Janet Jones avait traversé la vie du mieux qu’elle avait pu. Elle arrivait désormais à l’âge où tout koala n’aspire plus qu’à profiter de sa vieillesse, entouré de sa famille, dans la certitude où tous ses membres seraient abrités du besoin même après sa disparition. Mais la nature n’avait pas été clémente avec Janet, récemment : sa fille June venait d’être assassinée par la police alors qu’elle défendait le secteur sud de leurs plantations d’eucalyptus contre une descente de contrôle.
Janet ferma soigneusement la porte de l’entrepôt, puis se dirigea à pas lents vers son bar préféré, le Bambou. Ses gardes du corps, deux diables de Tasmanie particulièrement musclés, la suivaient à dix pas.
Marsuville n’était pas dans son état d’ébullition naturel, ce soir-là : tout le monde savait que June Jones avait été tuée, et tous les habitants du quartier cherchaient à montrer leur tristesse et leur respect, réels ou feints, pour ne pas avoir l’air d’approuver les ordures qui étaient responsables du meurtre de l’une des familles les plus puissantes de la cité. Un couple d’ornithorynques détourna le regard alors que Janet les croisait.
En arrivant au bar, la vieille koala fit signe à ses gardes, d’un geste, de l’attendre à l’extérieur de l’établissement.
Elle fut accueillie par Roger, le wombat propriétaire de l’endroit, qui lui servit tout de suite une liqueur d’eucalyptus en hochant la tête d’un air désolé.
Alors que Janet buvait au souvenir de sa fille, le verre lui refroidissant la paume, elle se dit que la nouvelle de sa mort devait être parvenue aux oreilles des Murphy, leurs associés depuis des années.
À elles deux, les familles avaient créé puis fait perdurer un cartel sur l’eucalyptus.
En s’appropriant petit à petit les zones de pousse, en imposant leurs membres et leurs techniques dans le circuit de la récolte puis celui de la distribution aux habitants de Marsuville, elles avaient fabriqué un empire solide. Janet, à présent, grâce à sa fortune, avait de nombreux amis parmi les policiers et les juges de la ville, ce qui lui permettait de continuer à faire des affaires tranquillement. Sauf que l’histoire de la descente qui avait coûté la vie à June prouvait que la police n’était pas entièrement sous son contrôle.
Cette mort constituait une sacrée épine dans sa patte, non seulement à cause de la tristesse d’avoir perdu sa fille unique, mais aussi parce qu’elle révélait l’instabilité de sa mainmise sur la ville, et enfin parce que Janet craignait la réaction des Murphy. Jerry, le mari de June, était beaucoup trop stupide pour effectuer le travail de sa défunte femme. C’était un koala maigrichon à la fourrure particulièrement terne, il n’avait absolument pas les ovaires qu’exigeait la gestion du cartel. Restait la petite Jean, qui, bien que très loin de sa majorité, montrait déjà les qualités nécessaires pour reprendre le flambeau. Hélas, il était trop tôt, et la mort de June affaiblissait grandement la position des Jones.
La vieille Janet avait raison. S’il n’utilisa pas les mêmes termes qu’elle, c’est ce que Matt Murphy était, en substance, en train d’annoncer à ses parents, Mitch et Mary, à quelques rues de là :
« La June a clamsé dans la descente au secteur sud. C’est notre moment, les vieux. »
Mitch et Mary Murphy échangèrent un regard.
Mitch était un koala d’allure élégante, sa fourrure argentée attirait l’œil. Il était en train de fumer un cigare, enfoncé dans son fauteuil club préféré. Son épouse, qui était en train de dépouiller une branche d’eucalyptus avec ses dents de devant, assise à la table de la salle à manger, était musculeuse, petite, avec des poils particulièrement touffus au niveau des oreilles. Cela faisait assez longtemps qu’ils cherchaient à transformer le cartel en monopole, et la mort de June semblait être le signe qu’ils attendaient.
