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Notes :
Cette nouvelle en 5 chapitres a été écrite d'après un de mes textes des Nuits que vous avez peut-être déjà croisé précédemment (NB "Interrogatoire" dans mon recueil Fishing). J'espère qu'elle vous plaira :)
— Genre ? 

— Féminin. 

Sans hésitation. 

— Taille adulte ? 

— Un mètre soixante-huit.

Ni trop grande, ni trop petite. De quoi se fondre dans la foule en évitant d'être piétinée. 

— Teint de la peau ? 

— Pâle avec un sous-ton froid.

Malgré tout ce qu’on peut en dire, elle sait qu’il y a encore du chemin à faire pour que la nuance foncée ait la même popularité. Emma n'a rien d'une révolutionnaire, elle aspire simplement à une vie tranquille loin des embrouilles. 

— Couleur et forme des yeux ?

— Bleus en amande.

Aux antipodes de l'éclat noisette des siens, mais elle a toujours aimé l'océan. Ces vagues léchant paresseusement le sable doré. Ce doux ressac au goût salé. Les mouettes s’amusant dans le vent. Cet infini, qui s’étend à perte de vue, lui évoque la liberté. 

— Cheveux ? 

— Bouclés et… violets.

Là, il faut avouer qu’elle cède aux chants des sirènes. Ce choix remporte actuellement tous les suffrages sur les réseaux. C’est la teinte à la mode et elle se trouve d'un conformisme affolant en suivant cette nouvelle tendance… 

— Morphologie ?

— Fine.

Oser le contraire serait inconséquent. En se rendant à l'agence la semaine dernière, elle a croisé une femme qui traînait un bambin aux joues gonflées et au ventre proéminent. Essoufflé et rougeaud, il peinait à suivre le rythme maternel en s'attirant les regards désapprobateurs des passants. Malgré son ouverture d’esprit, elle n’a pas pu retenir une grimace face à ce spectacle pathétique. Il y a des limites à l’originalité tout de même. La différence n’est profitable que dans une certaine mesure et les gens qui affirment le contraire sont des fous ou des idiots. 

— Langues parlées ?

— Français, anglais, chinois.

— Loisirs ?

— Astronomie, harpe et golf.

De quoi lui ouvrir toutes les portes de la bonne société. 

— Quotient intellectuel ?

— Cent quarante-cinq.

L’homme en uniforme immaculé a un imperceptible froncement de sourcils en pianotant sur son clavier et elle se trémousse sur sa chaise en plastique. C'est déraisonnable. La brune n'a pas vraiment les moyens et elle en a conscience. Il faudra se serrer la ceinture quelque temps toutefois cela en vaut la peine. Après tout, on ne fait pas ça tous les jours - son compte en banque n'y survivrait pas de toute façon ! 

— La livraison est possible à partir du 1er octobre, quelle date vous conviendrait ?

— Le 15 octobre.

Elle s'est arrangée pour avoir congé. 

— Payement immédiat ou différé ?

— Immédiat.

Ce qui lui permet de bénéficier d'une ristourne bienvenue. Avec un mélange d’impatience et d’angoisse, elle tend son bras et un signal sonore valide la transaction. La démarche légèrement vacillante dans ses escarpins, Emma repart en serrant compulsivement la plaquette du centre. Sur le papier brillant, un slogan racoleur promet "Un bébé quand je veux, comme je veux" sans préciser le tarif exorbitant évidemment. Rentabilité oblige, ce marché est un business comme un autre, néanmoins elle ne se plaint pas, dans neuf mois, elle sera mère et c'est tout ce qui importe. 

