Chapitre 6
Annaëlle rêvait.
Il ne pouvait en être autrement.
Cette affirmation seule expliquait qu'elle se retrouve assise à la table en formica qui avait toujours trônée au centre de la cuisine de sa mamie Jeanne.
Assise sur une chaise en bois, rehaussée par un coussin et ses pieds ne touchant pas le sol, Annaëlle était attablée face à un bol de chocolat chaud et une tartine de pain nappée de confiture de fraise maison. A quelques pas d'elle, sa grand-mère lui tournait le dos, occupée à nettoyer sa vaisselle sale.
Annaëlle se sentait bien.
Sereine.
Elle avait oublié ce que c'était de se retrouver avec sa mamie Jeanne, qui avait été une femme sans jugement, toujours dans l'acceptation de tout ce que pouvait lui dire sa petite-fille. Annaëlle avait toujours pu tout lui raconter.
Ce qui avait rendu le trépas de la vieille femme d'autant plus douloureux.
" Maman arrive bientôt ? "
Mamie Jeanne se retourne à la question de la petite Annaëlle. Un sourire grand comme le monde illumine son visage ridé et ses yeux verts.
" Oui, très bientôt. C'est pourquoi, tu dois vite te dépêcher de terminer ton petit-déjeuner. "
La petite Annaëlle fait la moue, joue avec la cuillère qui baigne dans sa boisson chocolatée. Elle voudrait rester plus longtemps chez sa grand-mère. Au moins, avec elle, elle peut parler de tout, même de ce que les autres ne voient pas. Elle la croit toujours, sa mamie Jeanne.
" Je peux rester dormir encore une nuit ? " demande la petite fille. " C'est les vacances, tu sais. "
La vieille femme essuie ses mains sur un torchon puis vient s'asseoir à côté de sa petite-fille. Elle pose un bras sur le dossier de la chaise occupée par l'enfant, une main sur la table, et se penche vers la petite fille, comme si elle voulait partager un secret.
" Je dois partir, ma puce. J'ai du travail qui m'attend. "
Le travail de mamie Jeanne, c'est dans la boutique, au rez-de-chaussée de la maison, qu'il se passe. La petite Annaëlle le sait bien puisque, régulièrement, elle y passe des heures entières, à aider sa grand-mère. Mais elle sait aussi que, parfois, sa mamie Jeanne a un autre travail. Un qu'elle n'évoque presque jamais. La vieille dame estime que sa petite-fille est encore trop jeune pour qu'elle lui en parle. Cela devra attendre qu'Annaëlle soit plus grande.
" Tu pars loin ? " demande la fillette.
" Non, pas cette fois-ci. Mais je vais certainement devoir dormir ailleurs cette nuit, c'est pour ça que tu dois rentrer. "
La petite Annaëlle hoche de la tête pour montrer qu'elle a compris mais continue à touiller son lait en boudant.
" Et si on se promettait d'aller à la plage après-demain ? " propose alors mamie Jeanne.
La petite Annaëlle retrouve instantanément le sourire.
C'est alors qu'elles scellent leur promesse avec un énorme câlin qu'Annaëlle se réveille en sursaut.
Troublée, il lui faut un moment pour distinguer les songes de la réalité.
Mais avec juste un regard sur sa chambre, son esprit remet les informations à leur juste place et elle ne sent plus comme la petite fille de huit ans de son rêve.
Annaëlle a dix-neuf ans, est étudiante depuis la rentrée septembre, sept mois plus tôt, et vient de rentrer chez ses parents pour le week-end.
La jeune femme s'étire, puis tend l'oreille en entendant de l'agitation au rez-de-chaussée de la maison. Quelqu'un vient d'entrer, ce qui l'a certainement tiré de son sommeil, puisque chaque membre de la famille a pour habitude de claquer la porte de l'entrée, une fois le seuil franchi. Elle reste tout de même allongée quelques minutes, en profite pour checker rapidement l'heure sur son téléphone et en déduire que c'est très certainement son père qui vient de rentrer après sa journée sur le chantier.
