Au bord de la nausée, Emma fixe le billet qui exige sa présence séance tenante. Pourtant, ces dernières semaines, elle a veillé scrupuleusement sur son alimentation et son niveau de stress. Tel un herbivore placide, elle a mastiqué longuement chaque bouchée et pris de larges inspirations plusieurs fois par jour, consciente que le moindre faux pas pourrait entraîner l'annulation pure et simple de sa commande. Rien que d'y penser, elle en a des bouffées de chaleur...
— Mon Dieu, je ne peux pas y aller comme ça !
Elle a beau être une conseillère en images réputée dans cette agence en vogue, aujourd'hui son élégance coutumière est en vacances. La voici en jeans et baskets, sans aucun maquillage. Ce matin, le cœur n'y était pas et sortir de son lit tenait déjà de l'exploit alors se pomponner... Mal lui en a pris, le médecin risque de la juger défavorablement et elle manque de temps afin de repasser chez elle. Là, elle panique pour de bon. Heureusement Pénélope - un peu plus qu'une collègue, mais un peu moins qu'une amie - fouille son sac et lui tend blush, mascara et crayon noir. Elle retire aussi ses sandales à bride avec une moue réprobatrice.
— Tu as de la chance qu'on fasse la même pointure Em' ! la sermonne-t-elle. Allez, file ! Je suis sûre que ça va aller, c'est une simple visite de routine. Évidemment que le système ne peut que valider la mère extra que tu vas être !
Ni une, ni deux, la brune s'engouffre dans le métro et se refait une beauté en profitant d'un siège libre. C'est la première fois qu'elle reçoit une telle convocation et malgré les encouragements de Pénélope, elle sent bien que quelque chose cloche. On ne sollicite pas un rendez-vous en pleine journée par caprice, il y a forcément un problème. La bouche sèche, elle se tord nerveusement les doigts en regardant sans les voir les gratte-ciel végétalisés et autres jardins suspendus de la métropole. Puis, elle tente de juguler son angoisse en se visualisant sur une plage déserte. Elle imagine le soleil qui caresse sa peau, le sel sur ses lèvres, la plénitude ressentie et peu à peu son trouble s'apaise. Lorsqu'elle parvient finalement à destination, elle a retrouvé suffisamment de sang-froid pour s'annoncer à l'accueil de façon assurée. On l'installe dans une pièce dépouillée aux murs pastel et une femme en blouse blanche ne tarde pas à la rejoindre d'un pas pressé. Altière avec son carré bond platine sophistiqué, elle s'assoit derrière son bureau en la saluant.
— J'ai vu dans votre dossier que vous aviez reçu l'agrément pour une conception automatisée et que le processus était en cours, commence la docteure Beaulieu en fronçant les sourcils.
— C'est exact. Il y a un souci avec la procédure ?
— Avez-vous pris un traitement médicamenteux en omettant de le signaler à nos services ces dernières semaines ?
—Non, pourquoi ?
— De la drogue peut-être ?
— Non plus. Que se passe-t-il ?
—J'ai reçu vos analyses sanguines mensuelles et votre taux d'HCG est anormalement élevé.
—D'HCG ?
— D'hormones chorioniques gonadotropes.
—Et c'est grave ? s'alarme la patiente, perdue face au jargon médical.
—Vous êtes enceinte.
D'abord, Emma ne comprend pas de quoi il s'agit. Comme si on lui avait parlé une autre langue, son esprit se défile en focalisant sur des détails insignifiants. Le rouge à lèvres fuchsia de la spécialiste qui jure affreusement avec son teint pâle. Le pli arrogant de l'arc de Cupidon surmonté d'un grain de beauté. Cette main noueuse tripotant les perles d'un collier nacré.
— Pardon ? se force-t-elle à prononcer alors que sa tête est vide.
— De trois semaines.
— C'est impossible, j'ai un contraceptif en continu, réplique-t-elle avec un geste de dénégation.
— Il arrive parfois que ça ne fonctionne pas.
— Que ça ne fonctionne pas ? glapit-elle. Vous plaisantez ? Hier encore, j'ai lu un article ventant l'efficacité parfaite de votre concept, études scientifiques à l'appui !
— Je vous assure que c'est très rare, l'exception qui confirme la règle si j'ose dire. Je suis navrée, ajoute-t-elle dans une sollicitude qui sonne faux.
