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J’ai besoin d’air. Je regagne le salon, pas tout à fait prête à retrouver le regard perçant et inquisiteur d’Elsa.

Sur mon chemin, je manque de bousculer une harpe - une harpe ! mais qui en a déjà vu une en vrai ? - à côté de la bibliothèque qui court le long du mur et grimpe jusqu’au plafond. Je trébuche et bouscule un homme voûté avec les bouclettes en pétard et des petites lunettes. Son verre lui échappe. Il le rattrape de justesse, non sans souffrir d’une projection de vin blanc sur sa chemise à motifs. Je me confonds en excuses, mais il me rassure aussitôt :

— Ne t’inquiète pas, c’est rien du tout, ça va partir ! Faut pas te gâcher la fête comme ça… Comment tu t’appelles ?

— Olivia. Merci, et encore désolée, je…

— C’est rien, moi c’est Constantin. Tu es journaliste ?

Transition de l’espace, bonjour.

— Euh, non ?

— Ah, alors t’es dans l’édition peut-être ?

Au secours. Mais qu’il me lâche !

— Non plus.

Constantin veut m’aiguiller, et propose de lui-même :

— Moi, je suis un ancien ami de Garance à l’EHESS. Tu la connais de Paris VIII, peut-être ?

Je secoue la tête. Sortez-moi de là, je n’ai pas besoin de l’énumération de tous les clubs auxquels je n’appartiendrai jamais.

— Tu es une amie de prépa ? ou de sa période au Conservatoire, ou…

— Non, euh, Constantin, je suis, je suis une connaissance, je ne fais que passer, j’ai aucun lien avec ces milieux, vraiment, aucun.

Je ne loupe pas son mouvement de recul, c’est attribuable à la vigueur de ma réponse, mais je suis à vif et j’y vois un rejet de ma triste banalité. Le type me dévisage de haut en bas et doit enfin saisir que ça ne sert à rien d’insister, il enchaîne donc :

— Est-ce que tu aurais vu Garance, justement ? Il serait temps qu’elle nous fasse un petit discours, après nous avoir tous conviés…

Du tac au tac, je réponds :

— Dans sa chambre.

Même moi, je suis surprise par ma rapidité à vendre Garance. Constantin secoue la tête :

— Non, j’ai vu qui y rentrait tout à l’heure, c’était son ex, pas Garance. Les deux sont grandes et minces, mais…

Son ex, une ex, quelle ex ? Comment ça, une ex ? Je ne peux décemment pas défoncer la porte comme au saloon pour en avoir le coeur net, et c’est encore pire qu’un tête à tête d’une heure avec Constantin.

— Je t’assure, je viens d’y, d’y voir Garance. Après, fais-en ce que tu veux, mais pour qu’elle fasse un discours, il faut aller la chercher.

Constantin lève un sourcil dubitatif, mais il embarque son capital culturel et son verre de blanc pour aller toquer à la porte.

Je regagne le buffet et mes amis tout en le surveillant de loin. Quand Elsa m’accueille bras croisés et menton levé, je lui fais signe que la situation, dont la gravité dépasse mes torts, exige de me laisser épier.

Sous nos yeux, Constantin toque, re-toque, et finit par rentrer direct. L’accueil qu’il reçoit le projette dans le couloir, et des éclats de voix nous parviennent - ça n’est pas la voix de Céleste. Enfin, il convainc Garance de sortir, et elle regagne le salon avec un sourire un peu trop tendu pour être honnête. 

Quand elle prend la parole devant l’assemblée pour remercier tout le monde, je suis incapable d’enregistrer la moindre de ses paroles, trop occupée à repérer Céleste qui se faufile hors de la chambre. Elle tape une pose nonchalante contre le mur, en retrait de la foule, impassible. Si seulement j’étais restée pour les écouter…

Je me tourne vers mon groupe, désigne le verre plein d’Elsa qui répond que c’est un rhum coca. Elle craque devant la tête que je fais, me le tend, et je descends son verre cul sec. Il me faut au moins ça, avant de m’exclamer, à voix basse :

— Céleste est l’ex de Garance ?

— Non, la question c’est : tu crushes sur cette… cette… Et tu ne m’as rien dit ? Et vous deux, vous saviez ! accuse Elsa. Ça doit durer depuis le début de ton job !

— Elsa, je suis désolée. Je suis super désolée, je m’en veux, pardon, je te promets de débriefer ça ensemble plus tard. Mais…

— Mais si tu m’en avais parlé, me coupe Elsa, j’aurais pu te dire qu’il y avait des bails dans le lore féministe sur Garance et une mystérieuse ex, une meuf, qu’elle cite toujours quand elle veut passer pour plus queer qu’elle ne l’est. D’après ce que j’ai entendu, c’est relation toxique 101, comme histoire.

Je reste bouche bée, puis remarque :

— En même temps, une relation avec Céleste dedans, c’est forcément toxique, non ?

— Pas sûr.

Nous nous tournons vers Romain comme un seul homme. Ou comme deux femmes et un homme pas assez éméchés pour supporter cette soirée des enfers.

— Ouais, elle a l’air cheloue, admet Romain. Mais je pense que tu projettes de ouf. T’en as fait ton mauvais objet.

Elsa me décoche un coup d’oeil sidéré, pas certaine de comprendre depuis quand le musclor futur prof d’EPS est aussi calé en théorie psychanalytique.

— Un mauvais objet ? je répète bêtement.

— Genre, tout ce que t’aimes pas, t’as décidé qu’elle l’incarne.

— Ouais, mais maintenant, renchérit Kevin, si tu pécho l’ex de Garance, tu bénéficies indirectement de son clout.

