Jour 16
Que celle qui va mourir gagne le droit de raconter sa mort, à défaut de sa vie. Peut-être que quelqu’un te trouvera un jour... Je sais que la quête en vaudra la chandelle. Cher journal, tu deviendras la preuve de ma réussite !
Le Diamant avait retrouvé un semblant de paix, contre tout espoir. Le navire précieux ne pourfendait plus les flots depuis la dernière course-poursuite, mais il tenait debout, derrière ses airs de carbone effrité. Assise au fond de la coque, Cara pouvait entendre le vent souffler par les trous, reconnaissante qu’il la pousse vers l’aventure, inquiète du bois qui viendrait à manquer.
Elle approchait le pied de l’arc-en-ciel, son trésor avec lui. Vague après vague, jour après jour. Elle ne dévierait pas. Devait-elle quadriller l’entièreté de l’océan et pousser le bateau elle-même, elle ne dévierait pas. Le destin pouvait bien se moquer d’elle et de son Diamant aux voiles recousues, elle finirait par avancer.
Si seulement les rouages voulaient bien tourner.
Des pièces de métal acquises plus souvent par la force que la légalité. La dernière, une dynamo de cuivre, avait bien dû mettre sa tête à prix dans toute la banlieue de Galway. Elle ne ressentait plus l’acidité du danger ni le sucré de l’adrénaline, l’âcreté était celle de la fumée aussi bien que de l’échec. Le moteur crachotait, grésillait, s’enrouait puis s’endormait avant même qu’elle ait pu tester sa résistance à l’eau. Maudite mécanique ! Ses mains s’écorchaient sur sa lime, noires d’une suie qui laissaient des traces poudreuses sur ses tâches de rousseur. L’humidité de la cale, couplée à l’air immobile, commençait à l’étouffer. Lorsque le métal crissa à lui percer les tympans, une fissure déchirant toute la longueur de la turbine, elle abandonna. Son soupir couvrit un instant le gémissement du vent.
Jour 19
L’océan est capricieux. Cependant, je le suis bien davantage. Preuve que je manque vraiment de bon sens. J’ai passé deux jours accrochée au bastingage. J’ai failli passer par-dessus bord. Je me suis rattrapée aux cordages à chaque fois. Je suis expérimentée. Le Diamant tient bon, alors moi aussi.
La paix était comme la vie : pas faite pour durer. Cara n’avait jamais eu le vertige ni le mal de mer. Des immunités essentielles, lorsqu’on naviguait en mer, constamment bercé par le roulis et le clapotis des vagues quand elles étaient clémentes, ou secoué par leurs colères et leurs fracas quand elles étaient déchaînés. Durant ces deux jours, Cara avait évité plusieurs plongeons dans le vide et le noir menaçant de l’océan. Elle avait tangué elle aussi, comme son Diamant. D’ordinaire robuste et fixe sur ses deux jambes, Cara avait tremblé, l’estomac au bord des lèvres. Elle n’avait pas mangé, pas dormi. C’était elle seule, contre l’océan.
Quand elle avait rejoint l’équipage du Bestial quelques mois auparavant, son capitaine lui avait dit en embrassant les hommes et femmes à bord, qu’ils étaient tous frères et sœurs maintenant. Cara avait levé les yeux au ciel. La capitaine Autry Gaye, plus connue sous le nom de Whale-Eye, avait remarqué son geste et émit un rire gras que seule une pirate expérimentée pouvait produire. Un son qui attestait des nombreux cigares et bouteilles de rhum qu’elle avait dû s’enfiler à la chaîne. A bord du Bestial, Cara avait dormi dans son hamac en ignorant les autres. Elle avait nettoyé le pont, pillé, tué en ignorant toujours les autres. Jusqu’à ce que les autres viennent à elle. Harpoon Hannah, belle à se damner et sanguinaire jusqu’au bout des ongles. Sailing Sean, un cliché sur pattes avec sa jambe de bois qu’il avait perdu dans une explosion de machines sous les ordres d’un ancien capitaine. Dunkey Dow, bon marin mais piètre joueur aux cartes. Ils étaient devenus des frères d’armes. La capitaine Whale-Eye avait eu raison… Plus que des camarades de beuveries avec lesquels se saouler et chanter à s’en casser les cordes vocales, ils étaient des amis. Des amis qu’elle avait abandonnés.
