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Chapitre Deux


 


La commande met moins de trente minutes à arriver, un temps qu'Annaëlle et Clarence utilisent pour briser la glace et rendre la situation moins bizarre qu'elle ne l'est. Bon point de départ, leurs goûts en matière de pizzas sont suffisamment similaires pour pouvoir faire un choix rapide. Lorsque le livreur sonne à la porte du studio, c'est Clarence qui est chargé de récupérer leur commande pendant qu'Annaëlle dresse un semblant de table dans le salon. Ils s'installent ensuite à même le sol, enveloppés d'une bonne odeur de pâte chaude qui leur donne instantanément l'eau à la bouche.


" Je ne pensais pas avoir aussi faim ! " s'exclame Clarence au bout de cinq minutes pendant lesquelles il a réussi à gober quatre parts de pizza.


Annaëlle, elle, n'en est qu'à sa seconde, qu'elle grignote encore avec délice - rien de meilleur qu'un repas gratuit !


" Finalement, je ne sais pas si deux larges suffiront. " ajoute-t-il en soulevant le couvercle de la seconde boîte.


Annaëlle détaille rapidement la silhouette fine du jeune homme en se demandant où il peut bien stocker la quantité de nourriture qu'il est en train d'ingurgiter. Elle même, avec son tour de taille clairement plus épais que celui de Clarence, doute sérieusement pouvoir avaler l'équivalent de ce qu'il a déjà ingurgité. Elle en viendrait presque à le jalouser.


" Tu fais beaucoup de sport ? " demande-t-elle en essayant de trouver une raison à ce manque injuste de masse graisseuse sur le corps de celui qui lui fait face.


" Non, pas tant que ça, pourquoi ? " fait-il en la regardant avec incompréhension.


" Comment tu fais pour être aussi mince en mangeant autant alors ? "


En réponse, Clarence se contente de hausser des épaules, sans cesser de mâchonner son morceau de pizza au saumon.


Annaëlle se gratte la tête, à la recherche d'une nouvelle idée de conversation, laquelle était pourtant naturelle avant d'être interrompue par l'arrivée du livreur. Ils avaient parlés livres, discussion lancée par Clarence quand il avait remarqué sa lecture en cours, posée près de sa tête sur le dossier du canapé. Les choses s'étaient ensuite enchaînées d'elle-même, chacun posant des questions et répondant à celles de l'autre sans qu'Annaëlle ne se sente gênée à quelque moment que ce soit. Il y avait longtemps qu'une rencontre avec une nouvelle personne ne lui avait paru aussi facile. La dernière en date avait été avec Noémie et sa tarte aux pommes - sans oublier son macchiato caramel à tomber par terre, qui était à l'origine de la dernière addiction en date d'Annaëlle.


" Et toi, du genre sportive ? " demande soudain Clarence entre deux bouchées.


Annaëlle a une pensée pour l'EPS obligatoire du lycée, un cours qu'elle a eu en horreur jusqu'à la toute fin, surtout lors des sessions d'activités en groupe. Ces deux heures hebdomadaires avaient été de véritables séances de torture pendant lesquelles les élèves de sa classe pouvaient se moquer d'elle sans craindre d'être repérés par un professeur.


" Pas vraiment. " répond-t-elle en chassant ses mauvais souvenirs. " A moins que chiller devant Netflix compte ? "


Clarence lâche un petit rire amusé.


" Si seulement. Je serais sans doute champion toutes catégories. "


Annaëlle repense à sa liste de séries et films à voir, longue comme le bras, et à laquelle elle ne cesse d'ajouter chaque semaine de nouveaux éléments. Elle adore s'abandonner aux comédies romantiques.


" Permets-moi d'en douter. " souffle Annaëlle à mi-voix, en espérant qu'il n'entende pas, légèrement honteuse de son penchant.


