Le père de Zélie a mis son tee-shirt bleu. Sa mère, sa robe rouge. Isidore a un peu râlé de devoir porter, comme l'a demandé Zélie, un pantalon vert gazon et son polo jaune poussin. Mais ils s'y sont tous mis, parce qu'aujourd'hui est un grand jour. Zélie a subi une greffe de cornée il y a trois jours, à l'oeil droit, et aujourd'hui, on lui enlève son pansement. Atima et Manu sont venues aussi, même si c'est la rentrée scolaire, mais leurs parents les ont excusées auprès du lycée. Atima a mis son plus beau sari, et ses plus beaux bijoux. Et Manu, habituellement habillée de noir et de gris, a choisi de « ressembler à un putain de sapin de Noël », pour que Zélie en prenne plein les yeux une fois le pansement ôté.
Lucie, la maman de Zélie, en a déjà parlé à Claude, son mari. Si l'opération de Zélie réussit, et qu'elle recouvre sa vue, elle fera ce qu'elle voudra de sa vie. Lucie la soutiendra, quel que soit le choix de sa fille, même si elle veut devenir intermittente du spectacle. Claude n'en est pas encore là, et temporise Lucie. Il faudra une bonne année à Zélie avant qu'elle ne retrouve la vue de son œil droit, et il faudra alors s'attaquer au gauche, et ça, c'est si tout se passe bien.
Zélie est assise dans le fauteuil du bureau du chirurgien, et à peine entrée, elle est incapable de dire quoi que ce soit, son espoir gonflé de larmes prenant toute la place. Seuls ses parents sont autorisés dans le bureau, et une infirmière est présente, assistant le chirurgien. Zélie s'est habillée de ses vêtements les plus colorés pour l'occasion, sur les conseils de sa mère. Dans le couloir, Isidore trépigne d'impatience, aux côtés de Manu et Atima.
« On va mettre Joker à la retraite ? » demande Manu, avec un petit sourire en coin. Isidore pouffe de rire, alors qu'il se retient tant de pleurer. Il craint tant d'être déçu. Non, il craint tant que Zélie soit déçue.
« On va mettre Joker à la retraite. »
Isidore se pose alors contre le mur, et ses yeux restent un instant de trop plongés dans ceux de Manu, qui est parfaitement confiante. La meilleure amie de sa sœur est une force de la nature qui les porte tous. Et Emilie est partie. Mais Manu est trop jeune. Il y a trop de « mais » dans tout ça. Manu esquisse un autre sourire en coin, et Atima les regarde un instant d'un air affolé avant de reprendre son attente silencieuse.
Zélie est sur ses gardes, dans le grand fauteuil du chirurgien. Ses parents sont trop loin d'elle à son goût en ce moment précis, mais le médecin et l'infirmière sont gentils. Elle entend l'infirmière et le chirurgien se rapprocher d'elle, et du pansement qu'elle a sur l'oeil, lui donnant sûrement l'air d'un pirate. Son esprit s'amuse à s'évader dans un conte de pirate qui cache sous une pièce de cuir un œil qui voit autre chose, des choses cachées, magiques. Par réflexe, elle lève ses mains vers son visage en une vaine protection, avant de s'excuser, la voix précipitée, les mots sortant de sa bouche en pagaille.
« Cela fait plus de dix ans que je suis aveugle. Je m'y étais faite, parce que la vie n'est pas plus laide ou plus triste sans la vue... »
« Elle sera plus belle, encore, Zélie. »
La jeune fille sourit, et ses mains viennent sagement se reposer sur ses genoux, même si tout cela lui fait peur, et encore plus le fait que peut-être, cet espoir sera déçu, et qu'elle demeurera dans le noir. Les lèvres tremblantes, Zélie redresse le menton, et le chirurgien lui ôte ses lunettes occultantes, ces énormes lunettes noires devant, et tout autour, celles qui avaient marqué le début de l'obscurité. Celles qui vont peut-être maintenant occulter la lumière. Ce n'est qu'éblouie qu'elle voyait, avant de ne plus voir du tout.
Les mains délicates retirent le sparadrap, puis l'énorme compresse. Zélie garde les yeux fermés. Elle sent ses paupières lourdes, collées, à droite. Elle sursaute quand elle sent une compresse ôter les traces du sparadrap.