La solitude était un poison lent et quand Cara avait compris l’origine de son pincement au cœur, il était trop tard. Elle luttait seule contre l’océan. Affronter une tempête comme celle-ci… Ca vous faisait comprendre la valeur d’un frère, d’une sœur et de tout un équipage.
Et pourtant, tout cela avait été nécessaire. Les autres, aussi amicaux avaient-ils été, ne l’auraient pas suivi dans cette quête chimérique. Crawlin’ Cara ne perdait jamais le cap, aussi coincée avait-elle été par leur manque d’ambition. Crawlin’ Cara n’avançait pas plus que son Diamant, mais elle refusait de se faire piéger par la mer, par le vent, par les voiles et le prototype de moteur qui ne tournait pas. Lir lui-même ne pourrait ni la retenir ni apercevoir les photographies floues et sur-exposées qu’elle avait accrochées dans sa cabine — la seule du bâtiment.
Un nouveau regret, qui la frappa d’une force inattendue, manqua de la faire chavirer droit sur les planches humides. Les autres avaient regardé ses appareils mécaniques comme de la sorcellerie. Même Dunkey Dow ne goûtait pas l’attrait d’un piston bien placé et d’une vis bien serrée, préférant jouer aux cartes plutôt que de renifler le soufre qui accrochait sa peau à toute heure du jour et de la nuit. Ils avaient eu tort, autant qu’ils étaient. Leurs as ne piquaient pas l’océan comme ses valves le pourraient, quand elle les aurait construites. Le Diamant était loin de la perfection, mais ses voiles se hissaient seules, par un savant exercice de pression ; ses horloges se remontaient seules minuit venu ; elle avait même une manche qui décuplait sa force, lui permettant de porter un baril entier lorsqu’elle l’enfilait.
— Point n’est besoin de dissiper ta vigueur ainsi, escargot, n’avait jamais manqué de souligner Dunkey Dow. Qui va lentement arrive aussi.
Cara voulut retenir son rire, il la submergea malgré elle. Elle s’étala pour de bon au milieu des pièces détachées. Un autre jour à s’acharner. S’ils la voyaient ! Sa poitrine se secouait, sa gorge la tirait, sa voix résonnait, désordonnée, des larmes dévalaient ses joues sans qu’elle ne pût les arrêter. Le sel envahit bientôt sa bouche et ce n’était même pas d’un plongeon. Un autre jour où elle s’était levée la tête en fixette sur son damné moteur qui ne tournait pas, prenant à peine le temps de réparer les dégâts de l’océan colérique. Une petite secousse ne pouvait lui faire beaucoup de mal, se disait-elle.
Et la carte au trésor épinglée au mur de son atelier, en pleine vue. La carte volée à Whale-Eye Autry, pour laquelle elle avait fui le Bestial et son équipage, la carte qui étaient l’unique réponse à ses problèmes et qui l’obsédait. La source du savoir absolu au milieu de l’Atlantique, au pied de l’arc-en-ciel, son Graal, son obsession. Il lui semblait déjà pouvoir flairer le doux parfum de la réussite.
Jour 20
J’ai pleuré aujourd’hui. J’ai pris la photographie, mon unique souvenir du Bestial, et j’ai pleuré devant les visages sceptiques de mes amis. Mes larmes se sont mêlées à la tempête. Alors, j’ai voulu en prendre une autre, me créer un souvenir qui ne soit que moi, que ma réussite, mais l’appareil a pris l’eau. Comme mon bateau.
Un jour, son bateau et elle allaient chavirer. Cara s’évertuait à retarder ce moment inéluctable. Celui où son bateau ne serait plus sur l’océan, mais sous l’océan. La surface de l’eau devenait de plus en plus séduisante. Parfois, Cara se penchait et tendait la main, comme pour la toucher. Entre eau et air, elle se disait souvent en riant bizarrement qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle dégringole et quitte définitivement le pont. Il n’y aurait personne pour la repêcher. Elle se retenait encore de sombrer avec son navire.
Jour 21
Je ne me laisserai pas être emportée par les flots. Le temps est mauvais. Vraiment mauvais. La mer est calme. Trop calme… J’ai chanté une bonne partie de la nuit en me demandant si Harpoon Hannah et Sailing Sean chantaient aussi, à l’autre bout de l’océan. Ça m'a donné un peu de courage.