Elle préfère patienter un peu avant de descendre, histoire de faire connaître sa présence quand sa mère sera là, elle aussi. Comme la raison de son retour imprévu risque de soulever des questions, il vaut mieux qu'ils les entendent tous les deux en même temps.
Rapidement, le pas lourd de son père se fait entendre dans l'escalier. Comme à son habitude, il monte se doucher. Annaëlle sait qu'il en a pour moins de quinze minutes, et que pendant ce laps de temps, sa mère sera rentrée et aura commencé à préparer le dîner. Par contre, il manque un élément au tableau familial ...
Annaëlle se redresse et tend l'oreille en direction du mur où se situe son placard, celui-là même qui sépare sa chambre de celle de Noah. Pas un bruit, ce qui est plutôt étrange venant de son frère de dix-sept ans, accro à tous ce qui peut faire le plus de bruit possible - et notamment son rap insipide qu'il peut écouter en boucle des heures durant et à fond les ballons, mettant les nerfs de tous les occupants de la maison à rude épreuve.
Annaëlle s'étonne de l'absence de son petit frère. Même s'il a toujours eu plus de liberté qu'elle, les dîners sont sacrés sous le toit de leurs parents : ça se passe en famille, tous les soirs. On ne peut déroger à la règle qu'exceptionnellement, chose qu'Annaëlle n'a jamais vraiment eu l'occasion d'expérimenter, jusqu'à son départ pour l'université.
Fronçant des sourcils et s'interrogeant sur le lieu où Noah a bien pu filer en cette fin de vendredi, Annaëlle quitte son lit et sort de sa chambre. Elle veille à faire un peu de bruit en descendant l'escalier, histoire de ne pas coller un infarctus à sa mère, qu'elle a entendue passer le pas de la porte quelques instants plus tôt.
Elle la retrouve dans la cuisine, en train d'admirer l'intérieur du réfrigérateur.
" Au menu ce soir, je peux proposer un poulet/frite ou une salade composée. Tu préfères quoi, Noah ? "
La mère d'Annaëlle - Mathilde, de son prénom - se retourne à la fin de sa question et sursaute en constatant que ce n'est pas l'enfant qu'elle croyait qui se tient près de la table de la cuisine.
" Annaëlle ? Mais, qu'est-ce que tu fais à la maison ? Il était prévu que tu rentres ce week-end ? "
Tout en bombardant sa fille d'interrogations, Mathilde s'approche du calendrier accroché au mur, à côté du vaisselier. Annaëlle la détaille au passage, n'ayant pas vu sa mère depuis les fêtes de fin d'année, quelques mois plus tôt.
En qualité d'agent d'assurance, Mathilde met un point d'honneur à porter un tailleur les jours où elle travaille. Celui de ce vendredi est plus coloré que d'ordinaire, affichant une couleur vert clair qui sied au teint d'albâtre de la quasi cinquantenaire. Ses cheveux blonds, régulièrement teints pour cacher les fils gris qui apparaissent de plus en plus le temps passant, sont attachés en une natte bien serrée, dont pas une seule mèche ne s'échappe, signe non négligeable de la discipline avec laquelle Mathilde a toujours mené sa vie - et sa famille.
" Non, ce n'était pas prévu " annonce Annaëlle en cessant de détailler le dos de sa mère.
Cette dernière se détourne de son calendrier, sourcils soulevés, dans l'attente évidente d'une explication.
Annaëlle prend une profonde inspiration pour se donner une première dose de courage.
Puis se débine en mentant effrontément :
" L'université était exceptionnellement fermée aujourd'hui et, étant bien avancée dans mes révisions, je me suis dit que ce serait sympa de vous faire la surprise et de rentrer à la maison pour le week-end. "
Mathilde ne répond pas tout de suite. Elle fixe d'abord le visage de sa fille, examine son sourire - faux - ses yeux qui, Annaëlle l'espère fortement, ne trahissent pas trop ses pensées, et ses mains, liées l'une à l'autre au niveau de son ventre.