" Vraiment ? C'est quoi le dernier truc que t'as vu ? "


Annaëlle se gratte à nouveau la tête, cherchant dans les recoins de sa mémoire le dernier truc qu'elle a visionné et qui serait susceptible d'avoir plu à un homme. Son choix se porte sur une série de science-fiction qu'elle a visionné quelques semaines plus tôt et à laquelle elle a facilement accroché. Une bonne idée puisque Clarence enbraye aussitôt là-dessus et le débat qui s'ensuit les occupe un long moment.


Si long d'ailleurs, que leurs deux téléphones indiquent plus de vingt-trois heures lorsqu'ils reprennent pied dans la réalité. Clarence jure dès qu'il voit les chiffres s'afficher.


" A tout les coups, j'ai loupé Lucille ! " s'exclame-t-il en se levant subitement.


" J'en doute. " le rassure aussitôt Annaëlle en imitant son geste. "Les mur sont très fins dans le bâtiment, si elle était rentrée, on l'aurait entendue. "


Et Annaëlle a bien pris soin de garder une oreille attentive aux bruits qui auraient pu résonner dans la résidence, justement pour éviter à Clarence de rater l'opportunité d'enfin mettre la main sur sa voisine.


" T'es sûre ? "


Annaëlle n'a pas le temps de répondre. Des bruits de talons tintent dans le couloir, prouvant ses dires. Et comme en dehors de Lucille et elle, il n'y a que des garçons qui logent à leur étage, ça ne peut être que la jeune femme.


" Oui, d'ailleurs, la voilà qui arrive, je l'entends marcher dans le couloir. " dit Annaëlle en faisant un geste de la main en direction de l'entrée, avant de s'avancer jusqu'à la porte.


Elle l'ouvre d'un geste sûr et jette un coup d'oeil à gauche, vers l'ascenseur, puis vers la droite, derrière le battant. Comme elle l'avait prédit, Lucille est là, à nouveau vêtue de sa robe rouge et chaussée de sa paire de talons neufs. Elle s'est arrêtée devant la porte de son studio, elle tente d'insérer la clé dans la serrure mais son geste ne semble pas très assurée. Elle a certainement dû trop boire.


Annaëlle fronce brièvement des sourcils, troublée par elle ne sait quoi, avant de se reprendre, d'afficher un léger sourire et d'interpeller sa voisine :


" Lucille ? Il y a quelqu'un qui te cherche. "


La jeune femme se tourne alors très lentement vers Annaëlle. Trop. Elle penche la tête d'un côté, prend un air surpris. Mais ses yeux semblent ... vides.


" A qui tu parles ? " fait Clarence qui a rejoint le couloir.


Alors Annaëlle comprend enfin.


Elle sent toute la chaleur de son corps la quitter d'un coup, comme chassée par un brusque bain d'eau gelée. Ses yeux s'agrandissent, ses main se mettent à trembler, ses poumons se figent.


" Tu me vois ? "


La voix de Lucille sonne étrangement. Comme venue d'outre-tombe.


" Euh, Annaëlle ? " l'appelle Clarence en posant une main sur son épaule. " Tu m'entends ? Est-ce que ça va ? "


Oui, elle l'entend. Non, ça ne va pas. Elle est figée par la peur, glacée par l'horreur. Le corps de Lucille fait un pas dans sa direction. Annaëlle voudrait en faire un en arrière mais elle ne peut pas. Son corps refuse de lui obéir.


" Tu me vois. "


Cette fois, c'est une affirmation. Tous les poils du corps d'Annaëlle se hérissent. Elle respire à nouveau, hyperventile même. Son coeur bat trop vite, sa tête tourne. Elle ne veut pas que Lucille s'approche.


" Non. " souffle Annaëlle en usant du dernier filet d'air qui lui reste dans les poumons.


Elle n'arrive pas à détacher son regard de celle qui avance vers elle. Comme libérée, devenue consciente de sa condition, Lucille change. Ses yeux deviennent vitreux, ses cheveux poisseux. Un flot de sang coule sur le côté gauche de son visage, recouvre sa joue, goutte sur ses lèvres. Elle continue d'avancer calmement vers Annaëlle.


