Impossible de me souvenir du code de la porte de l’immeuble.
Je me retrouve plantée là, comme une imbécile, à tenter de connecter au moins deux neurones après mon interminable journée. Juste quand je pense avoir retrouvé le code dans mon téléphone, une mise à jour automatique se lance et le rend inutilisable. Je pousse un cri et donne un grand coup de pied rageur dans la lourde porte en bois. La chaleur d’août et le métro désert m’ont coincée dans la boucle de cette scène avec Guillaume, à la rejouer et revenir sur ce que j’aurais pu dire autrement, comment j’aurais dû l’envoyer balader plutôt que de rentrer la tête dans les épaules et prendre le large.
La porte s’entrouvre au milieu de mon craquage nerveux et révèle le petit coloc du voisin canon, clope au bec. Il me regarde de haut en bas et demande autant qu’il affirme :
— Mais t’es pas bien toi ?
Je m’engouffre dans la cour d’immeuble avant même de dire bonjour. Il tire une taffe et commente :
— Longue journée ?
Il a un léger accent. Je hoche la tête.
— T’imagines même pas.
Le petit voisin a repris son poste, étalé en short sur les marches, en plein soleil. Ses claquettes pendent négligemment dans le vide. Le soleil habille sa peau dorée et lui fait plisser les yeux. Quand il surprend mon regard sur son binder noir, il tire dessus et m’informe :
— Ça tient chaud de ouf, ce truc.
— On dirait, ouais.
Je ne vais pas lui suggérer de l’enlever ; on ne se connaît pas assez pour que j’aie les détails de sa dysphorie de genre, et le reste de l’immeuble risquerait de ne pas apprécier qu’il se balade les seins à l’air entre deux pots de géraniums. Dans leur appartement, au rez-de-chaussée, j’entends le voisin beau gosse pester contre son jeu vidéo.
Comme je ne monte pas encore, le petit frisé rompt le flottement entre nous en me tendant un paquet de tabac, que j’accepte volontiers. Je commence à rouler.
— Moi c’est Kevin, m’informe-t-il avec un geste vers sa boîte aux lettres aux noms de Romain Baumann et Kevin Melki.
Je désigne ma propre boîte :
— Olivia.
— Alors Olivia, c’est quoi les bails de cette journée un peu?
Le tabac s’échappe de la feuille, et je dois m’y reprendre à deux fois. J’en profite pour réfléchir : je me vois mal déballer mes tourments intérieurs avec - littéralement - le premier mec venu, mais je me fais l’effet d’une cocotte-minute prête à exploser. Et comme je n’ai toujours pas dit la vérité à Elsa à propos de Céleste, je suis coincée, alors qu’il faut à tout prix que je me décharge du tourbillon de pensées qui se cogne partout sous mon crâne.
J’accepte le feu que me tend Kevin, et je m’assieds à l’ombre - pas folle, la guêpe - avant de me lancer :
— Y’a deux dossiers. D’abord, ce soir, un ex toxique s’est pointé à la sortie de mon taf.
— Chaud.
— Voilà. Ensuite, et ça reste entre nous, il y a une meuf atroce que j’ai rencontrée y’a quelques mois. On s’est presque pécho, je suis partie en courant, et là, je dois bosser avec elle.
Au lieu de la commisération que j’attendais, Kevin s’assène sur la cuisse une claque satisfaite.
— Je le savais !
— Quoi ?
— Que t’étais queer, même avec ce passing hétéro immense. Bref, continue.
Je hausse les épaules.
— C’est tout. Enfin, pour la version courte.
Kevin écrase sa clope et déclare :
— Alors non, là frérote, va falloir entrer dans les détails un peu juteux. Est-ce que t’es obligée de bosser avec la meuf ? Qu’est-ce qui la rend atroce ? La France veut savoir.
Je réalise que je n’ai encore jamais parlé de Céleste à qui que ce soit - vraiment parlé d’elle. Après les premiers mots sur la soirée chez elle, le barrage craque et je raconte tout. L’humiliation devant Garance Sassenage, les manières bizarres de Céleste, la façon radicale dont elle me révulse autant qu’elle m’attire. Kevin fume une deuxième, une troisième clope, il commente comme s’il regardait une téléréalité. Une poignée de pigeons dégueulasses viennent s’abriter du soleil derrière nos poubelles, et on entend des scooters pétarader dans la rue. Je sens enfin la tension de la soirée se relâcher progressivement.
— Donc la meuf est cheum, résume Kevin.
— Oui.
— Et tu voudrais ne plus jamais la voir, mais quand même un peu la pécho. Et tu bosses avec.
— À peu de choses près, c’est ça.
Il rigole, et conclut :
— Ben tiens-moi au courant, ça a l’air d’être un délire, ton histoire.