L’entente des familles avait pourtant été un pilier essentiel du succès des affaires, jusqu’à présent. Les Jones géraient les secteurs sud et est, les Murphy les nord et ouest. Tous les koalas de Marsuville étaient obligés de se fournir auprès d’eux en eucalyptus, indispensable à leur régime quotidien. Ces milliers de clients assuraient la puissance du cartel.
La famille Murphy se remit donc en quelques minutes du choc causé par la nouvelle. Aussitôt miroita devant leurs yeux, avec plus de réalité que jamais, la position de puissance inédite qu’ils acquerraient s’ils régnaient sans partage sur la ville. En termes d’autorité et de richesse, les Murphy seraient indétrônables.
Ils commencèrent immédiatement une discussion déterminée pour convenir du plan à adopter. La disparition de June Jones ne suffisait pas à assurer le putsch qu’ils prévoyaient. Il restait, si on écartait Jerry qui ne leur poserait pas de problème, la vieille Janet et bébé Jean à gérer.
Le fils Murphy, Matt, un adolescent roublard au nez particulièrement proéminent, leur exposa son plan : il proposait à ses parents d’enlever la petite Jean, et de ne la restituer à sa grand-mère qu’en échange d’un exil définitif des Jones au complet. Si ces derniers ne remettaient plus jamais les pieds à Marsuville, la domination des Murphy serait sans réserve.
Son père Mitch avait toutefois des réserves à propos de ce plan. Il trouvait que rien n’empêcherait Jean, une fois adulte, de revenir détruire leur commerce pour se venger, et qu’il serait de toute façon bien difficile de l’enlever. La méfiance de la vieille Janet était célèbre : elle ne se déplaçait jamais sans les armoires à glace carnivores qui lui servaient de protection rapprochée, et la mort de sa fille l’aurait sûrement encouragée à rester davantage sur ses gardes.
Mais Mary voyait les avantages des idées de son fils. Elle pensait qu’ils pouvaient faire en sorte que Janet ne survive pas longtemps à sa fille, et Jean, éloignée de la ville et des membres de sa famille, élevée par son père si faible, ne disposerait pas de la force de caractère qu’elle aurait si elle grandissait à Marsuville auprès de sa grand-mère.
Son époux, expirant lentement la fumée par le nez, revenait sur ses doutes. Matt finit de le convaincre en lui parlant de la cuisinière des Jones, une jeune wombat commune appelée Chelsea, qui venait de devenir sa petite amie. Elle leur assurait une aide venue de l’intérieur.
Ils discutèrent jusque tard dans la nuit des modalités du plan et de l’enlèvement. Mary proposa d’utiliser comme hommes de main une bande de diables de Tasmanie particulièrement retors, habitués des casses et des enlèvements, qu’elle avait engagés quelques jours plus tôt après les avoir rencontrés sur le port. Ils devaient initialement superviser le déplacement d’un camion chargé d’une espèce particulière d’eucalyptus vers un quartier douteux, mais la promesse d’une gratification doublée et une série d’instructions claires suffiraient à les convaincre de participer au coup qu’ils prévoyaient. C’était l’énorme avantage de ce genre de mercenaires.
***
Jean Jones boudait dans sa chambre. Sa grand-mère lui avait dit qu’elle devait rester sur ses gardes cette nuit-là, sans apporter plus de précisions. « Comporte-toi comme à l’accoutumée. Je ne te révèlerai pas un élément supplémentaire, obtempère à mes paroles. » Les mots de sa grand-mère résonnaient encore dans ses oreilles, mais Jean reniflait de dédain à intervalles réguliers. Elle avait beau être encore un bébé koala, il n’était pas question pour elle de rester passivement à attendre qu’elle soit considérée comme apte à reprendre la succession de sa mère dans les affaires. Jean était précocement douée, et elle comptait bien le faire comprendre à tout le monde.
