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J’ai droit à vingt bonnes minutes de tranquillité relative à éponger ma honte dans la bouffe près du buffet, où je sens brûler dans mon dos les regards de ceux qui se nourrissent de compotée de tofu aux herbes et de houmous de spiruline, avant de voir Céleste réapparaître dans mon champ de vision. Au prix d’un effort digne d’un Nobel de la paix, je ne l’entarte pas avec le taboulé de quinoa au fauxmage.

— Tu vois, déclare-t-elle, fataliste. On a raison de le dire : ne jamais rencontrer ses idoles.

Elle s’adosse au mur et croise les bras.

— Candide s’y est brûlé les doigts, le pauvre homme, et s’est payé une déception toute proustienne… Alors à côté de ça, ta désillusion prévisible, tu te doutes bien que c’est de la petite bière !

J’essaie très fort de ne pas me laisser émoustiller par ce que j’ignore, mais les flots de vin dans mes veines m’arrachent les commandes. Je m’entends demander :

— Tu t’y connais ?

— En littérature ? Tiens donc ! J’y ai tout intérêt, ma thèse porte sur le barde, après tout !

Je plisse les yeux, et elle précise au vol :

— Je parle bien sûr de Shakespeare, fair Olivia, conclut-elle avec son accent qui me fait frissonner.

Alerte. Une thèse, une assurance crasse, et un accent d’Oxford. Si elle était là, Elsa me mettrait en garde. Contre quoi déjà ? Contre “ces tocards d’intellos bourgeois parisiens” ?

Du genre de ceux qui abusent de leur agrégation de lettres pour mettre des paillettes dans les yeux d’une étudiante, entretenir une liaison avec la petite cruche qui croit ses promesses de divorce, et la laissent sur le carreau à la faveur d’une mutation en Bourgogne ?

J’examine à nouveau Céleste en clignant des yeux le moins possible. Elle sait peut-être réciter tout Shakespeare à l’envers, et j’ai la prudence de ne pas poser la question, mais même avec mon très embarrassant kink pour les intellectuels, il m’en faudrait bien plus pour dépasser ce physique de fin de chaîne de production. Sans oublier qu’elle a mentionné mon gros cul devant témoins, et ça, c’est impardonnable.

— D’accord, dis-je pour couper court à tout étalage. 

Céleste, pourtant, est du genre déterminée :

— D’accord, je le suis aussi, car sans Shakespeare, point d’Olivia ! 

— C’est-à-dire ? 

Je me mords les lèvres à peine ma question prononcée.

— C’est dans “La nuit des rois”, donnée pour la première fois en 1602, qu’on rencontre la toute première occurrence du prénom Olivia, la comtesse qui tombe amoureuse de Viola, lorsque celle-ci assume l’identité de son jumeau.

— Limpide.

— Ah, les doubles, les sosies, les malentendus, c’est la base de la comédie ! Et c’est succulent, il n’y a qu’à voir Beaumarchais et Feydeau, poursuit-elle avec l’aisance de celle qui connaît la Comédie Française comme d’autres leurs suggestions Netflix.

— Si tu le dis. Je… J’ai vu une pièce, une fois. Beaumarchais, c’est “Les jeux de l’amour et du hasard” ? La pièce qu’il y a dans “L’Esquive” ?

— Tout à fait ! confirme Céleste dont les yeux brillent. 

Deux références justes, c’est inespéré. Je cache ma fierté et serre un peu les fesses en songeant que ma prochaine tentative risque de faire un gros flop, car la conversation ne prend pas la direction de Top Chef ou Koh Lanta.

— Tu devrais voir la pièce, si on la donne à Paris, renchérit Céleste. Olivia y est une jeune femme d’esprit et d’une beauté rare.

Elle laisse sa phase en suspens, et soutient mon regard. Surprise, je remarque pour la première fois ses yeux noisette, et son teint frais malgré l’heure tardive et la quantité d’alcool qu’elle a dans le nez - au moins autant que moi, elle m’a suivie à chaque verre et ma descente olympique n’est plus à prouver. Mes joues chauffent un peu sous l’effet du compliment. C’est bien un compliment à mon égard ? Ce doute soudain me fait détourner les yeux et je bafouille, sans réel sujet pour démarrer ma phrase. J’ai l’impression que tout le monde peut voir que j’ai sorti les pagaies, et je pique un fard.

Le verre de Céleste tinte en regagnant la table, puis je la sens s’approcher et poser une main douce sur ma joue.

Je lève les yeux, le poing serré autour de mon propre verre devant moi, et un hoquet puissant me fait tressauter : le vin jaillit et macule mon haut en une fraction de seconde. Merde, merde, merde. Là, c’est sûr, tout le monde se retourne sur la meuf déjà assez bourrée à vingt-deux heures pour ruiner son chemiser au rouge.