— Quoi, t’as aucun conseil ? Aucune solution ? je m’offusque.
— Hé, tu m’as pris pour Karamo ou quoi ? C’est toi qui sais. Tu la serres, ou tu la recadres.
Dit comme ça, la situation semble bien plus simple qu’elle ne m’apparaît. Il poursuit :
— Et ton ex toxique? C’est un bail bresom, genre?
— Ouais, un peu dark, on peut dire ça.
J’étire mes jambes et écrase mon mégot avant de me lancer dans la version courte :
— L’an dernier, j’étais pionne dans un collège de la petite couronne. Un prof genre quadra un peu sexy a commencé à flirter avec moi. Il était grave cultivé et me parlait de plein de trucs, il m’a aidée à m’y retrouver dans mes cours… Bref. C’est après avoir couché avec que j’ai su qu’il était marié.
— Chaud.
— Avec deux gosses.
— Hyper chaud.
J’écarte les mains pour montrer mon adhésion à la pertinence du commentaire.
— À partir de là, il a passé des mois à geindre. Selon les périodes, c’était pour que je reste avec lui, à d’autres, qu’il allait quitter sa femme, ou pour que je ne la prévienne pas… Au final, quand ma pote Elsa a réussi à me chauffer assez pour que je le quitte pour de bon, il s’est fait muter en Bourgogne.
— Ce chien de la casse.
J’acquiesce.
— Pourquoi tu restais avec ce crevard ?
— Dur à expliquer. Je l’avais dans la peau, peut-être ? Et puis, il est super intelligent. Vraiment, intellectuellement fascinant.
Le regard que me lance Kevin est, au mieux, circonspect.
— Tu sais faire la différence entre être intelligent et être cultivé, au moins ? Le boug peut avoir du capital culturel alors que c’est un vrai teubé.
— Hé ! D’où tu me parles de capital culturel avec ton verlan toi, t’as quel âge, d’ailleurs ?
— Vingt-trois ans.
Je le dévisage. C’est vrai qu’il est jeune. Je ne me serais pas attendue à ce qu’un geek de vingt-trois ans ait lu Bourdieu, mais peut-être qu’il s’est comme moi contenté de la page Wikipédia.
— Si je résume tes problèmes dans la vie, c’est que les intellos, ça te kinke.
Autant être honnête deux secondes, Kevin n’a pas tout à fait tort.
Je suis sur le point de contre-argumenter, quand la porte de la cour s’ouvre sur Elsa, qui s’étonne de nous voir étalés à même le sol. Kevin la briefe en un éclair :
— Son ex est venu la voir devant le taf.
Elsa dépasse sa surprise que le petit voisin soit au courant, et se tourne vers moi :
— Guillaume, Tocard Premier ? Il était pas parti pour toujours en Régionnie, lui ? Et puis comment il a su où tu travailles ?
Je hausse les épaules.
— Aucune idée. Il a peut-être appris à utiliser Insta.
— Sauf que, interjecte Kevin, s’il est venu te voir au taf et que tu l’as recalé, il risque de venir chez toi. Moi j’ai Romain qui est baraque, je peux lui dire de sortir pour lui faire peur, à ton intello tout lame, là.
Elsa et moi échangeons un regard inquiet. Elle formule à haute voix ce que je pense tout bas :
— Il ne connaît que ton ancienne adresse, chez ta mère.
Un frisson me descend dans le dos. J’attrape la lanière de mon sac d’un geste mal assuré.
— Il faut que j’y aille, je bafouille. Je peux pas l’appeler, à cette heure elle est encore en caisse avec son portable dans le casier.
Ma mère n’est pas encore rentrée du travail quand je fais tinter mes clés sur la table en Formica décolorée de notre petite cuisine. J’en profite pour ranger les courses attrapées à la va-vite près du métro : une boîte de cordons bleus, des oeufs, plusieurs bocaux de sauce tomate avec des vraies tomates séchées, et une boîte de Ferrero Rochers.
Tandis que je passe de mon sac aux placards, je jette quelques coups d’oeil anxieux par la fenêtre au cadre fatigué. La cuisine surplombe une étroite langue de bitume qui sépare le vieil immeuble de la rue. Aucun signe de Guillaume. Ni dehors, ni dans mon téléphone. Je plisse les yeux, et décide de surveiller le papi de l’épicerie d’en face en attendant que Guillaume se pointe, ou que ma mère rentre.
Je gratte du bout de l’ongle trente ans d’étiquettes de pommes et de kiwis sur le dossier de ma chaise, quand le mécanisme de la serrure lâche un torrent de cliquetis.
— Surprise, je lance depuis la cuisine. C’est moi !
— Ma chérie !