Cette dernière veut fuir, même si elle est consciente que ce serait vain. Elle le sait, elle en a l'habitude. Quand les esprits comprennent ce qu'elle est, c'est fini. Elle ne peut que subir. Alors elle ferme les yeux aussi fort qu'elle peut, serre les poings à s'en déchirer les paumes des mains. Ses épaules se contractent, son ventre se crispe. Une larme, unique, roule sur sa joue. Elle attend le choc.


" Aide-moi. " résonne une dernière fois la voix lugubre de Lucille, toute proche de son oreille.


Annaëlle ne le voit pas mais elle le sent : le fantôme de sa voisine la touche. 


Elle hurle.


◐────────r6;°r6;°r6;────────◐


Il y a du monde dans le couloir du troisième étage. Tous ceux qui ont entendu Annaëlle crier et qui étaient curieux de savoir ce qu'il se passait se sont regroupés là. Assise par terre, le dos collé au mur et la tête entre les mains, l'attraction du moment aimerait disparaître dans un trou de souris. Elle déteste être le centre de l'attention, spécialement lors de ce genre de situations.


Clarence fait preuve de gentillesse, il essaye de rassurer tout le monde et de les convaincre de retourner dans leurs appartements. Certains le regardent de travers, notamment les quelques filles qui sont montées ou sont descendues des autres étages. Elles doivent se demander s'il n'est pas la cause du hurlement d'Annaëlle. Cette pensée la fait un peu rire, malgré les événements. Si seulement elles savaient ...


Annaëlle frotte ses mains l'une contre l'autre pour essayer de ramener un peu de chaleur dans ses doigts gelés, souffle dessus. Ca lui fait du bien. Elle ose alors redresser la tête et regarder autour d'elle avec prudence. Elle respire mieux quand elle constate que Lucille n'est plus là.


Bien sûr que sa voisine a disparu. Maintenant qu'elle lui a tout ... montré.


Annaëlle ferme les yeux, tente de chasser les images qui s'impriment sur sa rétine. Mais elle les revoit inlassablement, comme une rengaine, une chanson qui tourne en boucle et dont on n'arrive pas à se débarrasser : le restaurant bruyant, le bar aux lumières tamisées, le studio en désordre. L'homme. Et ça reprend de puis le début, encore et encore, tourne et tourne sans fin, les mêmes images, les mêmes sons, les mêmes souvenirs. 


Jusqu'à ce qu'une main qui se pose avec prudence sur son épaule la ramène au moment présent. Annaëlle relève la tête, croise le regard bleu de Clarence qui s'est accroupit face à elle maintenant qu'il a réussi à se débarrasser de tous les curieux. Il semble inquiet. On le serait sans doute pour moins.


Même si son esprit était déjà parti loin, emmené vers les souvenirs de Lucille, Annaëlle a tout de même entendu le hurlement qu'elle a poussé. Un cri de pure terreur et d'horreur, représentation parfaite de ce qu'elle a ressenti à ce moment-là. Pas étonnant du coup, qu'il la regarde avec circonspection, comme s'il s'attendait à ce qu'elle se mette de nouveau à hurler sans raison.


" Ca va mieux ? " lui demande-t-il.


Annaëlle hoche de la tête et se relève. Clarence suit son mouvement. La jeune femme glisse un oeil sur la porte de sa voisine, indécise quant à la suite des événements. Elle sait ce que sa conscience voudrait qu'elle fasse, mais elle ne veut pas passer pour plus étrange qu'elle ne paraît déjà.


Annaëlle jette un regard à Clarence, se tâte à aller elle-même ouvrir la porte du studio de Lucille qui, elle le sait, n'est pas verrouillée. Mais elle n'a pas envie d'être celle qui découvrira le corps de la pauvre fille. Et elle n'a pas non plus envie d'imposer cette vision au gentil garçon qui se retrouve impliqué dans cette affaire sans savoir où il met réellement les pieds. Quant à appeler la police sur ce qui leur semblera n'être qu'un simple soupçon ... Annaëlle a eu trop de mauvaises expériences avec ces derniers pour l'envisager.


