- J'espère bien que tu vas partir, cette école c'est une opportunité dingue, Zélie ! C'est ce que tu as toujours voulu.
Vautrée dans le fauteuil de sa chambre, celui qui est son refuge pour lire et écouter de la musique, Zélie joue avec ses cheveux, tout en jetant un oeil à la durée de son appel avec Manu. Déjà deux heures quarante. Elles vont l’user, leur téléphone, mais elles ont fait pire.
- Tu sais, c'est Rudy qui m'en a parlé, de cette école...
- Oui, je sais, et comment ça va, vous deux ?
Zélie hausse les épaules, puis se marre parce que Manu ne peut pas la voir le faire, vu qu'elles sont au téléphone l'une avec l'autre.
- Oh, heu... Nous... Ben...
La voix de Manu tonne et Zélie éloigne son téléphone en grimaçant.
- Oui, donc il va te planter, comme il l'a déjà fait, c'est ça ?
Zélie ne répond pas, et sent une boule se former dans sa gorge.
- Il t'a pas dit pourquoi ?
Encore cette question, sur laquelle Manu insiste tant et tant. Zélie soupire.
- Pourquoi quoi ?
Manu s'agace, grogne au téléphone.
- Pourquoi il voulait pas venir demain !
Zélie ne répond pas. Elle éloigne le téléphone de son visage et plaque sa main sur sa bouche, étouffant le sanglot qui monte et menace de déborder.
- Zélie ? Zélie ?
Zélie réprime ses pleurs en levant les yeux au ciel. C'est si dur de partir de sa famille, ses parents ont tiré une tronche pas possible quand elle leur a dit qu'elle partait pour Londres alors qu'elle venait juste d'avoir son bac. Ils la surprotègent toujours, même depuis qu'elle a eu ses greffes de cornée et voit de nouveau. Surtout sa mère. Toujours sa mère.
- Zélie ?
- Rudy ne viendra pas. Il part acheter un camion pour voyager en Asie, c'est ce qu'il a toujours voulu. Voyager, rencontrer d’autres personnes, découvrir de nouvelles sociétés. Il m'a dit qu'il n'était que de passage dans ma vie, et que moi aussi, je n'étais que de passage dans la sienne. Que c'était ça, la vie, des gens qui vont et viennent.
Manu ne répond rien, pour une fois. Puis elle s'emporte, et au moins, ça fait rire Zélie.
- Mais quel connard !
Avec l’aide de ses parents, d’Isidore et de Manu, Zélie a fait tous ses papiers pour voyager à Londres, s’inscrire à l’école de théâtre musical, mais en septembre seulement, et pouvoir travailler. Les démarches administratives, c’est le dur retour sur terre pour quelqu’un qui rêve autant. Zélie est quand même rassurée parce que ses parents la soutiennent financièrement, et que cela risque d’être juste pour elle. Elle devra, d’une manière ou d’une autre, trouver un petit boulot à Londres.
Sa tête lui tourne quand elle apprend tout ce qu’elle aura à faire, seule, là-bas. Emménager dans le petit appartement à fleur de rue, ne pas se perdre dans les transports, faire les trajets quotidiens entre sa colocation et l’école, avoir le petit job dans le coin pour ne pas passer sa vie dans les transports. Acheter un vélo, sûrement. Rien que de penser à tout ce qui est à accomplir, Zélie se sent un peu dépassée.
C’est dans une sorte de brouillard que sa famille remplit la voiture de ses affaires, que sa mère vérifie pour la énième fois qu’elle n’a rien oublié, sinon il y a la poste, hein, ou tu achèteras ce qu’il faut sur place, je vais te faire un virement. Manu et Isidore sont collés l’un à l’autre, soutenant Zélie qui clairement, n’en mène plus très large. Et avant qu’elle ne sache comme cela s’est produit, ils se retrouvent entassés dans la voiture qui déborde d’instruments de musique. Le trajet à Paris passe en un clignement de paupières, et bientôt, Zélie se trouve en salle d’embarquement, elle et des milliers d’autres personnes. Elle sait que le vol Paris-Londres est super rapide, elle aura à peine le temps de se poser qu’elle aura déjà atterri.
