Les parents de Zélie n'ont jamais voulu la mettre en centre spécialisé. Elle est dans le même collège que celui dans lequel a été Isidore. Ils ont préféré qu'elle vive le plus normalement possible, même si maintenant cela fait des années qu'elle ne voit plus grand chose. Elle sait juste où se trouvent les lumières les plus vives, et ne réagit plus qu'à celle du soleil quand le ciel est dégagé. Ce n'est que complètement éblouie qu'elle voit. Ses yeux ne pleurent plus, et elle a troqué ses lunettes qui ressemblaient à un masque de plongée tellement elles étaient larges et lourdes, pour des lunettes rondes et roses, avec une monture fine. Ces lunettes ne lui servent à rien. Elles ne sont qu'un accessoire, avec sa canne blanche et son chien guide, destiné à ce que les gens qu'elle croise l'identifient bien comme une jeune aveugle. Ses parents et Isidore tiquent souvent quand elle se définit ainsi, comme une aveugle, mais Zélie a toujours appelé un chat un chat et ne ressent pas le besoin de s'appeler autrement qu'aveugle, même si elle est bien autre chose que son handicap.
Mais cette année, alors qu'elle fait sa rentrée en 5ème au collège du quartier, accompagnée par Atima, avec qui elle est devenue amie l'année dernière, Zélie est bien loin de penser que sa vie va être bouleversée une nouvelle fois.
Comme beaucoup d'adolescents de son âge, elle écoute la musique qui passe à la télé ou à la radio, ne montrant pas vraiment de préférence. On n'écoute pas beaucoup de musique, à la maison, peut-être plus Isidore, qui a installé sur son podium personnel Eminem, NTM et IAM. Zélie aime bien les paroles, les rythmiques, mais ce n'est pas vraiment son truc, le rap, et déjà qu'elle a du mal à comprendre quand ils rappent en français, alors Eminem, laisse tomber.
Et cette année, au collège, la vieille prof de musique a pris sa retraite, et c'est un jeune professeur qui doit avoir l'âge de ses parents, monsieur Muller, qui a pris sa place. Zélie installe sa machine à brailler – c'est comme ça qu'elle l'appelle – sur son pupitre, et sort sa flûte de son cartable puis de son étui. Après les présentations d'usage, où elle dit à l'oral qu'elle a un frère de 16 ans, que sa mère est secrétaire dans les assurances et que son père travaille dans les télécoms, et que les autres collégiens notent tout ça sur des bouts de papier, monsieur Muller leur fait écouter un morceau de piano, puis un morceau d'accordéon.
Et Zélie en est émue aux larmes. Elle n'a jamais vécu cela de sa vie, jamais été à ce point transportée, jamais imaginé que la musique puisse provoquer cela chez quelqu'un. Elle a une heure de permanence, après le cours de musique, et plutôt que de suivre Atima en perm', Zélie reste sur place, là où elle sait que le professeur de musique a installé un clavier.
« Tu veux quelque chose, Zélie ? »
Sa canne entre ses mains, son sac sur le dos, son chien à la maison, elle sourit en piétinant sur place.
« Je peux essayer le clavier ? L'année dernière quand j'ai commencé la musique avec madame Pailhes, je faisais tout à l'oreille, parce qu'on n'a pas su comment adapter en braille les portées, mais on m'a expliqué comme cela fonctionnait, et comme je voyais, avant, je m'imagine les notes. »
Elle a un sourire qui reste flotter un instant dans l'air. Atima est à l'entrée de la classe. Monsieur Muller sourit et se rapproche de Zélie. Elle replie sa canne et la garde dans sa main gauche, puis tend sa droite à monsieur Muller qui la lui prend, et la mène doucement jusqu'à la chaise sur laquelle elle tâtonne un peu avant de s'asseoir. Monsieur Muller appuie sur plusieurs boutons, et invite Atima à rentrer et à fermer la porte derrière elle.
Zélie, les yeux papillonnant derrière ses lunettes roses, promène ses doigts au-dessus du clavier.
« Vous pouvez remettre la musique que vous nous avez fait écouter tout à l'heure ? »
Le professeur acquiesce, puis dit oui, et Zélie pianote un peu sur le clavier, cherchant la note juste, ce qu'elle fait toujours à l'oreille.