" As-tu essayé de voir si la porte d'entrée était verrouillée ? " demande-t-elle à Clarence.


Ce dernier sourcille puis regarde dans la même direction que son interlocutrice, sourcils froncés.


" Euh, non. Pourquoi ? "


Annaëlle serre les dents, hésite encore un quart de seconde sur la conduite à tenir puis se décide enfin. D'un pas décidé, elle se dirige ensuite vers l'appartement de sa voisine, Clarence à sa suite.


" Je ne pense pas que ce soit nécessaire d'essayer, qui partirait sans fermer sa porte ? Sans compter que ça peut-être considéré comme une violation de domicile privé, non ? "


Annaëlle ignore Clarence et pose la main sur la poignée, le coeur battant. Elle préférerait rentrer chez elle et oublier tout ça, faire comme si rien ne s'était passé. Mais elle ne peut pas. Sans compter que Lucille ne le permettrait sans doute jamais. Un mouvement de poignet de plus tard, la porte s'entrouvre. Clarence laisse échapper un hoquet de surprise.


" J'aurais pas parié un centime là-dessus. " dit-il avant de placer vivement une main sur le bas de son visage en poussant une exclamation de dégoût.


Annaëlle l'imite, dérangée elle aussi par l'odeur immonde qui s'échappe soudain du studio. Son estomac fait un looping. Les deux jeunes gens échangent un regard qui se passe de mots.


Annaëlle sait, Clarence redoute.


" Appelle la police. " fait alors la jeune femme en refermant la porte.


Clarence hoche d'un signe de tête et sort son téléphone de l'une des poches arrière de son jean avant de s'éloigner vivement pour passer l'appel. Annaëlle fait deux pas en arrière, le coeur toujours battant. La tête vide, elle attend que le jeune homme revienne vers elle.


" Ils envoient quelqu'un. " annonce-t-il après avoir raccroché.


Annaëlle acquiesce d'un signe de le tête.  Tous deux restent ensuite silencieux, plongés dans leurs pensées, évitant soigneusement de regarder vers la porte devant laquelle ils se tiennent, dans l'attente des secours. Par moments, l'un d'eux fait un geste - se gratter le nez ou changer sa jambe d'appui -  ce qui rompt le silence pesant du couloir.


Le temps s'étire en longueur, ralentit à n'en plus finir. De plus en plus impatiente, Annaëlle jette un oeil à sa montre qui affiche presque minuit. Le téléphone de Clarence sonne à cet instant, résonnant avec force entre les murs silencieux du bâtiment. Il décroche aussitôt, en prenant soin de ne pas parler trop fort, mais Annaëlle comprend très vite que la police vient d'arriver et qu'elle demande à ce qu'on vienne lui ouvrir la porte d'entrée de la résidence.


Clarence met moins de cinq minutes à revenir, accompagné de deux agents en uniforme : un homme d'une cinquantaine d'années aux cheveux courts et grisonnant, et une jeune femme brune, à peine plus âgée qu'Annaëlle.


" C'est cet appartement. " annonce Clarence en faisant un signe de la main.


" Depuis combien de temps est-ce que la jeune femme n'a pas donné de nouvelles ? " s'enquiert le plus vieux des agents.


" Plus d'une semaine, d'après son frère. " répond Clarence.


Ils s'arrêtent devant la porte. Le flic continue à interroger :


" Et quel est votre lien avec elle déjà ? "


Clarence passe une main dans ses cheveux et répond :


" Je ne la connais pas vraiment, je rends juste service à son frère, qui est un ami de longue date. Je passais dans le coin, il m'a demandé si je pouvais en profiter pour vérifier que tout allait bien. Je suis ici depuis trois jours mais je n'ai toujours pas réussi à la voir. "


La jeune policière se tourne alors vers Annaëlle qui s'est recroquevillée dans son coin, cherchant à se faire oublier - sans succès.