« Alors, c'est comment ? »
Personne ne lui répond, d'abord, et Zélie retient sa respiration.
« Ouvre les yeux, Zélie » demande le chirurgien.
Zélie prend une bonne respiration, puis une deuxième. Puis elle ouvre les yeux, d'abord le gauche, les paupières du droit étant plus lourdes. Elle cligne plusieurs fois, et ne voit rien. Elle se fait l'effet de quelqu'un ouvrant les yeux sur l'obscurité et y cherchant une toute petite lueur pour s'orienter.
« Ma lampe, Sonia. »
Et la lumière fût.
Quelques jours plus tard, Zélie est de retour à la maison, et est tout aussi perdue par le peu de lumière qu'elle perçoit, que lorsqu'elle est devenue aveugle. Mais l'espoir a gonflé, quelque part dans son esprit, et dans celui de sa famille, et d'Atima et Manu, qui sont toujours là. Sa famille persiste à s'habiller de vêtements colorés, et Joker, le chien d'assistance de Zélie,vieillissant, a été mis à la retraite. Le bon vieux Labrador continue quand même à mener Zélie quand elle va le promener dans le quartier.
Isidore a fini son DUT et est revenu sur Bourges où il cherche du travail. Il a réintégré sa chambre et refuse de prendre un appartement pour le moment, le temps de savoir pour Zélie. Tout le monde des Berruyer tourne autour de Zélie, et elle souhaiterait tant qu'il en soit autrement. Elle porte toujours ses lunettes occultantes quand elle sort en pleine lumière, parce que ce n'est qu'éblouie qu'elle voit. La vue de son œil droit c'est la lumière qui envahit tout, et des tâches de couleurs qui se promènent dans son champ de vision et qui sont sa famille, ses amis. Et le bleu du ciel quand il fait beau, et qui se marie, sans qu'elle ne le sache, à la couleur de ses yeux.
Au fil des jours, les tâches de couleur prennent forme, et que c'est déconcertant pour Zélie de voir les visages de ses parents qu'elle ne pouvait qu'imaginer. Que c'est étrange cette jeune fille blonde aux cheveux bouclés qu'elle ne reconnaît pas dans le miroir, mangé de la buée de son souffle. Ses yeux sont bleus. Sa peau est d'abord laiteuse, elle se sent perdue dans les couleurs dont elle se vêt. Alors, elle se contemple nue, en sortant de la douche, et ne se reconnaît pas.
Elle n'a plus ce corps de petite fille, elle est grande et a toujours ces rondeurs de l'enfance un peu partout, dans ses bras qui sont potelés, ses hanches pleines, son ventre qui n'est pas plat, ses seins qui sont lourds. Elle ne se reconnaît pas, mais elle s'adore.
Au fil des semaines, sa vision se précise, et elle est bientôt capable de lire seule, mais pas la musique. Elle n'a jamais appris, aveugle, à étudier une portée, et ces petits signes dansant sur les lignes, se tenant l'épaule ou la jambe, sont aussi abstrait que les idéogrammes chinois pour Zélie. Alors, elle continue la musique comme elle l'a toujours fait, le soir, après le lycée. Et son cœur se gonfle de bonheur quand elle voit que tout le monde est heureux pour elle, même si sa vie obscure, elle l'aimait quand même tellement. Et elle continue de jouer de la harpe, de la guitare ou du clavier, les yeux fermés, parce que c'est familier et rassurant. Et quand, parfois,par inadvertance, elle les ouvre, c'est pour voir danser des traits de lumières et de couleurs devant ses yeux. Mais cela, Zélie l'enfouit au plus profond de son cœur comme un secret, une sorte de super-pouvoir que sa vue revenue lui offre. Alors, Zélie en profite, ouvrant de temps en temps les yeux, et se repaissant du spectacle des tâches de lumière qui dansent, se marient, se séparent, en un ballet mesuré par le pincement des cordes ou le battement de ses doigts sur le clavier.
Et le bleu prédomine. Là où l'immensité du ciel lui avait annoncé qu'elle ne le verrait plus, le bleu témoigne du retour de sa vue.