Elle passe une bonne vingtaine de minutes à écouter en boucle Le Phare de Yann Tiersen, jusqu'à pouvoir le jouer de manière correcte. Et il lui faut une vingtaine de minutes supplémentaires pour caler ses doigts en rythme avec ceux du pianiste.
« Tu as un clavier chez toi ? »
Zélie secoue la tête.
« Demande à tes parents de t'en acheter un, tu es douée... »
Zélie regarde vers son professeur et sourit avant de se lever, de déplier sa canne, et de sortir en le saluant.
Le soir, Zélie est dans la chambre de son frère, ils écoutent de la musique sur sa chaîne. Zélie pianote dans le vide, même si c'est de la musique qu'elle aime moins.
« Tu sais, en musique tout à l'heure, le professeur nous a fait écouter Le Phare de Yann Tiersen. C'est du piano, et j'ai essayé de le faire au clavier ensuite, et j'ai réussi. »
Pianotant dans l'air, elle chantonne et danse sur le lit de son frère, suivant le rythme de la musique. Isidore se lève alors de son lit et allume son ordinateur. Il regarde sa petite sœur d'un nouvel œil, elle se laisse porter depuis qu'elle a perdu la vue. Elle est beaucoup moins casse-cou, plus sage et passive. Elle ne se cogne plus et tombe encore moins.
« C'est un truc que tu pourrais faire, Zélie, de la musique. »
Elle arbore un sourire rêveur, les yeux fermés derrière ses lunettes roses. Elle hausse les épaules et baisse la tête, et le sourire demeure.
« Tu veux en parler aux parents ? »
Nouvel haussement d'épaules, et toujours ce petit sourire. L'ordinateur a enfin démarré, et Isidore pianote pour ouvrir Napster et trouver le musicien.
« Le Phare, tu dis ? »
Il se tourne vers Zélie qui reste silencieuse et acquiesce. Il appuie sur lecture, règle le volume de ses hauts parleurs et son cœur fond un peu quand il la voit continuer à danser sur son lit, se balançant sur ses fesses, et pianotant dans l'air.
« Tu veux danser ? »
La question sort comme ça, à toute vitesse. Parce que c'est sa petite sœur et que cela fait longtemps qu'il ne l'a pas vue si heureuse. Zélie lui tend les bras, les yeux ouverts, et Isidore lui saisit les mains pour l'aider à se lever, et ils se lancent dans une valse improvisée, se balançant, dans un rythme qui leur est propre, savourant le bonheur simple de danser l'un avec l'autre sur une si jolie musique. A la fin de la chanson, Zélie essuie ses yeux sous ses lunettes.
« Tu as mal aux yeux ?
- Non, c'est la musique qui est si belle. »
C'est Isidore qui a trouvé que Yann Tiersen jouait à Bourges à la fin de l'année, et ils s'y rendent tous, même Atima. En en ayant discuté avec le professeur Muller, qui va aussi au concert de Yann Tiersen, ils ont convenu de tous se retrouver. Zélie a déjà acheté plusieurs albums du chanteur et passe ses soirées à les écouter, et essayer d'interpréter la musique sur le clavier que ses parents lui ont offert à Noël.
Zélie attend impatiemment de s'installer. Mais quand la musique commence, que la voix timide de Yann Tiersen résonne dans la salle, et que tout le monde se lève pour danser, Zélie est emportée, littéralement emportée par la déferlante d'émotions que provoque en elle la musique.
« Maman, je veux aller danser avec eux. Viens... »
Elle presse sa mère, et au final ils quittent tous les gradins et descendent dans la salle, slalomant entre les danseurs. Et Zélie passe la plus belle soirée de sa vie, dansant, chantant, pianotant dans l'air, elle voudrait que cela ne s'arrête jamais.
Dans la voiture, sur le trajet du retour, Zélie continue de chantonner.
« Il joue quoi comme instruments, Yann Tiersen ? »
Isidore fait la moue, même s'i n'est pas un grand fan, il a quand même été impressionné par son jeu.
« Guitare, piano, accordéon, basse, violon, alto... Le truc qui ressemble à un accordéon... »
Zélie acquiesce, et continue de chantonner. Son visage s'affaisse un peu et elle tourne la tête vers la fenêtre, ses doigts se glissant sous ses lunettes roses. La main d'Isidore caresse les épaules de Zélie. Et elle éclate en sanglots, puis se retourne vers son frère et ses parents.
« C'est ce que je veux faire. De la musique. Je veux faire ça toute ma vie. »