Les mises en garde de sa grand-mère lui avaient tout de même fait se demander si cette dernière était au courant des promenades nocturnes qu’elle effectuait avec Chelsea. Elles avaient l’habitude de descendre à la cuisine vers une heure du matin et de grignoter quelques petites feuilles confites avant d’aller faire le tour du jardin. Ces escapades étaient secrètes, puisqu’elles permettaient d’échapper pour une heure à la surveillance des gardes chargés de la protection des Jones.
À une heure du matin, Jean fut tirée du sommeil léger qui précédait habituellement sa sortie avec Chelsea par un grattement à la porte. La jeune wombat lui faisait signe qu’elle était prête.
L’eucalyptus était aussi délicieux que d’habitude. Bébé Jean était heureuse de cette sortie, l’air frais de la nuit chassait sa mauvaise humeur. Chelsea et elle s’arrêtèrent sous un arbre qui jouxtait le mur du jardin.
Une minute plus tard, des masses sombres atterrissaient autour d’elles, provenant visiblement du haut du mur. Jean compris en quelques secondes que sa grand-mère avait su qu’un événement de ce type surviendrait cette nuit-là. Mais ce qui la mis hors d’elle, ce fut l’absence de surprise apparente de Chelsea.
« Cette fille d’oppossum m’a trahie ! »
Bébé Jean se baissa pour éviter les bras musculeux qui plongeaient vers elle, avant de faire un saut de côté et de foncer vers le tronc de l’arbre. Alors qu’elle grimpait le plus vite possible le long du tronc, elle entendit des bruits de lutte, et se réjouit que Chelsea subisse visiblement l’attaque à sa place. Ses cris étouffés lui parvenaient, et elle put discerner quelques mots, « pas moi… » « a escaladé… ». Le hurlement qui suivit lui fit froid dans le dos : les masses inconnues étaient des diables de Tasmanie. Ils se détournèrent de Chelsea et se massèrent au pied de l’arbre. Jean était parvenue à une fourche à mi-hauteur, et s’y cala du mieux qu’elle put. Les diables étaient trop gros et trop peu agiles pour la rejoindre. Elle avait d’abord pensé que le frisson qui l’avait parcourue était une réaction de peur. Mais en entendant les glapissements des animaux qu’elle surplombait, en sentant l’écorce sous ses griffes, elle se rendit compte que ce qu’elle avait pris pour de la peur était plutôt de l’excitation. L’adrénaline parcourait ses veines, et elle se sentit capable de tout renverser.
Alors que des lumières s’allumaient dans la maison, et que les gardes du corps accourraient, Jean pensa que les abrutis massés au pied de l’arbre étaient de véritables amateurs. Ils auraient dû quitter immédiatement les lieux, comme les y invitait leur complice resté au haut du mur, sifflant désespérément en agitant une corde, mais les lumières leur avaient permis de mieux la discerner entre les branches, et ils se demandèrent pendant une seconde s’ils pouvaient l’atteindre, maintenant qu’ils la voyaient. Cet instant leur fut fatal. Jean écarta les pattes et poussa un rugissement impressionnant en se laissant tomber sur le diable le plus grand. Son timing était parfait : elle eut le temps de mordre sauvagement la petite oreille pointue de son adversaire avant qu’il soit plaqué par les gardes de sa grand-mère. La lutte était inégale : les diables étrangers furent rapidement maîtrisés par les gardes du corps.
Janet Jones sortit à son tour de la maison, l’air mauvais. Jean, pantelante, reconnut le regard que sa mère adoptait quand elle devait résoudre un problème contrariant. Elle le tenait visiblement de sa propre mère.
« Vous n’avez pas besoin de corroborrer ce dont je suis déjà avertie. Ce sont les Murphy qui ont exhorté l’association nauséabonde de malfaiteurs que vous êtes à effectuer cet ouvrage abject. Vous me répugnez. »
La vieille koala ponctua ses paroles d’un impeccable crochet du droit dans la mâchoire du diable de Tasmanie le plus proche d’elle, ce qui provoqua l’exultation de sa petite fille. Son futur travail promettait décidément d’être amusant.