" Et vous êtes ? "


" La voisine. " répond simplement Annaëlle, sans donner plus de détails.


La policière laisse planer son regard sur elle, comme dans l'attente de plus d'informations, mais Annaëlle se contente d'éviter son regard et de se décaler de quelques pas en remarquant que son collègue est sur le point d'ouvrir la porte, après avoir y frappé deux fois, sans réponse. Annaëlle se rapproche de son studio, peu désireuse de devoir encore sentir l'odeur de mort qui se dégagera forcément du logement de Lucille dès que les policiers y entreront. Clarence, lui, semble plutôt vouloir rester. Soit son instinct a des ratés, soit il est maso.


La porte s'ouvre. En grand. Les deux policiers font un pas en avant puis deux pas en arrière, comme frappés. Clarence se détourne, a un haut le coeur. Et prend enfin la décision de s'éloigner de l'appartement et de ce qu'il s'y trouve. Il rejoint rapidement Annaëlle qui a quasiment déjà atteint son studio, à force de reculer lentement. Elle bute même contre la porte, restée ouverte, sans qu'elle ne s'en soucie. 


Les policiers se reprennent rapidement et poursuivent leur démarche. Ils allument la lumière, font deux pas à l'intérieur. Le policier lâche un juron sonore, sa collègue ressort précipitamment et vomit dans le couloir. Vu son âge, c'est sans doute le premier cadavre qu'elle voit depuis le début de sa courte carrière. Un baptême de feu.


" Je t'emprunte tes toilettes. " annonce soudain Clarence d'un ton pressé, sans attendre de réponse. 


Annaëlle ne lui en tient pas grief. Si elle n'avait pas l'habitude de voir des horreurs à cause de ce qu'elle est, elle aurait sans doute été la première à rendre le contenu de son estomac. C'est ce qu'il s'est passé les premières fois, en tout cas.


De là où elle se trouve, Annaëlle entend le policier resté dans l'appartement se mettre à parler, sans parvenir à distinguer ce qu'il dit. Elle n'en a pas vraiment besoin, elle est sûre qu'il est en train d'appeler des renforts - médecin légiste et équipe scientifique notamment. Avec ce qu'il a sous les yeux, pas besoin d'être un détective hors pair pour décréter que la mort de Lucille n'a rien d'accidentelle. 


Sa collègue, remise de ses émotions, le rejoint. Quelques secondes après, c'est Clarence qui reparaît, le teint crayeux et l'oeil humide. Il regarde son téléphone portable avec hésitation.


" Je me demande si je dois appeler Lucas ... le prévenir ... même si je ne m'en sens pas vraiment le droit ... ou le courage ... "


Il parle tout bas, comme s'il s'adressait à lui-même, alors Annaëlle se demande si elle peut lui répondre ou s'il prendra son intervention comme une intrusion dans ses affaires privées. Puis elle se dit que, vu tout ce qu'il se passe à l'instant T, il ne le prendra sûrement pas mal.


" Laisse la police s'en charger. " dit-elle d'une voix claire mais douce, attirant le regard de Clarence sur sa personne. " Ils sauront comment faire pour l'annoncer à la famille. Ca va être un très mauvais moment à passer pour eux. Il vaut mieux que ce soit des professionnels qui s'en chargent. "


Clarence acquiesce d'un signe de tête et remise son téléphone dans l'une de ses poches.


 Commence ensuite les aller-retour des différents corps de métiers qui font tour à tour leur apparition dans la résidence. Les deux jeunes gens y assistent depuis le perron de l'appartement d'Annaëlle, sans même se demander si leur façon de faire pourrait passer du voyeurisme : ils se sentent en toute légitimité. Chacun avec leur raison. Bien entendu, comme Annaëlle tarde un peu à le remarquer, d'autres font comme eux. Les résidents des autres logements du couloir, ainsi que ceux des autres étages, réveillés par le bruit ou couche-tard, viennent observer à leur tour les événements. Tous se demandent ce qu'il se passe ; sans difficulté, une majorité tapent dans le mille. 