Les nuages noirs avaient une drôle de forme. Elle délirait parfois. Elle rationnait l’eau et le sel lui piquait les yeux. Le trésor lui parlait aussi. Il avait la voix de ses amis. La source du savoir absolu la narguait. Elle lui disait avec le ton blessant de Harpoon Hannah « C’est pour moi que tu fais ça ? Vraiment ? ». Celui de Sailing Sean était peut-être plus tendre… « Est-ce que tu regrettes ? Est-ce que ça en valait la peine ? ». Puis, il y avait Whale-Eye, accusatrice, avec ses répétitions, ses “truande !” et ses “coprolithe !”.. Tout ça était insensé. Les trésors ne parlaient pas, et ces personnes étaient loin d’elle. Elle se les imaginait parfois crier, les mains en coup autour de la bouche, pour lui dire de rentrer et de faire demi-tour. Elle ne les écoutait jamais.
Peut-être que Cara n’avait jamais mérité l’équipage du Bestial. Mais elle était convaincue qu’elle méritait ce trésor, que la source du savoir absolu était pour elle, et personne d’autre. Cette quête était la sienne.
Jour 23
Le mat va vriller. Le Diamant et moi sommes vaillants et les nuages, de plus en plus noirs. L’océan est calme. On dirait un lac.
Jour 24
Je n’avance pas. Je suis prisonnière du Diamant.
Cara n’aurait jamais cru détester un jour son navire. Elle l’avait construit de ses mains. Mais à force de passer de bâbord à tribord, elle connaissait et remarquait tous ses défauts. Cette planche mal clouée. Ce rouage qui ne tournait pas vraiment au même rythme que les autres. Les voiles qui se moquaient d’elle, qui refusaient de se gonfler. Le Diamant devenait son pire ennemi et l’océan son plus fidèle allié. Elle luttait seule contre eux.
Jour 25
Je me suis parlée à moi-même. Je ne me souvenais plus du son de ma propre voix. Le savoir absolu est tout proche. Je le sais.
Tout devenait de plus en plus confus. Ses convictions, ses ambitions n’étaient plus aussi solides qu’avant. Elle vacillait entre raison et déraison, entre son envie de trouver ce trésor, d’aller au bout de cette quête, et son désir de retrouver ses camarades et de faire demi-tour. Ce qu’elle faisait n’avait plus de sens avec ce qu’elle pensait. Cara n’avait presque plus de force et se sentait vulnérable. Elle chancelait entre euphorie et déprime, entre espoir et désespoir, s’accrochant au fait que la terre qu’elle pourchassait depuis son départ, serait bientôt en vue et que très bientôt, elle aurait la source du savoir entre ses mains.
Jour 26
Elle est à moi. Elle est à moi. Elle est à moi.
Jour 27
La tempête qui approche ne sera pas la dernière. Mais peut-être sera-t-elle la mienne.
La pluie était tiède et l’air dense. L’orage déchirait le ciel et la tempête se déchaînait sur le bateau. Il tanguait dangereusement. Les poissons fuyaient l’océan, ramenés par d’immenses vagues s’échouant sur le pont. Ils frétillaient, s’abattant par banc entier. La plupart étaient même déjà morts. Ce n’était que le début. Cara allait affronter cette tempête.
Jour 28
Je vais y arriver. Je vais vais VAIS y arriver. La vie ne m’a jamais paru si précieuse, en fin de compte.
Les trombes d’eau continuaient de frapper le Diamant. Désormais incapable de le manoeuvrer, Cara commençait à fermer les yeux chaque fois qu’une vague s’approchait. Le cœur affolé, elle laissait l’océan lui gifler le visage comme une mère devant l’insolence de son enfant. Les commandes du navire ne répondaient plus. Le cerveau de Cara non plus. Dans ces instants, il ne fallait plus réfléchir mais seulement agir. Le vent redoublait d’animosité.
Jour 29
Ça sent le brûlé. Je ne comprends pas. La tempête est avec moi…
Les vents étaient imprévisibles. Une terreur pour les marins, un fléau pour les pirates. Pour se maintenir éveillée, Cara buvait. Qu’elle tangue à cause de l’océan ou de l’alcool, qu’importe. Elle tanguerait toujours de toute façon…
Jour 30
J’ai peur.
Le Diamant allait s’enfoncer dans les abîmes, avec Cara à son bord. Le poids de ses vêtements trempés devenait impossible à supporter. Les lèvres bleues, les doigts gelés, elle allait mourir de froid avant que la tempête n’ait raison d’elle. Pourtant, elle n’abandonnait pas. Elle pariait, même pour se divertir. Elle en riait.
Au final, qui aurait sa peau ? La tempête ou le froid ?