Un bruit sourd de chaussures qu’on dépose dans le meuble succède vite au frouch-frouch de la veste sur son cintre.
— Tu viens voir ta vieille mère ?
Le velcro de sa ceinture lombaire crisse quand elle l’arrache, et la voilà dans la cuisine. Elle m’embrasse, et je ferme un instant les yeux pour respirer l’odeur de son lait pour le corps. Pas le temps de me lever, elle sort déjà deux verres de moutarde et je m’en veux d’avoir été trop inquiète pour y penser.
— Alors, raconte-moi, demande-t-elle en déposant une carafe d’eau sur la table. Le nouveau travail.
Les racines grises qui percent sous sa colo aux reflets rouges me font un peu penser à Agnès Varda. Ma mère aussi est petite et trapue, une stature que le travail n’arrange pas. Je reste plantée sur ma chaise avec vue au-dehors, en cas de tentative désespérée de mon ex désespérant, et je lui raconte mes premières journées - avec une omission notable.
Depuis que j’ai déménagé, on se téléphone souvent, mais j’aime revenir auprès d’elle. Malgré les petits changements que tisse le fil du temps, notre appartement porte dans ses murs près de vingt ans de nos vies, entrelacées dans ce cocon.
— Ma fille travaille à l’université, conclut ma mère avec une fierté douce.
— Du calme, je suis à la merci d’un vieux prof pénible et des sales caractères potentiels des collègues…
— Ne dis pas ça. Moi je me souviens de quand tu as voulu faire l’université après ton BTS. Ça a pris du temps, mais tu y es arrivée.
Comptez sur ma mère pour transformer dix ans de galères en euphémisme. Il n’y a toujours pas l’ombre de Guillaume dehors, et je me demande si je ne me suis pas monté le chou toute seule.
— Elsa va bien ?
Je hausse les épaules.
— On va dire ça. Elle a des hauts et des bas, on fait comme on peut pour les gérer, mais son boulot n’aide pas. Je crois que son nouveau traitement lui fait du bien.
Ma mère acquiesce. Elle tiraille le bord grignoté de ses manches, avant de commenter :
— C’est une bonne chose que vous soyez toutes les deux. Elle t’aide à t’ouvrir.
— Je suis très ouverte au monde, maman, dis-je sans quitter la rue de l’oeil. J’ai pas attendu qu’Elsa me traîne à des soirées, j’ai juste choisi de bosser dur avant, c’est tout.
Je la sens me regarder avec l’air de celle à qui on ne la fait pas. Impossible de la faire changer d’avis quand elle est comme ça. La preuve, elle continue comme si j’étais allée dans son sens :
— Tu as un bon travail, un chez-toi, et tu es entourée. Maintenant que je sais ça, je peux dormir tranquille.
Je lui jette un regard en coin.
— Oui, enfin, tu dors encore plus tranquillement depuis que tu as récupéré la chambre, et que ton mec peut venir quand vous voulez.
— C’est le cycle de la vie ma chérie, on aime son enfant mais un peu d’air ne fait pas de mal.
J’éclate de rire, et revoir les pattes d’oie de ma mère me fait chaud au coeur. Doucement, tout doucement, la tension en moi redescend d’encore quelques degrés. Peut-être que je me suis fait du souci pour rien. Peut-être que Guillaume ne viendra pas. Peut-être que tout peut bien se passer, finalement.
Mais non.
C’est la lumière de mon écran de téléphone qui me tire de mon sommeil - que j’ai plutôt léger. La chaleur de la nuit m’a fait dégager le drap pendant que je dormais, et pourtant, je sue quand même. Autant dire que quand je cligne des yeux pour distinguer l’écran, je suis déjà de fort mauvais poil.
Trois appels manqués - Guillaume, évidemment. Je me réveille d’un coup et me redresse dans le lit. Plusieurs messages encombrent mes notifications. Scroller révèle des pavés ampoulés, puis d’autres avec des vers que je ne saurai jamais égaler même en y passant dix ans de ma vie. Je me mords la lèvre. Je sais que c’est du flan, je sais que c’est un tocard, et pourtant son petit numéro marche à fond sur moi. Si ça n’est pas la preuve formelle que je suis une imbécile, je ne sais pas ce que c’est.
Le dernier message cloue : tu me manques. Sa simplicité me fait monter les larmes aux yeux.
Il est trois heures du matin, et si je réveille Elsa pour en parler, elle en aura un pic d’angoisse qui risque de flinguer sa journée, voire le reste de sa semaine. Ce serait égoïste de ma part.
Alors je passe encore une bonne heure dans la pénombre à fixer ce rectangle lumineux, le doigt au-dessus du bouton «bloquer», en sachant très bien que si je n’en ai pas trouvé le courage avant, je n’y arriverai pas non plus cette fois.