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Avant le grand départ, Qati n’avait encore jamais quitté son village. Elle y était née par une matinée d’hiver, juste après les premiers rayons du soleil. Elle y avait appris à marcher, à parler, à courir et à rire à gorge déployée. Ses mères lui avaient transmis l’art de filer la laine, de tisser des étoffes colorées et de broder des vêtements. Elle faisait partie d’une petite communauté, implantée sur la rive du fleuve, sur une terre suffisamment fertile pour permettre une vie sédentaire. Elle y avait sa place.

 

La steppe aride et glacée qui s’étendait tout autour d’elle était d’une nouveauté enivrante. Dans la solitude de cet espace, le brouhaha de la caravane créait une bulle rassurante. Les bêtes s’ébrouaient. Les pieux se plantaient. Les tissus se tendaient, dans un grand claquement sec. Le camp se montait pour la nuit. Elle irait bientôt prêter main-forte, prendre sa part de travail. Mais pour le moment, elle ne pouvait détacher les yeux de l’amas rocheux qui s’élevait à l’horizon. Si Ohmed, le caravanier, ne le lui avait pas dit, elle n’aurait jamais deviné qu’il s’agissait d’une ville. La réalité excédait ses rêves les plus fous.

 

Qati avait l’habitude de voyager dans ses rêves. Elle les visitait chaque nuit, sitôt les paupières closes. Elle se promenait dans ces mondes oniriques, toujours différents, parfois mouvants. Au réveil, elle en gardait un souvenir vivide, aussi clair que les images de ses activités de la veille. C’est ainsi qu’elle s’était rendu compte que ses rêves n’étaient peuplés que d’éléments familiers, mais reconfigurés de telle façon qu’ils formaient de nouveaux paysages. Les maisons s’empilaient pour créer des palais. Les chevaux portaient la laine des moutons. Les fleurs avaient le sourire de ses mères.

 

Elle s’arracha à sa fascination. Les tâches ne manquaient pas dans le camp et la protection de la caravane ne lui avait été accordée qu’en échange de son travail. Les bêtes avaient été dessellées, mais il restait à traire les femelles. Elle se tenait sous l’une d’elle, la mamelle à la main, quand elle remarqua une petite masse au loin, qui approchait. Bientôt, elle put distinguer une charrette, guidée par un bipède.

 

Elle se souvenait de la première fois qu'un élément extérieur s'était introduit dans son univers onirique, si familier. Elle s'était réveillée en sursaut, terrifiée. Le jour suivant, elle était restée longtemps sur sa couche, les yeux grands ouverts, avant de céder à la fatigue et à la curiosité. La présence était revenue, revêtue de la silhouette de la voisine, celle dont le toit de chaume avait pourri l’année précédente, et d’un masque traditionnel, porté chaque hiver pour célébrer le solstice. Malgré ces éléments qui lui appartenaient, Qati avait su sans aucun doute que la conscience qui les animait lui était étrangère. L’inconnue avait emprunté des fragments de son monde pour se donner forme. S’était alors ouvert un dialogue sans parole. Les mots n’étaient pas nécessaires : les émotions, les idées passaient sans le filtre du discours. Parfois, elles se brouillaient, s’emmêlaient. Qati en perdait le fil. Mais jusque-là, elle avait toujours réussi à retrouver l’inconnue.

 

Qati pencha la tête, le cou étiré et le tronc déséquilibré. Elle essayait d’apercevoir l’échange entre Ohmed et le nouvel arrivant, tout en touillant distraitement la marmite dont elle avait la surveillance. De sa position, elle ne pouvait ni les entendre, ni voir leurs lèvres. Connaissant Ohmed, il était néanmoins impensable qu'il acceptât la cargaison de fourrures sans en négocier le prix. Elle reporta son regard sur le bout de ses chaussures quand ils se levèrent et avancèrent dans sa direction.

 

  • Qati, c’est ici que nos chemins se séparent. Buwen accepte que tu l’accompagnes jusqu’à la cité.

 

Elle leva les yeux vers cellui répondant au nom de Buwen, qui gardait le silence. Si sa silhouette ressemblait à la sienne - deux bras, deux jambes, une tête -, les différences étaient notables de près. Ses membres étaient relativement plus longs et iel dépassait Ohmed d’au moins deux têtes. Sa peau, plus sombre que celle de Qati, se teintait de reflets bleus. Mais ce qui était véritablement flagrant, c’était l’absence de nez sous ses deux énormes yeux.

