Le ciel se colorait en rose et orange tandis que la charrette s’approchait de sa destination. A l’arrière, Phoemène observait les nuages prendre des couleurs vives. Elle avait voyagé toute la semaine à bord d’une vingtaine de charrettes plus inconfortables les unes que les autres. Elle avait bien proposé d’ajouter des amortisseurs mais aucun des paysans ou commerçants qui l’avaient emmené un bout de route n’en avait jamais entendu parler. Elle s’était donc contentée d’un coussin pour ses fesses à elle. Comme si cela pouvait suffire pour compenser les chemins d’abord pavés puis caillouteux et maintenant à nouveau pavés. Elle sentait chaque articulation de son corps se plaindre.
Heureusement qu’elle avait une bonne raison d’entreprendre ce voyage. Après sept ans d’échanges par poste et de discussions par cristal magique, elle allait enfin rencontrer Miguela. Elles avaient suivi les mêmes cours à distance auprès du grand maître Miroséné et s’étaient liées d’amitié, notamment grâce à l’aide qu’elle avait apporté à Miguela pour apprendre le sérénais et bien comprendre les cours. Visiblement, dans le royaume de Soagreet, la notion d’entraide était moins estimée qu’à Sereine. Elle-même n’avait jamais hésité à aider quiconque en avait besoin, fidèlement aux principes de la confédération de magie.
– La ville de Oostspaeg se trouve par-là, lui dit le marchand qui l’avait emmené les derniers trente degrés de soleil avec un grand accent soagrais. Mais je continue vers là.
– Merci, lui répondit Phoemène en descendant de la charrette. Je vais me débrouiller.
Elle s’inclina brièvement en remerciement puis emprunta la route pavée qu’il lui avait indiquée. Elle aurait volontairement avancé grâce à des bottes de six lieues. Malheureusement elle n’avait pas eu les moyens d’en racheter après que les siennes s’étaient irrémédiablement abîmées lors d’un évènement qui impliquait un pot de miel et un marais en flammes. Elle n’aurait pourtant pas eu besoin de s’inquiéter car à peine avait-elle tourné au premier virage, Oostspaeg s’étendit devant elle.
La ville était vraiment très belle avec ses maisons aux murs à colombages et aux toits de chaume. Les rues étaient bien propres, ce qui n’allait pas tout à fait avec ce que Miguela lui en avait raconté. D’ailleurs, comment est-ce qu’elle pouvait retrouver son amie maintenant ? Elle lui avait donné rendez-vous au coucher du soleil devant le bâtiment de sa guilde mais Phoenème n’avait aucune idée de l’endroit où celui-ci pouvait être. Et en plus, tous les gens autour d’elle ne parlaient pas un mot de sérénais. Evidemment puisque c’était des citoyens soagrais. Et de manière toute aussi évidente, elle ne parlait pas le soagrais non plus – vous ne vous imaginez pas la difficulté à trouver un dictionnaire entre ces deux langues ou encore mieux un livre d’apprentissage ? Enfin les soagrais n’avaient pas beaucoup de livres de toute manière d’après ce que Miguela lui avait raconté.
Phoemène observa les alentours. Les habitants d’Oostspaeg vaquaient tous à leurs occupations mais s’interrompaient pour s’incliner sur son passage. C’était étrange mais il fallait bien qu’elle s’avoue qu’elle détonait parmi tous ces personnes simplement vêtues dans toutes les teintes de beiges et bruns avec sa cape de mage d’un bleu profond. Pourtant ce n’était que sa cape de voyage sans broderies ni perles. Ce n’était pas la seule différence. Les oostspaegeois avaient la peau sombre et bronzée par le travail à l’air libre et les cheveux avec une prédominance émeraude. Elle avait aussi déjà aperçu une petite fille avec une tignasse rebelle de la couleur d’un saphir pur. A côté, ses cheveux d’un gris terne faisaient bien pâle figure. Enfin, c’était déjà le cas à Sereine aussi… Elle n’avait jamais été une beauté mais face à l’éclat coloré ici, c’était encore plus déprimant que chez elle.
– Tou vui det fom ?
– Tou crui d’eta kuit ho ?
– Eta it na hix, it serr !
– Tou vui det hoa ? Whoa horrora !
– Det kled it beisma, iou wanui detsalba, Maman !
Phoemène se sentait mal à l’aise face aux murmures qui se propageaient derrière elle. Elle avait simplement supposé que la guilde de magie devait se trouver au centre de la ville. Sinon Miguela ne lui aurait pas donné rendez-vous là-bas, non ? Elle avança en essayant d’être plus discrète mais c’était peine perdue. Pourtant Miguela lui avait dit que la plupart des mages de son pays portaient aussi des capes de couleur… Elle n’en voyait aucun.