Les yeux brillent et les gorges se serrent au moment des au revoir. Zélie disparaît dans les bras de son frère, réapparaît dans ceux de Manu, s’extirpe de l’étreinte de sa mère, est soulevée de terre par son père qui n’a jamais été démonstratif.
La dernière fois que Zélie a pris l’avion, c’était pour aller à Casablanca en vacances avec sa famille, alors qu’elle n’y voyait, déjà, quasiment plus. Maintenant que ses bagages ont disparu sur le tapis roulant, et qu’elle n’a plus que son petit sac, elle adresse un dernier signe à sa famille, Manu incluse, avant de se faire avaler par la foule et de s’engouffrer dans le couloir menant à l’avion. La tête lui tourne. Elle envoie un texto à Atima pour dire qu’elle est sur le point de prendre l’avion toute seule pour la première fois, ce que, bien entendu, tout le monde sait, mais cela la rend fière de le répéter.
C’est le début d’une nouvelle aventure, lui a répété Rudy avant qu’il ne fasse le mort et ne réponde plus à ses messages et ignore ses appels.
Bourges n’est pas une grande ville. Par contre, Londres l’est. Son énorme sac de rando accroché à ses épaules et sanglé au-dessus de sa poitrine et à sa taille, Zélie s’approche de la station de métro, la bouche grande ouverte, les yeux attirés par tous ces signaux lumineux. Elle traîne derrière elle un petit diable sur lequel elle a réussi à caser les étuis de sa harpe, de sa guitare et de son clavier, et porte à son épaule un autre sac de voyage auquel elle a accroché deux paires de chaussures par leurs lacets. Les adieux avec ses parents, son frère et Manu ont été difficiles, et Zélie a pleuré, une fois dans l’avion. Oh, pas très longtemps, mais elle était tant partagée entre le bonheur de partir mais ce déchirement aussi. C’est la première fois qu’elle les quitte, et là, ce n’est pas pour quelques jours, mais pour un an. Au moins. Maintenant qu’elle touche du doigt la liberté qu’elle a tant désiré, cela lui fait peur. Mais Zélie repousse cette idée étrange, et préfère s’émerveiller devant la station de métro. La lumière verdâtre, comme celle d’un aquarium, vient rivaliser avec celle des lampadaires. L’entrée est impressionnante, avec un fronton en fer forgé – c’est peut-être du cuivre, d’ailleurs, se dit Zélie. Le métal a verdi… Des gens passent devant la station, en entrent et en sortent, mais ses yeux se fixent sur un couple qui s’enlace, et elle associe de suite cette image à Orly, de Jacques Brel, et Zélie regrette qu’il ne pleuve pas.
Elle hésite un moment à entrer dans la station de métro et finir tranquillement son voyage, ou continuer d’observer ce couple qui se dit au revoir, enlacé, seuls parmi les milliers qui ne font que passer alors qu’ils demeurent. Le regard de Zélie retourne sur l’entrée de la station de métro, l’éclairage qui en sort, se mêle à celui des lampadaires, concurrence celui des enseignes. Londres est une ville qui ne dort jamais.
Elle vérifie sur son téléphone le trajet qu’elle doit faire, s’engouffre dans l’entrée du métro, et envoie un énième texto rassurant à sa mère. Elle se les imagine tous en train de guetter leur téléphone, attendant qu’elle les appelle parce qu’elle est perdue. Le truc qui ne sert à rien, franchement.
Alors qu’elle a demandé son chemin, Zélie se dit qu’elle aurait du prendre des cours d’anglais supplémentaires, elle a un accent épouvantable, mais arrive à comprendre ce que lui disent les gens, ou les conversations autour d’elle, s’ils ne parlent pas trop vite.
Le trajet a été plutôt rapide, même si, encombrée de toutes ses affaires, Zélie a l’impression d’être un escargot qui promène sa maison sur son dos. Elle quitte la gare de Charing Cross, emprunte la ligne de métro Central Line, et descend au bord du canal. Zélie prend le temps de reprendre son souffle, et de consulter le plan sur son téléphone. Elle soupire et rassemble son courage devant le petit quart d’heure de marche qui lui reste, qui aurait été beaucoup plus appréciable si elle n’était pas chargée comme une mule. Zélie bénit sa mère de lui avoir acheté un diable. Elle traverse le quartier de Bethnal Green, cherchant des yeux la maison aux briques rouges et à la cour encombrée de meubles de jardin fabriqués en palette. Heureusement, il fait beau, se dit-elle, le trajet aurait été bien plus pénible sous la pluie.