Deux grands gaillards échangent un coup d’oeil entendu devant Céleste qui éponge déjà mon corsage avec une serviette en tissu (numéro un des possessions inutiles depuis l’invention du Sopalin, mais dont l’usage subsiste dans les foyers snobs ou restés bloqués en 1940). Je la repousse comme je peux, et murmure pour empêcher ma voix de trembler :

— Non, non ! Pardon, je suis vraiment une grosse idiote…

— Mais enfin, pas du tout ! On a tous bu, c’est pas grave. Laisse, assène-t-elle. Laisse, je vais te trouver du détachant.

Elle saisit ma main sans me laisser le choix et fend la foule sans autre forme de procès, me soustrayant de fait aux regards oppressants des convives.

Dans le calme de la salle de bain, je m’adosse à côté du lavabo tandis que Céleste fourrage dans ses placards dont l’organisation ferait pâlir d’envie Mari Kondo. Impossible de chasser de ma tête les rires de l’assistance devant mon exploit en peinture contemporaine oenologique. Même Garance Sassenage n’en a pas loupé une miette. Mon souffle s’accélère et je sens mes joues s’empourprer davantage. J’essaie de lever les yeux pour qu’ils aient l’air moins humides.

Céleste émerge bientôt avec une boîte en carton, mais s’interrompt à ma vue.

— Eh ben, Olivia ! Enfin, c’est quoi cette petite mine ? Il faut pas se mettre dans des états pareils !

J’acquiesce en silence, ce qui est loin de lui suffire. Elle claque le carton sur le rebord de l’évier, et se contorsionne pour mettre sa tête à la hauteur de la mienne. 

— Voyons ! Un si joli visage, il faut s’en montrer digne et ne surtout pas le froisser comme ça, ou tu vas rester bloquée.

Je rêve, ou ses lieux communs datent de la même époque que ses serviettes de table ?

— Tu penses que c’est grave de se renverser du vin dessus quand on a trop bu ? Tu crois vraiment que c’est la pire chose qu’on ait vue à nos soirées ?

Pas tout à fait certaine de vouloir faire confiance à ma voix, je hausse les épaules.

— Le type à côté de nous au buffet, Thiago, a cassé les WC chez Marie en s’asseyant dessus après les avoir bouchés. Et celui qui riait près de la porte, il s’est pissé dessus en première année après s’être pointé en cours rond comme une queue de pelle. 

Elle m’attrape les épaules et entame un douloureux massage de mes trapèzes. Une fois passé ma surprise, ça se révèle étrangement réconfortant. Céleste me sourit, et poursuit :

— Et Garance, toute belle gosse et snobinarde qu’elle est, elle a déjà vomi dans les cheveux de sa pote Capu.

— Capu ?! Vous allez beaucoup trop loin avec vos prénoms de bourgeois.

La phrase m’a échappé, mais Céleste ne m’en tient pas rigueur.

— Capucine, précise-t-elle. Si tu savais comment s’appelle la troisième copine, tu aurais gardé ton jugement pour plus tard.

— T’en as trop dit, c’est quoi son nom ?

Céleste se penche et murmure dans le creux de mon oreille :

— Pâquerette.

J’éclate de rire, et en même temps, la caresse de la voix de Céleste toute proche me fait frissonner. Cela ne lui échappe pas, et après s’être accordé un petit sourire satisfait de m’avoir déridée, elle me dévisage, puis s’approche à nouveau, lentement, pour ramener ses lèvres tout près de mon lobe. 

Et elle chuchote mon prénom.

Un frisson monumental parcourt mon corps tout entier. Pas tout à fait malgré moi, mes yeux se ferment tandis que mes lèvres s’entrouvrent. J’entends le sourire dans la voix encore plus ténue et plus rauque de Céleste, qui revient à la charge :

— Olivia…

Je gémis. Ça n’est pas ma chope la plus glorieuse, mais mon corps ne veut rien entendre, et entre mes joues en feu et l’incendie dans mon bas-ventre, je lui laisse les commandes. 

Je saisis le visage de Céleste des deux mains et j’écrase mes lèvres sur les siennes. Elles sont fines, sèches à force d’alcool, mais accueillent mon baiser pour en rendre des plus voraces encore. Ses mains plongent dans la chair de ma taille, les miennes dérapent sur ses flancs vallonnés de côtes, nos souffles courts se mélangent dans ce fouillis malhabile nimbé d’alcool et de l’incertitude des gestes face à un corps nouveau. 

Céleste attrape l’ourlet de mon haut et propose dans un souffle :

— Et si on détachait ça ?