 

Qati alla rassembler ses affaires et salua quelques compagnons de route au passage. Son paquetage fut bouclé rapidement : elle voyageait léger. Buwen l’attendait au bord du camp. Quand iel la vit arriver, iel prit le chemin du retour sans un mot, tirant derrière ellui la bête de somme et la charrette désormais vide. Qati se plaça à ses côtés et allongea son pas pour rester à sa hauteur. Si, au départ, elle lui lançait des regards à la dérobée, le paysage finit par l’en détourner. La ville approchait et, avec elle, mille petits détails apparaissaient : des fenêtres creusées dans la roche, des points lumineux ou encore des vêtements étendus. Sous ses yeux, la cité d’Ewaé devenait réelle.

 

Il y avait deux mois qu’elle l’avait vu dans ses songes. Cela faisait alors plusieurs jours que le rêve avait tourné au cauchemar. La présence, compagne de ses nuits depuis trois printemps, s’était faite plus diffuse, presque fuyante. Une angoisse sourde s’était mise à suinter, rongeant la structure même du monde rêvé. Qati n’était plus capable de dire s’il s’agissait de la sienne ou de celle de son amie. Alors, pour résister au néant qui menaçait, elle avait fabriqué ce qu’elle connaissait de mieux : son village, pierre par pierre, aussi exactement que possible. Elle y avait trouvé la paix et l’avait apportée. En retour, son amie, rassemblant laborieusement briques et cailloux, avait reconstitué un petit bâtiment, et autour de ce bâtiment toute une ville à l’apparence étrange. Si singulière que, le jour venu, l’ancien en avait reconnu la description. Ewaé. Sa maison.

 

Le soleil déclinait et le vent se levait sur la steppe. Qati frissonna. Elle approchait de sa destination. Un mélange d’excitation et d’appréhension courait sur sa peau. Elle sursauta quand Buwen attrapa délicatement son bras. Ses doigts étaient étonnamment tièdes contre sa main glacée. Elle remarqua alors qu’iel n’en avait que trois, en plus du pouce. Cela lui rappelait les pattes de poulet. De l’ongle, iel traça une arabesque sur l’intérieur du poignet. Iel la fixa en silence, comme s’iel attendait une réaction.

 

  • Je ne comprends pas, fit Qati, les sourcils froncés.

 

Iel retraça l’arabesque sur son poignet. Qati répéta qu’elle ne comprenait pas en secouant la tête. Iel eut alors un mouvement de l’épaule vers l’avant et caressa la paume de Qati de son pouce. “Ce n’est pas grave, tout va bien”, c’est ainsi qu’elle interpréta. Mais cela pouvait dire tout autre chose.

 

Iels avaient passé l’entrée de la ville, une grande arche de pierre qui semblait s’être formée naturellement. Des chemins serpentaient entre des formations rocheuses. La ville était encore pleine d’activités. Qati retrouva les bruits familiers d’un marché : le tintement des pièces, les caquètements des volailles, le froissement des jupes. Il manquait cependant quelque chose. Il lui fallut un petit moment pour comprendre que nul marchand n’interpellait la foule, nul passant ne se saluait bruyamment. Il n’y avait pas de voix.

 

Son guide arrêta une personne. Qati crut d’abord qu’ils se serraient la main, puis elle vit leurs doigts courir sur leurs peaux. Ils se tournèrent vers elle et, après un moment de flottement, elle sortit la carte grossière qu’elle avait dessinée d’après son rêve. La personne l’examina, lui tapota la main deux fois et elle le suivit, en saluant maladroitement Buwen.

 

La maison qu’elle cherchait était à proximité ; nulle porte n’en barrait l’accès. Elle était plongée dans le silence. Un être était recroquevillé en position foetale sur un meuble creux, taillé à cet effet. Sa respiration était hachée, douloureuse. Son amie. Elle la reconnut avec la même certitude qu’un rêve. Elle n’osa pas rompre le silence. Elle lui prit la main et caressa sa paume de son pousse, dans un mouvement qu’elle voulait réconfortant. Un doigt l’effleura en réponse.

 

Qati s’allongea à côté de son amie et se laissa sombrer. Ensemble, elles se plongèrent dans un dernier rêve, qui finit par s’étioler aux premières lueurs. Au petit matin, Qati ouvrit les yeux, seule.

 

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