" Vraiment ? " fait alors Mathilde d'une voix plate, en retournant au frigo. " Tu as bien fait dans ce cas. Ça me fait plaisir de te voir. "
Annaëlle ignore si sa mère est consciente d'à quel point cette affirmation sent le mensonge à plein nez. Sans au moins un sourire pour exprimer sa joie de revoir sa fille après des semaines, il est difficile de la croire. D'autant plus que Mathilde semble plus intéressée par le menu du dîner que par ce que son enfant a pu faire ces derniers mois ou comment se passent ses études.
" Alors, plutôt poulet ou salade ? "
" Poulet. " répond aussitôt Annaëlle, le cœur battant parce qu'elle entend son père qui revient de la douche.
Le silence s'installe dans la cuisine, pendant que la mère de famille s'attelle à préparer le dîner. Annaëlle tire l'une des chaises de la cuisine pour s'obliger à s'y installer et ne pas fuir la pièce - voire la maison.
Mais pour aller où de toute manière ?
" Mathilde, je viens de recevoir un message de Damien. "
Téléphone en main et vêtu d'un tee-shirt propre et d'un jean qui semble neuf, Jérôme s'arrête à l'entrée de la cuisine en s'apercevant de la présence de sa fille aînée. Son étonnement se trahit par un léger mouvement de recul, un froncement de sourcil éclair et un papillonnage des yeux. Puis la méfiance assombrit son regard brun.
Annaëlle peut endormir sa mère. Mais pas son père. Il sent que la raison de sa présence ne va pas lui plaire.
" Damien ? Qu'est-ce qu'il veut ? " interroge Mathilde, délaissant la préparation de la volaille et étrangère à la scène qui se déroule dans son dos.
Jérôme hésite un instant, comme s'il ne savait pas à quoi donner la priorité : la raison du retour inopiné d'une partie de sa descendance sous son toit ou le contenu du SMS de son patron ?
" Tu ne m'as pas prévenu qu'Annaëlle devait rentrer ce week-end " fait alors Jérôme, son choix s'étant fixé.
" Je l'ignorais " répond Mathilde non sans jeter un regard sur son mari, puis sur sa fille. " Elle est venue sur un coup de tête. "
" Ma dernière journée de cours a été annulée " intervient la jeune femme, espérant pouvoir endormir ses parents assez longtemps, avant de devoir affronter la tempête. " Je me suis dit que c'était l'occasion de passer le week-end au vert. "
Ses deux parents échangent une œillade qui n'augure rien de bon. Ils ont tous les deux le regard sévère, les yeux pleins de doutes. Ils échangent une conversation silencieuse, comme seuls ceux qui se connaissent depuis longtemps savent le faire.
Annaëlle comprend que son mensonge ne prend pas auprès de son père et qu'elle s'est fourvoyée en pensant avoir convaincu sa mère.
Mathilde n'a fait qu'attendre l'arrivée de son mari pour pouvoir passer aux choses sérieuses.
D'ailleurs, elle est déjà en train de délaisser ce qu'elle était en train de faire, de s'essuyer les mains sur un torchon. Elle vient s'asseoir de l'autre côté de la table, devant Annaëlle. Jérôme la rejoint.
Parents contre enfant.
Leur affrontement de toujours.
" Qu'est-ce qu'il s'est réellement passé ? " attaque d'emblée Mathilde. " Je ne t'imagine pas un instant préférer revenir à la maison plutôt que de passer trois jours seule devant un livre ou une série. Alors, pourquoi es-tu là ? "
Annaëlle évite le regard de sa mère, inquisiteur. Ses yeux rencontrent ceux de son père, méfiant. Elle préfère alors s'intéresser de plus près à la table et aux vestiges du petit-déjeuner, mal nettoyés.
Elle savait que ce moment ne serait pas une partie de plaisir mais ça n'en rend pas moins l'instant difficile à vivre.
Annaëlle prend quelques secondes pour trouver la meilleure façon de présenter les choses à ses parents mais, pas plus maintenant que tout au long de la journée, elle ne trouve une idée lumineuse. Alors, en désespoir de cause, elle décide d'y aller cash.