Je hoche la tête avec enthousiasme et avale encore ses lèvres avant qu’elle ne fasse passer le tissu par-dessus ma tête. Fiévreuse, je gigote pour me débarrasser de la matière qui emprisonne mes bras au-dessus de mon crâne. Céleste a un petit mouvement de recul, et voilà qu’elle maintient mes bras en l’air, croisés dans leur prison de tissu, en me regardant me débattre avec un plaisir éhonté. 

— Mais lâche ça !

Elle me fixe droit dans les yeux. Autour de son visage, le monde fond. Mes poignets bloqués contre le mur me font mal, je me tortille, mais elle murmure, sur le ton de la supplique :

— Donne-moi juste un instant…

Mes interminables conversations sur les vertus d’un consentement explicite et éclairé ont plié bagage pour mieux sauter par la fenêtre il y a un bail. Si tout le monde est bourré, on blâme qui ? Avec un peu de bol, pas celle qui découvre que se faire coincer contre un mur par une quasi-inconnue moche mais lettrée l’excite terriblement.

Céleste me dévisage. Sa main libre dessine chacun de mes traits, ses lèvres effleurent l’arrête de mon nez, son souffle tiède se mêle au mien. Elle descend le long de ma clavicule, progresse vers mes bras - pile quand je me souviens que je suis mal épilée. J’ai une petite bouffée de panique, mais Céleste caresse mes petits poils du bout des doigts, et se mord la lèvre. À cet instant précis, elle a beau ne pas ressembler à Noémie Merlant, j’oublie mon corps mal épilé et encombrant, j’oublie mon embarras et le chemisier qui restreint mes mouvements ; je fonds sur ses lèvres. 

Trois coups frappés à la porte de la salle de bain me stoppent net. Alors que je tourne la tête, Céleste dévore mon cou. Je la repousse sans grande conviction, et je sens sa main impérieuse passer la barrière de ma ceinture. Là, je ne réponds plus de rien.

Soudain, la porte s’ouvre sur la silhouette gracieuse de Garance Sassenage. Céleste me lâche doucement et je me recroqueville comme un escargot, à tenter maladroitement de remettre mon chemisier taché pour préserver ma pudeur. Ma partenaire, un poing sur la hanche, jette un regard égal à la nouvelle venue tandis que ma gorge se couvre de plaques rouges tellement je suis gênée. Ça n’est pas la position dans laquelle je préfère me faire surprendre, qui plus est par Garance Sassenage.

— Olivia ?

— Qui la demande ? s’enquiert Céleste d’une voix retenue.

Garance hésite, fixe le sol plutôt que ma chair exposée, mais s’adresse directement à moi.

— Ton amie veut te voir, je pense qu’elle fait une crise d’angoisse. 

Pas le temps d’analyser l’échange de regards entre Céleste et Garance : je me précipite. 

Dans la chambre d’Auguste, Elsa est accroupie au pied du lit et tremble de tout son corps. Oui, c’est bien une crise d’angoisse à la Elsa. 

Juste à côté, Auguste s’adresse à moi sur le même ton mesuré et poli que je viens d’entendre dans la bouche de Céleste, leur ressemblance me cloue sur place.

— Écoute, emmène-la, c’est mieux comme ça. J’y peux rien, elle est vraiment gravos ta copine…

Je lève la tête d’un coup sec. Dans un anime, j’aurais eu les yeux injectés de sang.

— Pardon ?

Auguste a la prudence de ne pas me relancer, mais c’est déjà trop tard.

— Tu trouves qu’elle est “gravos” ? Dis, et la faire marronner depuis des semaines en soufflant le chaud et le froid, un grand discours par-ci et une semaine de silence par-là, ça n’est pas “gravos” peut-être ? Il faut pas être un peu “gravos” pour traiter sa copine de cruche devant témoins parce qu’elle s’est arrêtée au bac +5 ? 

Ça y est. L’alcool, l’excitation, la trouille, tout se mélange en un gros cocktail pour faire émerger dark!Olivia, exactement ce contre quoi Elsa m’avait mise en garde. Auguste me regarde en silence, le poing sur la hanche. Dans le salon, les conversations se sont tues.

— Et d’ailleurs, je continue du même souffle, d’ailleurs…

Elsa tiraille sur mon pantalon.

— Olivia, stop.

D’une voix faible, elle lâche :

— Je veux juste partir.

Je bous. Mais je prends sur moi. Ça me coûte, mais je le fais. 

J’aide Elsa à se relever, à traverser la foule, et je claque la porte derrière nous de toutes mes forces.

Note de fin de chapitre:

Voilà ! On sait désormais ce qui s'est passé entre Olivia et Céleste. Mais comment embrayer sur une relation *strictement professionnelle* après ça ?

A part ça, aviez-vous deviné ce qui se tramait dans la première partie du flash-back? Céleste s'est-elle montrée à la hauteur de ce qu'on redoutait, ou l'inverse ? N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé !

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