Nos messes basses nous attirent les « chut! » courroucés d’un binoclard endimanché. Soit. 

On reporte notre attention sur la reine de la soirée et ses interminables remerciements. Son charisme scintille sous les feux de son lustre de designer. Garance et Céleste n’existent même pas sur le même plan astral. Qu’elles se connaissent passe encore, mais imaginer qu’elles aient entretenu une relation relève de la science-fiction pure. 

Qu’est-ce que Garance a pu voir en Céleste ? Et si Romain avait raison, et si j’étais trop occupée à diaboliser Céleste pour me faire confiance et accepter qu’elle me plaît ? Si Garance a pu le faire, la sublime, fine, érudite et talentueuse Garance, je pourrais moi aussi lui laisser une chance…

J’attrape un verre de blanc pour m’occuper les mains - pas ma meilleure stratégie, compte tenu de la vitesse à laquelle je le vide. Depuis l’autre côté de la pièce, le regard de Céleste, fiché entre mes omoplates, me brûle le dos. Sa posture décontractée jure avec l’intensité dans ses yeux. Je porte mon verre à mes lèvres, mais il est à sec. Tiens, comme ma gorge. 

En temps normal, elle m’aurait fait un clin d’oeil, ou un petit signe du menton, mais ce soir, le souvenir très frais de notre presque baiser plane entre nous, et c’est comme si la foule qui remplit la pièce n’existait pas, comme s’il n’y avait qu’elle et moi, de part et d’autre du salon, et cette tension brûlante qui lie nos deux poitrines.

Soudain, Céleste se décolle du mur. Je me raidis, je la fixe, je n’ai qu’une envie : qu’elle vienne, qu’elle s’approche de moi, qu’elle close le gouffre de ces quelques pas qui nous séparent. Elle jette un bref coup d’oeil à Garance qui se délecte de l’attention générale à grands coups de fausse modestie, me regarde une dernière fois, et se glisse dehors par la porte d’entrée. 

C’est terminé. Pour la revoir, je vais devoir attendre au moins jusqu’à… lundi. Où il me faudra passer la journée juste assez près pour l’effleurer, tout juste, et rien de plus. Je respire beaucoup trop fort.

Pendant ce temps, chez les CSP+, la foule scande le prénom de Garance pour la convaincre de s’asseoir devant sa harpe. Kevin lève les yeux au ciel presque assez fort pour se claquer l’oblique supérieur.

— Je sais pas vous, mais moi j’en ai assez vu, décrète-t-il. Les gens sont relous, la bouffe est naze et l’alcool vaut pas le coup, alors je vais me nachave avant le solo de harpe, on sera grave mieux à fumer chez nous. Qui est contre ?

Pas une main ne se lève dans notre groupe. Kevin hoche la tête, puis tend le bras vers la sortie pour guider ses fidèles troupes. À côté de Garance, Constantin nous voit partir et m’adresse un signe de la main. Je voudrais lui dire d’aller se faire voir, mais à la place, j’étire mes lèvres en un sourire affable comme pour dire, ah, quel dommage, on parlera davantage une prochaine fois entre bourgeois - et je me déteste un peu, d’abord de me trahir toute seule en tombant dans ce double jeu-là, mais aussi de lui en vouloir autant d’être simplement qui il est.

Nous fendons l’obscurité du petit jardin sans nous attarder, quand je remarque du coin de l’oeil une silhouette alanguie sur la table en fer forgé. Céleste n’est pas du tout partie. Céleste regarde la lune et les toits de Paris, étalée en arrière, un pied sur une chaise et l’autre dansant dans le vide.

Elsa revient sur ses pas pour me tirer.

— Allez Olivia, les débriefs ça n’attend pas, et tu me dois le débrief de tous les débriefs.

Par-dessus mon épaule, je surprends la caresse du regard de Céleste tandis que la porte de l’immeuble se referme sur moi. 

Dans la rue, la rumeur des terrasses de café couvrirait presque celle des scooters qui fendent la nuit. Je lève les yeux pour la contempler, et à travers une déchirure dans l’épaisse nappe des nuages parisiens, j’entrevois un filet de cette lune que Céleste contemple elle aussi en ce moment précis.

Soudain, impossible de faire un pas de plus. Comme si une corde qui prenait racine dans mon ventre était restée coincée dans la porte de l’immeuble.

Loin devant, Romain et Elsa discutent, tandis que Kevin leur laisse un peu d’intimité au cas où ils auraient envie de se chiner - on ne sait plus trop si c’est du lard ou du cochon entre ces deux-là, alors autant les laisser manoeuvrer. Je lève la tête et lance :

— Rentrez sans moi, je… j’ai oublié ma, ma veste, non, mon sac…

Kevin secoue la tête, et pose une main solennelle sur l’épaule qui porte mon sac à main.

— L’un après l’autre, nous tombons tous, sacrifiés sur l’autel de la libido. On t’oubliera pas cousine. Je dis rien aux autres, jsuis pas une poucave, alors va, fais ce que t’as à faire.

J’acquiesce, forcée d’admettre qu’en effet, Kevin n’a rien d’une poucave, et tourne les talons pour m’engouffrer à nouveau dans l’immeuble. 

Par contre, je n’ai aucune idée de ce que j’ai à faire, à part éviter à tout prix de me souvenir que 60% de mon projet professionnel repose sur le bon vouloir de Céleste, que j’ai trimé des années pour en arriver où je suis, et que je pourrais tout foutre en l’air en un clin d’oeil si je me la mets à dos. Une seule solution : qu’elle ait toujours envie que je la mette, elle, sur le dos, après l’avoir maintes fois rembarrée comme une vieille barquette de frites.

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