" Je veux déménager. "
La jeune femme prononce clairement ses mots mais les lâche d'un ton un peu pressé.
" Déménager ? " répète son père. " Pourquoi ça ? Pourquoi soudainement ? "
" Un type veut me tuer " annonce Annaëlle, sans autre forme de préambule.
Et sans lâcher la table du regard. Elle refuse de faire face au regard de ses parents. Si elle le faisait, ils pourraient sans doute trop facilement lire sur son visage que ce n'est pas là le cœur du problème de leur fille.
" Quelqu'un veut te tuer ? " répète cette fois son père, avec dans la voix l'intonation de celui qui est sceptique.
Annaëlle confirme d'un signe de tête. Et comme la discussion se passe juste un tout petit peu mieux que c'est qu'elle avait pensé, elle lève légèrement les yeux, histoire de prendre la température, d'essayer de deviner à quoi peuvent penser ses parents.
Jérôme a le haut du nez plissé et les yeux réduits par les doutes qui semblent se bousculer dans son cerveau ; Mathilde a laissé tomber le bas de son visage contre ses mains jointe, coudes sur la table, et son regard braqué sur sa fille ne laisse rien transparaître.
Ragaillardie par le fait que, ni l'un, ni l'autre, ne soit encore monté au créneau, Annaëlle ajoute :
" La seule information qu'il a à mon sujet est la localisation de mon studio. Si je déménage rapidement, il n'aura pas le temps de me faire du mal. "
Sous la table, Annaëlle croise les doigts. Il faut que ses parents la croient. La poursuite de ses études en dépend. Dans le cas contraire ... Annaëlle n'arrivait même pas à imaginer ce qui pouvait se passer dans le cas contraire, qu'elle leur dise ou non pour la présence du fantôme de sa voisine sauvagement assassinée.
" Pourquoi cet homme veut te tuer au juste ? " demande alors Mathilde.
La question prend Annaëlle un peu au dépourvu puisqu'elle n'avait pas envisagé qu'on la lui poserait, donc elle répond un peu trop vite et un peu trop honnêtement :
" Parce que je sais qu'il a assassiné ma voisine de palier. "
A peine a-t-elle prononcé ces mots qu'Annaëlle sait qu'ils n'auraient jamais dû franchir la barrière de ses lèvres. Elle se mord la lèvre inférieure et se traite intérieurement de tous les noms. Aux visages exaspérés de ses parents, elle sait qu'elle vient d'annihiler toutes ses chances pour que leur discussion se poursuive sous les meilleurs auspices.
" Et cette voisine, c'est elle qui t'a dit qui l'a tué ? " interroge alors Mathilde en s'adossant à sa chaise, le regard furieux, tandis que Jérôme se lève et brandit déjà son téléphone.
Annaëlle ne répond pas à la question, se contente de fixer de nouveau son regard sur la table et ses traces de café séché. Mais, avec elle, il y a longtemps que sa famille a décidé d'appliquer à la lettre l'adage " Qui ne dit mot consent ".
" J'appelle immédiatement le docteur Carols " fait alors Jérôme en prenant la direction du salon, pour plus d'intimité.
" Je n'ai pas besoin d'aller voir une psy, je ne suis pas folle ! " s'insurge alors aussitôt Annaëlle, tapant du plat des mains sur la table.
Son éclat de colère a le mérite d'interrompre son père qui s'arrête sur le pas de la porte de la cuisine, le regard surpris. Il faut dire qu'en dix-neuf ans, c'est peut-être bien la première fois qu'elle conteste un coup de fil passé au médecin. D'ordinaire, elle se serait contenté d'accepter silencieusement sa punition. Mais la dernière fois qu'elle s'était retrouvée assise dans le cabinet de la psychiatre, c'était juste avant son entrée au lycée. Et Annaëlle n'a plus quinze ans.
" Si tu recommences à croire que tu vois les esprits de gens qui sont morts, c'est que tu as besoin de voir le docteur Carols. "
La jeune femme confronte le regard incendiaire de son père.
