Il fait un temps merveilleux. C'est le premier samedi des vacances d'été, Isidore et Zélie étrennent leur nouveau vélo. Isidore rentre au collège en septembre, et Zélie à l'école primaire. Le vélo de Zélie est accroché à celui de son père par une barre de traction, et, ses longs cheveux blonds coiffés d'un casque rouge, ses coudes et ses genoux protégés par des coudières et genouillères, ses mains par des mitaines de cycliste, Zélie est prête à aller jusqu'au bout du monde. Ou au moins jusqu'au parc.
Maman ne veut pas que Zélie apprenne à faire du vélo sans les petites roues dans la rue car, malgré les coudières, genouillères et mitaines renforcées pour la protection de ses petites mains et de ses poignets fins, il est hors de question que la benjamine de la famille enlève les petites roues de son bolide ailleurs que sur un épais tapis d'herbe.
Mais ça, c'est parce que Zélie se cogne ou tombe tout le temps. Papa et Isidore en rient, mais maman non. Maman s'en inquiète.
Ils quittent leur maison et pédalent dans la rue. Maman est devant, puis Isidore, puis papa et Zélie, les cheveux au vent, les yeux partout. Elle fronce les sourcils et plisse les yeux, éblouie par le soleil, et les arbres, les maisons cossues, sont autant de tâches de couleur qu'elle perçoit sur les côtés, alors que le tee-shirt bleu de papa qui est devant elle, elle le voit distinctement.
Le vent apporte l'odeur des lilas plantés devant les maisons, des glycines accrochées aux façades, dans une explosion de sucre qui va jusqu'à l'écoeurement. Zélie étend ses bras de chaque côté d'elle pour faire l'avion mais est rappelée rapidement à l'ordre par la voix de maman, puis celle de papa. Ses mains dans les mitaines se referment alors sur les poignées et les yeux maintenant fermés, elle goûte à la brise estivale qui fait gonfler sa chemisette et voler derrière elle ses cheveux dorés.
Ils arrivent enfin en vue du parc qui est une grande étendue de pelouse d'un vert tendre, et d'arbres d'un autre vert, surplombé par un ciel d'un bleu qui s'éclaircit à mesure que Zélie lève la tête vers lui.
« Tiens-toi bien, Zélie ! Tu vas tomber ! »
Maman, encore, puis la voix de papa qui dit la même chose. Le vélo ralentit, il monte un trottoir et par réflexe, Zélie s'accroche aux poignées. Elle tombe souvent, et se cogne encore plus. Le soleil et le vent lui caressent le visage, et elle ferme les yeux, goûtant la douce chaleur de l'été.
« Les mains sur les poignées, Zélie, on va aller sur la pelouse, d'accord ? »
La petite fille acquiesce, et son univers devient vert en dessous et bleu au-dessus, la brise estivale lui apportant des odeurs fleuries, celles de l'herbe fraîche, de la terre, et celle du plan d'eau qui est en contrebas du parc. Elle entend des cris d'enfants qui jouent au ballon, et aimerait les rejoindre, mais aujourd'hui, elle va apprendre à faire du vélo sans les petites roues.
Maman veut que Zélie s'entraîne sur du plat, mais Isidore veut dévaler la pente herbeuse, alors, même si maman grogne, ils appuient fort sur les pédales, grimpent la côte en pente douce et s'arrêtent au sommet. Enfin, sommet, c'est vite dit. Mais une fois arrivés en haut, maman fronce les sourcils. C'est trop dangereux. Mais l'enthousiasme d'Isidore et de papa l'emportent, et même Zélie fait taire sa frayeur.
Aujourd'hui, elle va faire du vélo sans les petites roues.
Papa ôte la barre de traction avec la clé plate qu'il avait dans son sac à dos, puis les petites roues de Zélie qui les regarde avec ravissement, en plissant les yeux, déjà éblouie par le soleil.
« Francis, tu la réceptionnes en bas, Isidore, tu descends avec Zélie, on ne sait jamais. Et je reste en haut, d'accord ? »
Maman descend de son vélo pour prendre dans ses bras Zélie et lui rappeler d'être prudente. Et dans son coeur de maman, une ombre passe quand elle voit les yeux de sa fille larmoyer.
Casque sur la tête, mitaines aux mains, coudières sur les coudes, et genouillères sur les genoux, Zélie est fin prête. Papa est en bas de la descente, son vélo posé au sol. Maman est en haut et ses deux mains sont sur les épaules de Zélie, la tenant en équilibre alors qu'elle a les pieds sur les pédales. Isidore n'a qu'un pied au sol et est prêt à dévaler la pente, mais il le fera lentement, pour rassurer Zélie, même si tout ce qu'il veut, c'est prendre de la vitesse et faire un beau dérapage en bas.
Papa fait de grands gestes des bras, en bas, et lance un compte à rebours.
Cinq.
« Mets un pied par terre pour donner une impulsion. »
Quatre.
« Maintenant, tu regardes bien papa. »
Trois.
« Ne regarde pas ton guidon, regarde loin. »
Deux.
« Accroche bien tes mains sur le guidon. Voilà. »
Un.
« Prends une bonne inspiration... »
Zéro.
Les petites mains se serrent sur les poignées, le pied droit donne une impulsion. Les yeux quittent le guidon et regardent papa tout en bas. Et Zélie prend une bonne inspiration, ne remarquant pas le regard exaspéré que maman lance à Isidore qui secoue la tête avec un sourire devant toutes ses recommandations.
Et la voilà lancée. La brise fait voler ses cheveux derrière elle et lui emporte les odeurs fleuries du parc. Vert en bas, bleu en haut. Isidore est à côté d'elle, et Zélie sent bien qu'il aimerait aller plus vite. Il a toujours été un casse-cou, mais c'est son modèle. Zélie aimerait aller vite comme Isidore, alors elle décolle ses fesses de la selle et met quelques bons coups de pédale, ignorant les appels de sa mère qui lui demande de ralentir car elle risque de tomber.
Et le monde reste vert en bas, et d'un bleu plus éclatant, en haut. Un bleu qui fait briller ses yeux et les remplir de larmes. Un bleu qui lui fait fermer les yeux fort, très fort, pour les étreindre de leurs larmes qui l'aveuglent. Et une de ses mains quitte le guidon pour essuyer ses yeux, mais son équilibre est précaire, et le vélo se met à tanguer comme une barque qui prend les vagues du mauvais côté. Avec un cri, Zélie se crispe, elle ne voit plus rien, n'arrive pas à poser sa main sur le guidon qu'elle ne voit plus, et c'est la chute et ses larmes, mais cette fois, parce qu'elle s'est fait mal.
Allongée sur le sol dans l'herbe, ses cheveux blonds éparpillés autour d'elle, Zélie essuie ses yeux qui ne voit plus que du bleu si clair que cela la brûle, et qu'elle ferme ses paupières. Elle ne pleure pas son coude et son genou écorché. Elle ne pleure pas la grande frayeur qu'elle vient d'avoir et qui fait battre son coeur si fort dans sa poitrine. Elle reprend sa respiration, cligne des paupières, mais le bleu est partout, éblouissant de lumière, alors elle garde ses yeux fermés. Elle entend des exclamations autour d'elle, Isidore est le premier à ses côtés, suivi de maman qui a du courir depuis là-haut. Elle sent des mains qui touche son coude, son genou. Un mouchoir qui tamponne les écorchures. Maman s'empresse autour d'elle, papa essaie de rassurer maman, et Zélie.
« Maman, le ciel est trop clair, je ne peux pas le regarder. »