Ce regard émeraude empli de compassion feinte lui donne des envies de meurtre. Cherchant à s'y soustraire, la brune cache son visage entre ses mains et réalise à ce moment-là qu'elle tremble. Ses pensées s'entrechoquent et elle accuse le coup. Enceinte. Elle est enceinte. Elle, l'épicurienne amatrice de cocktails, la nerveuse qui panique à la moindre douleur ou contrariété, la préférée des clients en matière de look sur-mesure, l'amie fidèle et l'amoureuse contrariée, elle, Emma Carrell, attend un enfant. Un bébé. Un tout-petit qui grandit en son sein. Elle voudrait nier, rejeter en bloc le diagnostic et pourtant, elle sent au fond qu'il s'agit bien de la vérité. Sa récente fatigue et son manque d'allant prennent soudain tout leur sens. Seulement cela n'explique pas comment elle en est arrivée là, sous contraception et sans partenaire.
Sauf si...
Trois semaines...
Cet homme du bar...
Samuel.
Une histoire vieille comme le monde. Ce fameux jour, ils avaient discuté longuement puis il avait proposé de la raccompagner et elle avait accepté. Au matin, il n'était plus là. D'un accord tacite, cette nuit n'avait été qu'une parenthèse, certes agréable, mais surtout sans lendemain. Il était encore amoureux de son ex-fiancée, elle allait prochainement être mère, le moment était on ne peut plus mal choisi pour débuter quoi que ce soit. En d'autres circonstances, cela aurait pu être différent même si elle reconnaissait sans peine que cette idée avait plutôt des allures de chimère.
Un rire nerveux agite ses épaules en réalisant dans quel imbroglio elle se trouve. La voilà en aussi mauvaise posture que ces héroïnes romantiques d'un autre temps. Il n'y a qu'elle pour se mettre dans une telle situation alors que tout se déroulait selon son plan.
—Je peux vous offrir à boire ? propose la docteure Beaulieu.
Elle acquiesce et un subalterne lui amène un verre d'eau fraîche qu'elle s'efforce d'avaler à petites gorgées malgré sa gorge nouée.
— Ne vous inquiétez pas, tout cela se règle très facilement, reprend la spécialiste. Quelques pilules et le tour est joué.
— Des pilules... Vous voulez dire pour interrompre cette grossesse ?
— Tout à fait. Efficace et indolore. Nous pouvons même faire ça maintenant si vous le souhaitez. Une à deux heures de repos et vous êtes de nouveau sur pied, prête à vivre de nouvelles aventures !
— Et si je voulais le garder ? interroge-t-elle par pur esprit de contradiction.
— Comment ça "le garder" ? demande la professionnelle avec une incrédulité vexante.
— Et bien, si je souhaitais mener cette grossesse à terme.
— C'est votre droit évidemment, se rembrunit la spécialiste.
— Je n'aspire qu'à être mère, pourquoi est-ce que je n'irais pas au bout ?
— Parce que vous êtes déjà engagée dans un processus de conception automatisée à distance ? Une petite fille aux yeux bleus et aux cheveux violets, vérifie-t-elle dans son dossier.
Emma ne répond pas.
— Bien entendu, vous avez un délai de réflexion. Il est aussi de mon devoir de vous informer que si vous désirez réellement poursuivre cette démarche, l'intégralité du suivi médical sera à votre charge.
— J'ai une collègue qui a eu un enfant de manière naturelle récemment et je suis sûre qu'elle n'a pas déboursé un centime.
— Je suis navrée mais il y a une clause de réserve dans la plupart des contrats en cas de grossesse non planifiée. Le remboursement est possible uniquement lorsque les examens nécessaires ont été réalisés au préalable et que l'assurance a donné son accord.
— Quels examens ?
— Vous savez, la routine habituelle pour s'assurer que le futur nourrisson sera en bonne santé : dosages hormonaux, échographie, radiographie, caryotype des donneurs, choix de l'embryon...
La docteure Beaulieu poursuit son laïus en annonçant un prix global qui laisse sa patiente abasourdie. Le prochain rendez-vous est rapidement fixé et Emma quitte l'établissement dans un état second. Au bord des larmes, elle fait quelques pas indécise sur l'asphalte étincelant sans savoir où aller. Dépassée par les événements, elle est incapable d'avancer. Manifestement, elle n'a pas assez d'argent pour assumer cette grossesse. Pourtant, elle n'a aucune envie d'y mettre fin. Elle est coincée.
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Notes d'auteur :
Merci à Dreamer pour sa review adorable sur le chapitre précédent ♥
Note de fin de chapitre:
Dilemme dilemme... n'hésitez pas à me donner votre avis :)
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