Elle pourrait lui dire qu'elle n'a jamais cessé de croire, seulement arrêter d'en parler. Que ces deux heures par semaine, passées à raconter sa vie à une professionnelle pour s'entendre dire que ses visions n'étaient que le résultat d'un traumatisme d'enfance, d'une schizophrénie, qu'elle avait besoin d'un suivi régulier, voire d'un traitement médicamenteux, n'avaient fait que la détruire à petit feu. Qu'à la pousser à les détester, eux, ceux qui lui avaient donné la vie, car ils n'avaient jamais vraiment pris de le temps d'essayer de la croire, ou au moins de la comprendre.
" Demande lui si elle peut libérer un créneau pour demain " dit alors Mathilde à son mari, après avoir poussé un soupir long comme le monde. " Dis que c'est urgent. "
Annaëlle tourne son regard vers sa mère. Cette dernière s'est levée, elle aussi, et retourne à la préparation du dîner, comme si rien n'était, puis ajoute à l'attention de sa fille :
" Remonte dans ta chambre, Annaëlle. Je t'appellerai quand le dîner sera prêt. "
La jeune femme reste plantée sur sa chaise, indécise, alors que son père disparait pour passer son appel et que sa mère recommence à préparer son poulet. Les larmes lui montent aux yeux.
Elle savait que les choses allaient se dérouler de cette manière, à peu de chose près, mais ça n'en restait pas moins douloureux. Pour une fois, elle aurait aimé que ses parents soient attentifs à son mal-être, cherchent à l'épauler et à la soulager, plutôt que de décréter, sans chercher à la comprendre, que sa tête n'allait pas bien.
Annaëlle serre les poings. Sent son cœur serrer, si fort, qu'elle a l'impression soudaine d'étouffer.
Alors, sans un mot de plus, elle remonte dans chambre, attrape son téléphone et son sac à main, puis sort de la maison en claquant la porte.
Elle a besoin d'air.
◐────────r6;°r6;°r6;────────◐
Annaëlle déambule au hasard, laissant ses pieds la mener là où bon leur semble pendant près d'une heure. Durant ce laps de temps, elle sent son portable vibrer dans son tote bag à plusieurs reprises. Elle ne prend même pas la peine de vérifier l'identité de celui ou celle qui cherche à la joindre : il y a de fortes chances que ce soit ses parents.
Et elle n'a aucune envie de leur parler.
La douleur est encore trop forte. La colère trop présente. Les regrets trop puissants.
Annaëlle se demande si ça n'aurait pas été mieux de rester dans son studio, à subir les humeurs du fantôme de Lucille ou à angoisser à l'idée que le meurtrier de sa voisine finisse par venir toquer à sa porte.
Annaëlle inspire profondément, les yeux fermés, espérant par cette simple goulée d'air, chasser tous les émotions négatives qui l'ont envahis et s'attardent. L'odeur iodée de la mer s'infiltre par ses narines et purifie chaque cellule de son corps. Sans qu'elle ne s'en rende compte, ses pas l'ont approché de la côte et de ses plages de sable fin.
Annaëlle connaît très bien le coin puisque, tous les étés, sa famille a pour habitude de profiter du moindre rayon de soleil pour aller piquer une tête et refaire son bronzage, systématiquement déclaré disparu dès que le mois d'octobre débarque.
La jeune femme rouvre les yeux et laisse son regard redessiner l'horizon et son soleil couchant, les vagues qui viennent mourir sur le sable clair, les silhouettes de quelques promeneurs et leurs animaux, venus profiter de leur côte pour l'instant désertée par les touristes. Annaëlle surplombe cette vision, arrêtée sur la promenade en pierre de plusieurs centaines de mètres de long, juste devant un vieux banc en bois dont les planches ont blanchis au contact de l'air marin.
Elle s'y laisse tomber, décidée à profiter du spectacle du soleil orangé qui descend derrière la mer, jusqu'à ce que la nuit soit complètement tombée.
Son téléphone sonne encore une fois. Elle l'ignore de nouveau.