Bien sûr, elle aurait préféré mener ce projet à deux. Ça fait longtemps qu'elle est prête, mais elle a repoussé cet instant en espérant rencontrer quelqu'un avec qui le partager. Il y a un âge où être célibataire est plutôt valorisé. On vous dit indépendante, vous êtes courtisée et admirée. Seulement, elle a dû franchir une frontière invisible sans s'en apercevoir. Maintenant, on la regarde de travers dans les soirées, et même ses collègues insistent pour qu'elle "lève le pied". L'auréole de la honte lui colle à la peau comme si sa solitude cachait une tare monstrueuse. Pourtant, elle a joué le jeu des rencontres et multiplié les aventures. Sans succès. Elle en a assez d'attendre le prince charmant sur son cheval blanc - de toute manière, elle n'y croit plus. Et puis, pas besoin de lui pour obtenir ce qu’elle désire par-dessus tout : un enfant. Avec détermination, elle s'est donc lancée seule dans le processus en acceptant d'être disséquée par une équipe d'experts. Coparentalité, salaire, diplômes, antécédents médicaux, hygiène de vie et niveau de stress, stabilité psychologique et émotionnelle, connaissances en petite enfance et éventuelles formations suivies sur le sujet, famille d'origine, sociabilité, distractions, etc. Une longue liste pour déterminer le niveau d'aptitude du futur parent afin de s'assurer que sa progéniture bénéficiera du meilleur cadre possible. Il faut montrer patte blanche où les prix grimpent. Soit vous êtes méritant, soit vous êtes riche... Elle est quelque part entre les deux. 

Une batterie de tests contraignante en échange d'un nourrisson à l'image de vos rêves, le choix est rapide. Aucun risque de maladie ou de trouble. Cancer, mucoviscidose, trisomie, alcoolisme, sida, dépression, hémophilie, autisme… Des noms surannés tombés en désuétude, échos d'un passé barbare où la médecine était impuissante. Aujourd'hui, tout est sous contrôle. Vous payez le prix, mais votre enfant est beau comme les dieux, bien portant, intelligent et créatif. Ce jeune prodige fait votre bonheur et un avenir brillant lui est assuré. Une conception automatisée du fœtus à distance qui a éradiqué les ennuis de santé et qui de surcroît a favorisé l’avènement de l’égalité salariale. En supprimant la grossesse, l'accouchement ou tout simplement la tyrannie de l'horloge biologique, les femmes ont pu investir sereinement leur carrière et viser des postes à responsabilité. La parentalité ouverte à tous a permis de redéfinir les rôles et travailler moins n'a plus été l'apanage des mères. Sans compter l'épargne des nausées, vergetures, jambes lourdes et autres joyeusetés que leurs aïeules subissaient systématiquement pour enfanter. Emma est bien contente d'appartenir à une autre époque, elle n'aurait jamais supporté une telle douleur. 

Neuf mois. Voilà ce qu'il lui reste pour se préparer. Elle n'est pas sûre de vraiment réaliser ce qui l'attend, mais elle compte profiter de ce délai en appréciant les plaisirs simples de la vie. Faire la grasse matinée, voyager et boire des cocktails caracolant en tête. D'ailleurs, ça lui donne envie de fêter dignement la nouvelle et elle quitte la rue aseptisée pour s'engager dans le tourniquet d'un hôtel de luxe. Un endroit qu'elle fréquentait au temps d'une ancienne liaison avec un magnat de la finance. Soulageant ses pieds endoloris, la brune s'installe sur un tabouret de bar et le barman lui sert une flûte de champagne. À cette heure, la salle aux grandes baies vitrées est quasiment déserte et l'ambiance feutrée est à peine troublée par les notes veloutées d'un pianiste.

— Que fêtez-vous ? 

Méfiante, Emma dévisage l'homme qui a eu l'audace de s'asseoir juste à côté malgré l'abondance de places libres. Une barbe de trois jours et un imperméable beige, il est plutôt charmant seulement elle n'est pas vraiment d'humeur à badiner. 

— Ma future maternité, déclare-t-elle fraîchement.  

— Félicitations.  

 Contrairement à ses craintes, il n'insiste pas et se détourne pour réclamer un Whisky dans un geste souple du poignet qui dévoile une montre hors de prix. Rassurée par son mutisme, elle tente d'ignorer sa présence sans y parvenir totalement. Un je-ne-sais-quoi dans son attitude taciturne la trouble et elle observe à la dérobée l'ondulé de ses cheveux châtains et sa moue renfrognée. Puis, il commande un autre verre et elle ne tient plus... 