Au bout d'un certain temps, presque une heure selon la montre d'Annaëlle, un agent de police vient vers eux. Ce n'est pas l'un de ceux qui sont arrivés les premiers, mais quelqu'un de visiblement plus haut gradé, puisqu'il est habillé en civil. Brassard au bras, calepin en main, il s'approche de l'appartement d'Annaëlle après avoir été dirigé par un de ses collègues.


" C'est vous qui avez trouvé la victime ? " demande-t-il d'une voix douce, qui contraste avec sa silhouette forte et ses habits sombres. 


Clarence acquiesce d'un signe de tête. 


" Peut-on entrer pour discuter un instant ? J'ai quelques questions à vous poser. "


L'enquêteur regarde Clarence mais quand il voit que ce dernier se tourne vers Annaëlle, il fait de même. Alors elle répond : 


" Je vous en prie, entrez. "


Clarence et Annaëlle s'installent immédiatement sur le canapé, reprenant leurs places initiales. L'enquêteur tire la chaise de bureau de sorte à leur faire face et s'y assied. Il ouvre ensuite son calepin, relit ce qui doit être les quelques notes qu'il a dû prendre dans le studio de Lucille puis relève la tête pour les regarder dans les yeux à tour de rôle. 


" Je suis l'inspecteur Ledoux. " se présente-t-il en pointant son stylo vers son badge, pendu à son cou. " Je suis chargé de l'enquête sur la disparition de mademoiselle Langlois. Vous pouvez m'expliquer quelles circonstances vous ont menés à découvrir ce qu'il lui est arrivé ? "


Annaëlle se tourne vers Clarence. Elle ne veut pas parler la première. Elle préfère que le jeune homme se charge d'ouvrir le bal, elle se contentera d'apporter ses propres précisions. Il semble comprendre le signal et commence donc son témoignage : 


" Je suis une connaissance du frère de Lucille, Lucas Langlois. Comme je passais dans le coin avec des amis, il m'a demandé de faire un arrêt pour voir sa sœur puisqu'elle ne donnait plus de nouvelles, ce qui n'était pas dans ses habitudes. J'avais juste pour mission de lui rappeler de répondre aux SMS de sa mère, qui panique facilement d'après ce que j'ai compris. Je suis arrivé il y a cinq jours et depuis j'ai essayé de la rencontrer par tous les moyens. En vain, bien évidemment. "


L'enquêteur griffonne sur son calepin, en hochant de la tête. Il ne relève les yeux que brièvement, de temps à autres, pour scruter Clarence. Celui-ci poursuit :


" Je suis passé une première fois à son appartement il y a trois jours et ensuite j'ai essayé de la croiser sur le campus, j'ai demandé à ses camarades de cours s'ils l'avaient vus. Comme tout le monde me disait que Lucille était aux abonnés absents depuis plusieurs jours, j'ai commencé à craindre qu'il ne lui soit vraiment arrivé quelque chose. C'est là que je suis tombé sur Annaëlle et qu'elle m'a appris qu'elle avait croisé Lucille il y a quelques jours. "


Le sang d'Annaëlle se fige dans ses veines. Au regard que lui jette l'enquêteur, au pli entre ses sourcils, il sait que c'est impossible. Alors, elle temporise : 


" Je croyais l'avoir vu. "


" Tu avais plutôt l'air sûre de toi tout à l'heure. " réplique Clarence avec un soupçon de reproche dans la voix.


" On ne peut jamais être sûr de rien. "


Le jeune homme fronce des sourcils, surpris et un brin perturbé, avant de reprendre la parole comme si de rien n'était.