Annaëlle vide complètement son esprit et ne pense qu'à l'astre qui termine sa journée de dur labeur, ne concentre son attention que sur le bruit du ressac. La berceuse jouée par l'océan a toujours eu le don de l'apaiser et de calmer ses émotions. Cette fois-ci ne déroge pas à la règle.
Son instant de parfaite solitude ne dure malheureusement pas aussi longtemps qu'elle l'aurait voulu. Très vite, le bruit d'un moteur approchant se fait entendre. Et le véhicule semble s'arrêter juste derrière elle.
" Annaëlle ? Qu'est-ce que tu fais là ? T'es pas à la fac ? "
La jeune femme se retourne rapidement en reconnaissant la voix de son frère.
Noah est installé sur la banquette arrière d'un vieux Scénic, pouvant accueillir jusqu'à sept personnes et conduit par un garçon au visage boutonneux et aux cheveux aussi sombres que la nuit. A côté de lui, une jeune fille, sans doute âgée d'à peine plus de quinze ans et aux couettes châtains, a le nez plongé dans un téléphone qui semble alimenter le véhicule d'une musique aux basses trop prononcées. A côté de Noah, une autre adolescente aux longs cheveux noirs qui cachent entièrement son visage. Et pour finir, deux silhouettes masculines occupent les sièges arrière de la voiture, penchés l'un vers l'autre, pour s'entendre mieux parler certainement.
" Je suis rentrée pour le week-end " se contente de répondre la jeune femme à son petit frère.
" C'était prévu ? " s'étonne le garçon aux cheveux aussi blonds que ceux de son aînée, qu'il a laissé pousser au cours des dernières semaines, lui conférant un air négligé.
" Pas vraiment, non. "
Annaëlle ne s'attarde pas sur le sujet. De toute façon, ce n'est pas comme si cela risquait d'intéresser l'adolescent.
" Et toi, pourquoi tu n'es pas à la maison ? Maman semblait penser que tu avais de prévu de dîner avec eux ce soir. "
" Changement de dernière minute, on a décidé de manger dehors avec les potes " explique Noah en croisant les bras sur le bord de la fenêtre de la voiture.
Au fond du véhicule, les deux garçons semblent avoir terminé leur discussion puisqu'ils se renfoncent dans leurs sièges respectifs, faisant tanguer légèrement la voiture.
" Ok, cool. " se contente de répondre Annaëlle, non sans penser qu'il n'y avait que Noah qui pouvait se permettre de zapper le dîner journalier sur un coup de tête, sans s'attirer les foudres maternelles.
Un ange passe, son silence seulement perturbé par le ronronnement calme du moteur qui continue de tourner et les notes apaisantes de la musique qui vient de changer, laissant la place à une ballade.
" Et toi, tu devrais pas être en train de manger à la maison à l'heure qu'il est ? " demande alors Noah.
Si, mais Annaëlle préfère dîner en tête à tête avec elle-même plutôt qu'avec ses géniteurs. Elle a même déjà fait son choix sur le menu.
" Je préfère aller commander un burger chez Tony. "
" Ok. Bon, je vais te ... " commence Noah en se redressant et en remettant ses bras à l'intérieur du véhicule, avant d'être coupé par l'un des types assis tout à l'arrière du Scénic et qui se penche par-dessus l'épaule de l'adolescent pour crier à Annaëlle :
" Nous aussi on va manger chez Tony ! Viens avec nous ! "
La jeune femme sourcille de surprise en reconnaissant le profil avantageux de Léo, à la droite de Noah. Dire qu'elle ne s'attendait pas à voir son ancien camarade de classe en compagnie de son petit frère n'a rien d'un euphémisme.
En d'autres circonstances, Annaëlle n'aurait eu aucun mal à faire comme d'habitude et à refuser poliment l'invitation, mais là, il s'agissait de Léo ... Difficile de résister à la tentation de passer un moment avec lui, elle qui en avait secrètement rêvé tout le lycée.
" Laisse tomber. " répond Noah à la place de sa sœur. " C'est pas son truc de traîner avec d'autres gens. "
Même si c'était vrai, c'était quand même désagréable à entendre. Et à ressentir. Le cœur d'Annaëlle se souviendrait longtemps de ce pincement de douleur.