Pour se donner chaud, elle essayait de penser à sa quête, au savoir absolu. Parfois ça marchait. D’autres fois, non.
Cara était une pirate, une combattante : elle allait y arriver. Elle s’en persuadait désormais, elle qui en avait toujours été convaincue.
Jour 31
Mon argentique a enflammé la poudre. Le feu dans la tempête paraît diabolique. La mer l’a arrêté, heureusement. Le spectacle était beau.
L’obscurité était totale sur le Diamant. Pas une lumière pour l’éclairer. Les vergues étaient cassées. Une vague plus grande, plus forte encore que les autres s’était écroulée sur le navire, les brisant sans état d’âme. Cara courait d’un bout à l’autre du pont, ne sachant où donner de la tête. Tout l’appelait : l’eau à écoper, les voiles à renouer, les haubans à redresser, le gouvernail à manoeuvrer, les planches à re-clouer, son appareil à protéger, les poudre à sécher, ses outils à ratrapper avant qu’ils ne fussent engloutis par les profondeurs opaques…
Sa montre à gousset indiquait seize heures, il en semblait vingt-trois, tant le jour était obscur.
Elle manquait de déraper à chaque pas, se rattrapait à grands mouvements de bras qui la faisaient à peine tenir debout. La sueur dégoulinait de son front, avec la pluie. Ses dents l’élançaient tant elle les serrait, mais elle était trop occupée pour sentir la douleur.
Glissante et chancelante, elle réussit à s’agripper au mât, attrapa les cordes et les déroula à toute vitesse. Il lui aurait fallu trois personnes de plus, et elle pouvait entendre Dunkey Dow se moquer d’elle « Quelle promptitude, escargot, pour te heurter à l’impuissance de ta solitude… ». Qu’il aille voir en enfer si elle y était, elle détacherait ces voiles seule, quitte à s’envoler !
De fait, le vent embarqué dans le tissu dut bien lui déboiter une épaule… Mais le manège fut calmé, une fois les voiles repliées. Elle put tenir debout, et s’enfuit à nouveau en courant, l’eau et les cheveux dans les yeux, la peau collante, pour vérifier l’état des cales.
Jour 31
Il faudrait que je dorme. Mais je ne peux pas. Je cherche la logique des vagues et de cette tempête. Quelle est sa stratégie ?
Ses vivres étaient renversés dans tous les sens. Elle attrapa les paquets les plus proches, remonta les marches à toute vitesse et la jeta dans sa cabine : la pièce centrale du navire, la plus sèche. Des allers-retours épuisants, mais elle n’allait pas mourir de faim si elle survivait aux éléments. Son souffle était rauque à ses oreilles, mêlés aux sifflements aigus, aux éclaboussures, aux grondements. Elle avait enfilé sa manche à son bras gauche, les rouages et les leviers jouaient de la physique pour assister ses muscles : quelques minutes salvatrices qui lui permirent de soulever son dernier baril d’eau potable. Ensuite, le cuivre pris d’eau se bloqua, son mouvement avorté dans sa course, la douleur cinglant à nouveau son épaule. Morbleu ! Elle manqua de s’aplatir contre le mur, le roulis n’aidant en rien. Tant pis. Elle arracha sa construction qui partit en pièces détachées et disparut dans les ombres. Pas même le temps d’un pincement au cœur. poussant de toutes ses forces, elle réussit malgré tout à faire rouler le baril jusqu’à sa cabine, dont elle bloqua fermement la porte. Pourvu qu’elle tienne.
Elle courut à nouveau sur le pont. Le spectacle était grandiose, mais pas beau. Du bois fracassé, de l’écume, des cordages déchirés, et toujours ce manège infernal qui lui sciait les genoux. Babord et tribord se renversaient, se confondaient, entraient l’un dans l’autre — on aurait pu croire que le bateau allait se renverser. Par Lir !
Le temps tournait. Elle avait perdu sa montre dans la course, et la lumière n’avait pas changé. Combien d’heures…?
Elle tendit la main vers le gouvernail… Une vague surgit au même moment, l’envoyant valser. Marionnette qui crachotait. Cara se sentit aspirée par le vide. Elle tâtonna, chercha une prise à laquelle se rattraper.
Elle tint malgré tout, pendant des heures, à la limite de la conscience. Le soleil revint. Le calme aussi. Cara se releva, le corps chavirant comme toujours manipulé par les vagues. Tout s’était essoufflé. La tempête et l’énergie de Cara, qui vacilla une dernière fois...