" Annaëlle m'a ensuite proposé de m'accompagner jusqu'ici et de m'ouvrir la porte d'entrée du bâtiment parce que leur interphone ne fonctionne pas toujours. J'ai attendu dans le couloir pendant quelques heures puis elle a eu pitié de moi et m'a invité à continuer à attendre chez elle. On a mangé, discuté, et vers vingt-trois heures, Annaëlle a entendu Lucille passer dans le couloir. On est sorti et ... "


Clarence s'interrompt, fronce à nouveau des sourcils. Il se souvient, Annaëlle le sait. Il ne peut pas avoir déjà oublié. Alors elle prend le relai, avant qu'il ne dise quoi que ce soit qui pourrait la faire passer pour folle aux yeux du flic. 


" Bien sûr, il y avait personne dans le couloir. Je m'étais trompée. Et là, je me suis dit que ça valait peut-être la peine d'essayer d'ouvrir la porte, juste au cas où. Elle s'est ouverte. Et l'odeur ... "


Pas la peine d'expliquer pourquoi ils n'ont pas été plus loin. L'enquêteur opine de la tête, il comprend ce qu'elle veut dire. 


" J'ai aussitôt dit à Clarence d'appeler la police. "


" Pourquoi la police et pas les pompiers ? " demande l'inspecteur Ledoux. 


Les yeux de l'homme, d'un joli vert, ne laissent planer aucun doute : il est loin d'être bête. Alors il vaut mieux être la plus franche possible. 


" Je savais ce que signifiait cette odeur. Ce n'est malheureusement pas la première fois que je tombe sur un corps en décomposition. "


L'enquêteur hoche de la tête et griffonne à nouveau sur son carnet. Il semble alors remarquer l'air troublé que Clarence n'a toujours pas quitté.


" Quelque chose vous revient ? Quelque chose chose qui pourrait être important ? "


Annaëlle n'ose pas se tourner vers le jeune homme. Elle a peur de ce qu'il pourrait dire. 


" Non, rien. " finit par répondre Clarence, soulageant Annaëlle.


L'enquêteur les regarde tour à tour, comme si il doutait de leur témoignage, puis il se tourne vers la jeune femme. 


" Nos experts estiment pour l'instant que le décès de mademoiselle Langlois remontent a à peu près une semaine. En tant que voisine, avez-vous remarqué quoi que ce soit aux alentours de mardi dernier au sujet de la victime ? "


Annaëlle prend une profonde inspiration, serre ses mains entre ses cuisses et remet de l'ordre dans ses souvenirs, le regard rivé sur la table basse.


" Je l'ai croisé ce jour-là. Elle m'a aidé à ramasser des courses que j'avais fait tombé au pied de l'immeuble. C'est la dernière fois que je l'ai vue. "


En vie, du moins. 


" Et dans la soirée, je l'ai entendu rentrer. Je crois qu'elle n'était pas seule, il me semble avoir entendu une voix masculine. Ici, les murs sont plutôt fins alors il y a peu de chances que je me trompe. Et enfin, un peu plus tard, pendant que je dormais, je me rappelle avoir été réveillé par des coups contre le mur. J'ai supposé qu'elle était avec son copain alors j'ai mis des bouchons d'oreille pour pouvoir me rendormir. "


A aucun moment dans son récit, Annaëlle n'a levé les yeux vers l'inspecteur. Elle craint qu'il puisse lire dans son regard qu'elle ne dit pas tout à fait la vérité. Parce que, bien entendu, ce soir-là, elle n'a pas entendu les coups résonner dans l'appartement de Lucille. Mais tous les soirs qui ont suivis, si. Sans savoir, sans comprendre ce qu'ils signifiaient. Jusqu'à maintenant.


" A tout hasard, avez-vous déjà vu à quoi ressemblait son petit-ami  ? "


Annaëlle secoue la tête. Elle se permet ensuite de redresser la tête et de regarder de nouveau l'inspecteur. Il continue à écrire sur son carnet, prenant sans doute note des dernières informations qu'elle vient de lui donner. Il ne semble pas douter de la véracité de son témoignage alors Annaëlle se détend un peu. Juste un peu, parce qu'après il lui faudra gérer Clarence, qui ne manquera pas de lui poser quelques questions lui aussi. 