" Qu'est-ce que tu racontes ? " s'étonne Léo. " Je ne connais personne qui préfère manger seul. "
" Ça se voit que tu ne connais pas ma sœur dans ce cas. " marmonne Noah, pas assez bas pour ne pas être entendu de tout le monde.
Annaëlle fronce les sourcils. Que Noah se permettre d'être méchant avec elle quand ils sont à la maison est une chose, le faire en présence de tierces personnes en est une autre. Elle préférait largement quand il se contentait de l'ignorer au lycée, trop gêné qu'il était que des gens puissent faire le lien entre eux deux.
Mais en même temps, il a bien raison. En d'autres circonstances, elle aurait peut-être accepté, pour tenter le coup. Sauf qu'il y a déjà eu l'épisode avec Clarence, qui s'est révélé être un véritable fiasco. Si Léo n'est pas encore au courant pour sa " folie ", il vaut mieux que cela continue. Il y a assez de monde comme ça dans cette fichue ville qui la prend pour une tarée.
" Noah a raison. Je préfère rester seule. " finit par répondre la jeune femme, en ignorant royalement sa poitrine qui se serre à l'idée de louper l'occasion de passer un peu de temps en bonne compagnie.
Sur ces mots, elle se retourne pour fixer de nouveau son regard sur l'horizon, où le soleil n'est plus qu'une fine courbe au-dessus de la mer.
" Monte au moins avec nous " poursuit la voix de Léo. " Si tu prends le bus pour te rendre au centre-ville, t'en as au moins pour une heure. En voiture, on y sera dans vingt minutes. "
Annaëlle porte à nouveau son attention sur le Scénic. Léo s'est déjà rassis sur son siège, comme s'il prenait pour acquis que la jeune femme accepte de les rejoindre dans le véhicule. Elle sait que ce serait stupide de refuser, mais elle prend quand même le temps de jeter un œil au conducteur. Ce dernier hausse des épaules d'un air désinvolte et dit :
" Un de plus ou un de moins dans la voiture ne changera rien. Ça ne me dérange absolument pas de t'emmener. "
Annaëlle se gratte la tête, hésitante, avant de céder à la tentation - à cette heure-ci, les bus commencent à se faire rare - et d'accepter l'offre. Elle fait alors le tour du véhicule pour grimper sur le seul siège encore libre, sur la banquette arrière.
Une fois la portière refermée, elle s'attache et jette un œil sur sa voisine aux longs cheveux bruns. De cet autre profil, Annaëlle découvre un nez en trompette, un teint pâle - presque maladif - et une oreille percée en trois endroits différents, derrière laquelle l'adolescente a bloqué une bonne partie de sa chevelure.
Alors que la voiture redémarre, la jeune fille semble sentir le regard d'Annaëlle sur sa personne et s'empresse de se servir de ses mèches sombres pour créer un rideau capillaire entre elles deux.
Ils roulent sans parler pendant quelques minutes, au son d'une musique électro - la jeune fille qui gère l'ambiance semble avoir des goûts très hétéroclites, ce qui plaît beaucoup à Annaëlle - jusqu'à ce que Léo, assis juste derrière elle, se penche pour entamer la conversation.
" T'es sûre que tu ne veux pas manger avec nous ? On se rend dans le même resto, ce serait bête de faire table à part, non ? "
Le jeune homme a raison, bien sûr. Et il est difficile pour elle de penser aux raisons qui l'ont poussé à refuser en premier lieu, quand il la regarde droit dans les yeux avec ses prunelles saphir.
" D'accord. " s'entend alors répondre Annaëlle.
Un petit sourire ravi étire les lèvres de Léo.
" Super. "
Il se renfonce dans son siège et Annaëlle reporte son regard sur la vitre de la portière et les maisons qui défilent au-delà. Sa raison revenue, elle se fustige intérieurement d'avoir cédé aussi facilement.
Elle le sent, cette soirée va mal se passer.