— Et vous, pourquoi buvez-vous ? 

— Ma fiancée vient de me quitter à deux mois du mariage sous prétexte que je n'étais qu'un bourreau du travail, immature et futile, annonce-t-il d'une traite dans un rictus amer. 

— Oh, désolée ! bafouille-t-elle en mordillant ses lèvres. Je ne voulais pas être indiscrète... 

— Ne vous excusez, c'est moi qui m'épanche de manière déplacée. 

Un tic nerveux agite maintenant le sourcil droit de l'inconnu rendant son visage asymétrique ce qui n'empêche pas Emma de remarquer le gris troublant de ses yeux. 

— Je suis désolée, répète-t-elle platement alors qu'un silence gêné s'installe. 

Pour se donner une contenance, la brune commande une deuxième coupe et s'abîme dans la contemplation des bulles qui pétillent à la surface. 

— J'aime ce que je fais, ce n'est tout de même pas un crime, si ? reprend-il.
 
— Non, acquiesce-t-elle prudemment. Et que faites-vous qui vous plaît autant ? 

— Je suis joaillier chez Mythic. Je m'occupe des ventes aux enchères.  

— Ah oui quand même ! 

— Ce n'est pas aussi superficiel que ça en a l'air, se défend-il. Évidemment, je travaille souvent avec des gens fortunés, mais quelques fois, il y a des histoires dignes de contes de fée. Un jour, par exemple, j'ai eu l'occasion d'aller chez une famille très modeste qui avait reçu un héritage inattendu d'une lointaine grande-tante. Le couple voulait expertiser les bijoux avant de les vendre. Et là, surprise ! Dans le lot, il y avait un gros saphir du Cachemire.  

— Qui valait cher alors ? 

— Et comment ! s'anime-t-il. Cette gemme est considérée comme l'une des pierres précieuses les plus belles au monde. Sa rareté en fait une pièce très convoitée et elle s'est arrachée à plusieurs millions mettant définitivement mes clients à l'abri du besoin. 

— C'est touchant.   

— Surtout qu'ils avaient cinq enfants... 

— Quelle folie ! Je comprends mieux pourquoi ils étaient dans la misère. 

L'Etat nourricier veillait scrupuleusement au renouvellement de la population tout en ayant à cœur de préserver les ressources planétaires. Ainsi, il recommandait un seul enfant par citoyen et chaque naissance supplémentaire était sévèrement taxée pour inciter les récalcitrants à s'y conformer. 

— J'ai toujours rêvé d'une famille nombreuse, poursuit le barbu. 

— Moi pas, pouffe-t-elle consternée. Je pense que c'est déjà un sacré défi d'être parent une fois ! 

— Un cap que vous allez bientôt franchir. Je vous envie... 

— Vous pourriez faire la même démarche. 

— Je n'ose pas me lancer seul. 

— A vrai dire, j'ai longtemps hésité moi-même. C'est une lourde responsabilité, j'étais terrifiée à l'idée de ne pas être à la hauteur...  

— Qu'est-ce qui vous a aidé ?

— J'ai obtenu un bon score de parentalité et ça m'a apaisée. J'avais peur que tous ces tests révèlent une inaptitude quelconque qui m'aurait valu un veto éternel. 

— Je crois que ce cas de figure est très rare. 

— J'avoue que c'était complètement irrationnel, s'amuse-t-elle. En réalité, je m'en suis très bien sortie. Ma note était tout à fait honorable et j'ai pu poursuivre la démarche plutôt sereinement. C'est exaltant de pouvoir choisir chaque caractéristique de cette poupée, comme si elle était déjà un peu là... Et puis, évidemment, je suis rassurée qu'elle soit vive et en bonne santé. Je ne sais pas comment faisait nos ancêtres face à tant d'incertitudes ! C'était une véritable roulette russe.

— Au progrès, salue-t-il en portant un toast. 

— Au progrès, répète-t-elle en souriant.  
Note de fin de chapitre:
N'hésitez pas à me donner votre avis, j'adore ça ;)
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