Continuant à marcher tout droit dans l’espoir de trouver soit le centre-ville soit un coin tranquille pour demander à ses osselets de lui indiquer le chemin. Elle avait fait l’expérience que la plupart des non-mages flippaient quand ils voyaient des petits os bouger tous seuls ou flotter dans les airs tels une boussole. Bon, la plupart flippait même en voyant une boussole flottée et, de toute façon, elle préférait les osselets.
La mage sérénaise avait continué de traverser la ville au petit bonheur la chance mais le soleil s’approchait dangereusement de l’horizon. D’accord, en réalité elle ne le voyait plus et il commençait à faire vraiment sombre entre les maisons. Elle allait certainement arriver en retard, Miguela n’allait pas l’attendre éternellement et elle s’était vraiment perdue ! Et il faisait bien trop sombre pour les osselets maintenant. Elle aurait dû emmener sa torche sans feu… Mais on était toujours plus intelligent après.
Le seul point positif était que les maisons étaient devenues plus hautes et plus grandes, les rues parsemées de pots de fleurs, ce qui indiquait indéniablement qu’elle s’approchait du centre. Phoemène était bien tentée de lire son avenir dans les pétales d’une des fleurs mais elle sentait tous les regards sur elle. Elle n’osait tout simplement pas donner la preuve de ce que tout le monde supposait. Enfin, c’était comme ça chez elle : tous les mages réclamaient leur statut mais aucun d’entre eux ne dévoilaient ouvertement qu’il pratiquait la magie, chose qui avait longtemps été interdite. Si ça se trouvait, c’était différent ici. Miguela avait été étonnée quand elle lui avait décrit ce phénomène… La regardaient-ils seulement à cause de sa cape et de ses cheveux alors ?
– Ta gwylt magiax it lift, lui indiqua un jeune homme aux cheveux vert pomme qui traversait la rue, un tonneau sur l’épaule.
« Magiax » ? Ça sonnait comme magie ce qui était bon signe, non ? Et il lui avait indiqué une rue toute aussi belle et propre que la précédente qui se trouvait à sa gauche. Elle n’avait rien à perdre à suivre ses recommandations.
– Merci, répondit-elle en s’inclinant légèrement.
Elle s’engagea dans la direction en entendant les murmures, qui l’accompagnaient depuis qu’elle avait mis les pieds dans la ville, s’élever de plus belle. Elle avait dû commettre un faux pas mais elle n’avait aucune idée duquel… Bon, si elle retrouvait Miguela, celle-ci pourrait lui expliquer.
Mieux encore que dans ses rêves les plus fous, l’indication du jeune homme l’avait mené droit sur un bâtiment où des lettres en or luminescent clamaient « Gwylt magiax ». Et assise sur les marches, une jeune femme un peu plus âgée qu’elle, les cheveux d’un vert foncé qui semblait néanmoins briller dans l’obscurité et une robe d’un violet si sombre qu’il aurait pu passer pour du brun, il y avait Miguela.
Phoemène se précipita vers elle, oubliant toute l’admiration qu’elle avait eu pour l’architecture quelques instants auparavant. Son amie s’était levée et descendait les marches à toute allure.
– Miguela !
– Phoemène, sa voix avait pris une sonorité étrange par rapport au travers du cristal. Tu as réussi à venir.
– Bien sûr, se réjouit la jeune sérénaise. Ce n’était pas si difficile à trouver finalement. Et il y a quelqu’un qui m’a indiqué la bonne direction.
Son amie avait un visage bien plus sévère que d’habitude et Phoemène se calma d’un seul coup. Tout son enthousiasme et sa hâte de faire enfin vraiment connaissance de Miguela s’envolèrent. Elle ne connaissait que trop bien cette expression : une fois de plus, elle avait des ennuis.
– J’ai déjà été mise au courant de tes bêtises. Comment as-tu pu traverser la ville comme ça ? T’es inconsciente ?! Les mages ne se mêlent jamais au bas peuple.
Phoemène fixa ses pieds, vérifiant qu’ils ne trahissaient pas son appréhension soudaine. Elle ne comprenait pas vraiment où se trouvait le problème avec le fait qu’elle ait traversé la ville, après tout, tout le monde pouvait voir qu’elle était étrangère. Mais cela expliquait en tout cas les regards et les murmures sur son passage. Elle aurait dû mieux s’informer auprès de Miguela au lieu de penser que les habitudes étaient partout pareilles. La seule chose qu’elle avait pour sa défense, c’était :
– Je ne savais pas ! Désolée.
– Bon, le visage de Miguela s’illumina d’un seul coup. Maintenant que j’ai fait mon devoir et t’aie réprimandée, je t’invite à dîner. Tu dois être affamée après un si long voyage.
– Des spécialités d’Oostspaeg ?
Phoemène avait toujours eu des ennuis mais s’en était toujours sortie aussi rapidement alors elle ne trouvait rien d’étonnant à ce que son amie passe aussi rapidement l’éponge. Et la perspective d’un bon repas la faisait saliver. Si Miguela avait prévu de commencer par ça, elle était aussi sympa en vrai qu’à distance.
– Bien sûr, et du lardon de l’est !