fallait se confiner, ils le feraient sans elle. Dans un sens, ça me met un peu de baume au coeur de savoir que je ne suis pas la seule à qui elle les brise. D’un autre côté, si même des gens qui se pensent au-dessus de toute bienséance de type ne-pas-cocufier-ses-potes la mettent au ban, moi, je suis pas sortie du sable.
Florian se lève pour fumer, et je lui emboîte le pas sous le regard inquisiteur de Céleste. Elle doit conclure que son pote n’est pas assez un mâle alpha pour représenter une menace, car elle poursuit sa conversation.
Je profite du déplacement pour répondre à un message d’Elsa qui me demande où je suis passée. J’élude la question avec un minable : « De sortie ce soir » qui me vaudra de passer l’Inquisition demain. Pourvu que je trouve un bobard convaincant.
Le soleil rasant du soir me pique les yeux. Je m’en détourne, et pose la question qui me brûle les lèvres :
— Tant qu’on est sur les ragots : il y en a sur Céleste ?
Florian tire sur sa clope et rigole un peu, mais ne répond rien. Je me ravise.
— Ok, ok, t’as pas le droit de me dire. J’aurai essayé.
Il tire encore quelques taffes en silence, avant de me gratifier d’un rare regard avec ses yeux de fjord norvégien :
— Je peux t’en donner un, propose-t-il. D’accord ?
J’acquiesce. Il fume encore un peu, jette un coup d’oeil derrière son épaule, et chuchote :
— Céleste et Pierre.
— NON ?!
L’exclamation m’a échappé, et une poignée de commerciaux en manches de chemise se retournent. J’attends qu’ils reportent leur attention sur autre chose et chuchote moi aussi, sous le coup du choc :
— Mais elle est lesbienne, pourtant ? Non ?
Une main s’abat sur mon épaule, et un corps se presse dans mon dos.
— Ah bon ? Mais qui t’a dit ça ? s’exclame Céleste beaucoup trop près de mon oreille.
Fréquenter cette fille va me rendre cardiaque avant mes trente-et-un ans. J’ai eu l’impression de rater dix marches d’un coup.
Ravie de son petit effet, Céleste se cale entre Florian et moi en nous passant chacun un bras en travers des épaules. Je sens la pointe de son sein effleurer mon bras à travers son t-shirt, et je mobilise toutes mes forces pour ne pas l’imaginer sans. Je ne l’ai encore jamais vue déshabillée.
— Ma chère Olivia, commence-t-elle tandis que je rougis de mes pensées, tu crois vraiment que j’adopte les tristes limites d’une étiquette ?
Ben oui, suis-je bête.
— Et toi mon vieux, si tu veux raconter des histoires, au moins, sois exhaustif ! Olivia veut sans doute savoir tout ce qui s’est passé.
Je prends mon meilleur air de rien pour tenter de faire croire que non, mais Céleste, déjà pompette, est lancée :
— Cet épisode de notre histoire commune - car Florian n’était pas loin, souviens-toi mon vieux ! - date de l’époque du mémoire. J’avais un sujet de mémoire en or massif et une biblio cousue de fil blanc, mais Constance - bien mal nommée, si tu veux mon avis - m’a damné le pion, figure-toi : elle a soumis le sujet avant moi.
Constance, je ne te connais pas, mais je suis dans ton camp.
— Et toujours à cette époque, poursuit Céleste, elle faisait la bête à deux dos avec Pierre depuis, oh, une bonne poignée de mois.
Florian sous-titre :
— Trois ans.
— Ah, donc beaucoup de poignées de mois, je note. C’était une relation, quoi.
Il acquiesce discrètement.
— Bref ! tranche Céleste. Ma vengeance se devait d’être implacable, donc j’ai couché avec Pierre.
— Dans leur lit, précise Florian.
Je reste bouche bée tant les questions se bousculent. Rien ne va. Pourquoi cette fierté si sauvagement déplacée ? Pourquoi cela a-t-il été sa première idée de vengeance, pourquoi vouloir se venger d’une bêtise pareille ? Et surtout, comment Céleste, la mante religieuse, a-t-elle réussi à pécho Pierre, l’acteur Netflix, sans artifice de type sortilège Imperius ?
Mon cerveau et ma bouche rétablissent leur connexion Bluetooth :
— Donc ils se sont séparés ?
— Penses-tu ! Constance a pardonné. À vrai dire, elle a pardonné si vite que ça a vexé Pierre, qui s’est bien gardé de mettre un terme à nos siestes crapuleuses.
Céleste bombe le torse. D’un côté, je peux comprendre qu’elle soit refaite d’avoir réussi à se taper Pierre sur la durée, même pour des motifs bidon. Même si ces dernières informations le classent bien haut parmi les connards, une belle gueule pareille mérite le haut du classement de tout tableau de chasse.
Mais d’un autre côté… ils sont tous nés avant la honte, ou c’est moi qui ai un problème ? Je ne me suis jamais trouvée très coincée, voire l’inverse, mais ces nouvelles infos me forcent à me réévaluer.
Mon expression doit me trahir, car Céleste croise mon regard et réduit illico son sourire d’une bonne quantité de canines. Elle se tourne vers Florian pour rétropédaler en catastrophe :
— Enfin, je venais te prévenir que mon frère a encore réquisitionné Achille, et qu’ils se paient le luxe de nous snober ce soir. Monsieur veut préparer une intervention dans un podcast, ou je ne sais quoi. Je m’en vais.
— Et ensuite, poursuit Florian à mon intention, elle a renversé la vapeur.
Je fronce les sourcils, et Céleste se raccroche aux branches :
— On va aller se promener dans le quartier, je suis sûre qu’Olivia préfèrerait des anecdotes sur la rue d’Ulm.
Olivia préférerait qu’on arrête avec les anecdotes. Mais le taux d’alcoolémie de Florian n’est pas de cet avis, et le pousse à terminer :
— Parce qu’elle s’est mise à coucher avec Constance aussi !
Un silence accueille l’information. Il enfonce le clou :
— En même temps !
— Quand il dit ça, précise Céleste avec le détachement d’un animateur France Culture, il veut bien sûr dire : « pendant la même période », et pas « à plusieurs dans le même lit ».
Je n’honore sa déclaration d’aucun commentaire. Elle se tourne vers Florian, acide :
— Je le répète : Achille nous lâche, il ne viendra pas. Je me fais la belle avec celle-ci, et toi, retourne bégayer dans l’ombre des filles, histoire de ne rien changer.
Sa pique semble faire mouche, mais mon capital sympathie est à sec. J’emboîte le pas à Céleste sans trop savoir où elle nous emmène, car ce sera toujours mieux que l’infini malaise de cette conversation.