" Je pense que ce sera tout pour cette nuit. " décrète alors l'inspecteur Ledoux en refermant son carnet. 


Il leur demande ensuite leurs noms et leurs coordonnées.


" Si jamais quoi que ce soit vous revient, appeler à ce numéro. " fait-il ensuite en leur donnant à chacun une carte de visite. " Et bien sûr, restez joignable, au cas où on aurait d'autres questions à vous poser. "


Sur ces mots, il se lève de la chaise qu'il remet poliment à sa place. Clarence et Annaëlle le raccompagnent à la porte. Le temps qu'ils discutent, le couloir s'est vidé. Plus de curieux, encore moins de policiers et la porte du studio de Lucille est fermé et dorénavant interdit d'accès, ce qui laisse supposer que Lucille elle-même a aussi quitté les lieux. Enfin, du certaine façon seulement. Annaëlle frissonne.


L'inspecteur Ledoux les salue et s'éloigne en direction de l'ascenseur. Clarence sort lui aussi de l'appartement, à la grande surprise d'Annaëlle, qui s'attendait plutôt à ce qu'il s'attarde pour avoir l'occasion de la cuisiner. 


" Il est temps aussi pour moi de y aller. Il est tard et ... on a tous les deux besoin de dormir, je suppose. Merci de m'avoir accueilli en tout cas. C'était franchement cool de ta part. "


Annaëlle hoche de la tête, abasourdie et n'en croyant pas sa chance - plutôt aux abonnées absentes d'ordinaire. 


" Je pense que je passerai te voir une dernière fois avant de quitter la ville. " ajoute-t-il.


" Te sens pas obligé. " rétorque Annaëlle. " Je t'en voudrais pas de ne pas le faire. Je comprendrais même. "


" OK. On verra. "


Sur ces mots, il lui souhaite une bonne nuit et s'éloigne. Annaëlle referme la porte de son studio qu'elle prend soin de verrouiller à double tour. L'esprit encore remplie des images de la soirée, elle se dirige ensuite vers sa salle de bain, décidée à prendre une douche brûlante qui ne pourra lui faire que le plus grand bien. Sans prêter attention à ce qui l'entoure, elle se déshabille puis se glisse dans la cabine. Elle reste un long moment sous le jet d'eau, tentant d'envoyer toutes les images indésirables qui encombrent son cerveau au fond des égouts en même temps que l'eau. Puis, le corps rougit par la chaleur, elle finit par sortir. Elle s'enroule dans une serviette. Et finit par remarquer ce qu'elle aurait dû voir dès son entrée dans la salle de bain. La serviette qui cachait le miroir est tombé. Clarence a dû mal le remettre. 


Le coeur d'Annaëlle manque un battement, comme à chaque fois que ses yeux croisent son reflet. Puis elle respire normalement quand elle ne voit que ses longs cheveux blonds, sa peau bronzée, ses yeux noisettes et ses joues rebondies dans le miroir. Plus calme, elle se penche et ramasse le linge tombé au sol. Mais en se redressant, elle voit finalement ce qu'elle craint le plus à propos de son reflet. 


L'autre.


Cette ombre, cette silhouette indéfinie qui l'accompagne où qu'elle aille, depuis aussi loin qu'elle s'en souvienne, toujours accrochée à elle, collée à son dos sans relâche. Cette présence sombre, menaçante qu'elle aperçoit dès qu'elle croise son regard dans le reflet d'un miroir ou d'une vitre - peu importe ce que c'est, tant que c'est réfléchissant. Qui a finit par faire naître en elle la peur de sa propre reflection. 


D'un geste maladroit, empressé, Annaëlle remet la serviette en place. Le coeur battant à cent à l'heure et les mains tremblantes, elle décide ensuite que ç'en est trop pour une seule et même soirée. 


Trois minutes plus tard, elle se glisse dans son lit, bouchons dans les oreilles et masque sur les yeux.

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