Son téléphone sonne, et elle reconnaît le numéro de Teon, un de ses colocataires. Elle répond, mais il parle à toute vitesse, elle comprend juste qu’il vient à sa rencontre pour l’accompagner jusqu’à la maison. Un homme barbu marche en effet d’un bon pas vers elle, le long du canal.
- Hey, salut ! Tu es Zélie ?
La jeune fille acquiesce, et serre la main tendue de Teon qui la débarrasse d’un sac et de son diable. Il lui dit autre chose mais elle ne comprend pas, et avec cet accent qui lui fait presque honte, demande en souriant au jeune homme de ralentir le débit parce qu’elle ne parle pas très bien anglais.
- Oh, oui, pardon. Tu as fait bon voyage ?
- Oui, très bien. C’est la première fois que je voyage toute seule, c’était impressionnant.
- Il faut des premières fois à tout, Zélie.
La jeune fille sourit. La première fois que Teon a prononcé son prénom, cela ressemblait à Zaylie, là, c’est plus Zeelie. Arrivés à la maison, il lui montre comment on ouvre le portail, lui annonce qu’elle peut lui emprunter son vélo quand elle le veut, il utilise sa voiture parce qu’il travaille à l’extérieur de Londres. Les yeux de Zélie se promènent sur la petite cour, le barbecue qui est recouvert d’une bâche parce qu’on est en hiver, les banquettes et la table en bois de palette dépourvues de coussin, les pavés inégaux de la cour, et l’herbe qui pousse entre eux. Elle adore tout ce qu’elle voit. Teon la précède pour entrer dans la maison, se déchausse et hisse la housse de la harpe sur son épaule avant de monter les escaliers et de s’arrêter à la première porte, la chambre de Zélie.
La jeune fille a laissé une partie de ses affaires en bas, elle ne rêve que d’une bonne douche et d’un bon repas.
- Bon, je te laisse t’installer, et je te dirai comment on s’organise avec Edward et Walter pour les courses, le ménage…
Le téléphone de Zélie sonne, et elle s’excuse d’une grimace en décrochant.
- Oui, maman ?
- Tu es bien arrivée ?
- Oui, je vais m’installer. J’ai rencontré Teon, et il y a deux autres colocataires, Edward et Walter. La petite cour devant est super belle !
Les yeux de Zélie se promènent sur sa chambre, il y a un grand lit juste sous la fenêtre, qui est déjà fait, et prend toute la largeur de la chambre. Une armoire longe le mur depuis la porte jusqu’au lit, et sur l’autre mur, il y a une échelle de bois derrière laquelle il y a un petit meuble pour les chaussures. Ses yeux suivent l’échelle, qu’elle se met à monter une fois débarrassée de son sac de randonnée, et Zélie sourit en découvrant une petite mansarde couverte de moquette et sans garde-corps. Cela lui fait penser à certaines Tiny Houses que Rudy lui avait montré, avec le couchage en hauteur pour laisser le plus de place en bas pour l’espace de vie. Elle a de la place pour installer ses instruments, il y a même une prise électrique et une ampoule nue.
- C’est parfait, ici. Et encore, je n’ai vu que la chambre. Il y a deux salles de bain à l’étage, et je n’ai pas vu encore le rez-de-chaussée. Teon m’attendait et on est monté directement, il m’a aidée à porter mes affaires.
Cela fait du bien à Zélie de parler en français, savoir ses parents si près, si facilement joignables, la rassure beaucoup. La jeune fille redescend, toujours au téléphone avec sa mère qui lui passe son père. Elle entreprend de ranger ses vêtements dans l’armoire qui est énorme. Quelques paires de draps y sont déjà, peut-être les lui laisse-t-on. Quand elle a raccroché avec son père, elle descend rejoindre Teon qui lui fait visiter le rez-de-chaussée, la cuisine, la salle à manger, le salon. Il y a même un petit jardin derrière, entouré de murs, avec une belle pelouse grasse et quelques carrés potagers en hauteur.
Zélie sourit. Elle sera bien, ici.