Embourbée jusqu’aux chevilles dans les eaux marécageuses qui bordent le manoir du Marquis de Barry, le bas de sa robe à volants souillée par la vase, une petite fille blonde tente d’attraper une grenouille avec toute l’innocence de son jeune âge. La rainette, immobile et cachée entre deux roseaux, l’observe en croassant doucement comme si elle attendait que la gamine approche un peu plus. Le cœur battant, elle se penche, mais elle a à peine le temps de la toucher du bout des doigts qu’un cri aigu et retentissant l’en empêche. La main sur le cœur et la bouche entrouverte, Mrs Roswell, sa dédaigneuse et stricte nourrice affublée de sa robe noire et de sa coiffe blanche, semble sur le point de s’évanouir de stupeur.
« Comment osez-vous vous comporter de la sorte ?! Une jeune fille de votre condition ne peut se permettre d’être vue dans un tel état ! Si la comtesse de Marignan était le témoin de vos agissements, elle s’en donnerait à cœur joie lors des prochaines réceptions ! »
Sa nourrice est une vieille femme qui prend trop garde aux commérages. Constance n’a que six ans, et elle se fiche bien de l’avis de la Comtesse de Marignan sur sa tenue. Une moue dégoûtée sur les lèvres, Mrs Roswell essaye en vain de sauver ses chaussures de la boue tout en rejoignant la jeune Marquise, ce qui lui donne une allure passablement grotesque. Lorsqu’elle parvient finalement à sa hauteur, elle s’empare fermement du bras de la petite fille et la traîne abruptement derrière elle, le ton assourdi par la colère.
« Je vous en conjure, Miss de Barry, cessez votre impertinence ! Si votre père était à ma place en ce moment-même, s’apercevoir de votre accoutrement le tuerait certainement ! N’avez-vous pas honte de lui causer tant de tourments ? Vous n’êtes qu’une petite ingrate qui n’a pas la moindre idée des répercussions de son comportement ! »
La tête basse, mimant la repentance, Constance n’écoute plus la vieille Mrs Roswell maugréer contre elle. Constance ne pense qu’à la grenouille. Cette grenouille qui, sans l’intervention de cette harpie, aurait pu devenir son amie.
***
Le silence qui règne dans le petit salon, seulement troublé par le tic-tac intempestif de l’horloge, est insupportable. Constance, debout devant son père, attend une sentence qui peine à venir. Cette traîtresse de Mrs Roswell a tout raconté sur sa virée dans les marécages. L’ambiance est glaciale.
Assis dans ce fauteuil rouge qu’il estime plus que sa propre fille, son père fume sa pipe et boit son verre de bourbon avec une lenteur et une élégance presque surfaite. Sa froideur, son manque d’affection et d’attention depuis le décès de son épouse, glace la petite fille jusqu’aux os. Elle a soudainement l’impression de rester plusieurs minutes sous une pluie battante qui ne se tarit pas et emplit la pièce, goutte et ricoche sur les murs. Elle se noie dans ce silence. La petite fille se fige tandis que le regard de son père se pose sur elle. Enfin. Elle espère un geste, un mot. Quelque chose qui aurait simplement pour but de lui démontrer qu’elle existe à ses yeux. Illusion vile.
« Dès demain, vous irez vivre chez votre tante jusqu’à ce que vous soyez en âge d’intégrer la cour. La Comtesse d’Armagnac vous apprendra tout ce que vous devez savoir sur la bonne conduite à adopter en société. Soyez exemplaire, vous êtes la Marquise de Barry et il vous est impératif de vous comporter comme telle désormais. »
Le cœur de Constance sombre dans un abîme sans fond. Il s’arrête de battre et d’espérer. Elle cesse de respirer, et la colère se fait sourde. La révolte gronde imperceptiblement, encore naissante mais bel et bien présente dans les prunelles bleues de la petite fille blonde. Son père en a terminé avec elle, il la somme de disposer d’un revers de la main.
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La Comtesse d’Armagnac est plus jeune que ne l’avait imaginé Constance. Elle n’avait encore jamais vu la sœur de sa défunte mère et elle n’ose pas la fixer trop longtemps, impressionnée par sa présence et sa beauté. Ses longs cheveux roux sont relevés en un chignon apprêté que la petite fille lui envie tout autant que la magnifique robe blanche à fines dorures qu’elle porte ce jour-là. Celle de Constance, fait pâle figure à côté de celle de sa tante, et la petite Marquise se sent soudainement misérable.
« Vous êtes donc Constance. J’ai beaucoup entendu parler de vous, sourit la Comtesse d’Armagnac en lui faisant signe d’entrer dans son salon. Je vous souhaite la bienvenue dans ma demeure, ma chère nièce. »
Le ton de Marie D’Armagnac est aimable, presque affectueux, et Constance sent une douce chaleur l’envahir. Les rayons du soleil se glissent dans les yeux et le coeur de la petite fille. La pluie laisse place à un ciel bleu sans nuages. Elle qui pensait retrouver une tante acariâtre, entièrement similaire à Mrs Roswell, la voilà face à une femme d’à peine trente ans qui ne semble pas, à son plus grand soulagement, agacée par sa présence.
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Splendide. Absolument magnifique. Vous êtes incomparable. Annabelle s’extasie, se pâme. Sa femme de chambre s’émerveille. Aujourd’hui, Constance va avoir seize ans. Constance se jauge et se juge, intransigeante. Face au miroir, elle est d’une sévérité exemplaire. Face à son reflet, elle ne laisse rien passer. Elle minimise ses belles qualités, elle exagère ses petits défauts. Elle ne parvient pas à se défaire de ce doute terrible. Ce doute oppressant qui ne la quitte plus depuis plus d’une décennie. Constance ne se trouve jamais assez bien, assez belle, assez élégante, assez intelligente. Pas assez pour que son père la voie autrement que comme un lourd fardeau. Pas assez pour que Mrs Roswell la soutienne et défende sa cause afin qu’elle reste. Même sa tante, la Comtesse Marie d’Armagnac, lève parfois les yeux au ciel devant sa maladresse. Pas assez, jamais assez pour cet univers où la bienséance a tellement d’importance qu’elle étouffe ses gestes. Malgré la bonté de sa tante, Constance ne se sent pas à sa place dans ce monde d’apparences. Et, comme dans le manoir de son enfance, la pluie dégouline sur les murs, imprègne la salle de bal. Constance se noie, elle tente de garder la tête hors de l’eau, mais les leçons dispensées par la comtesse l’oppriment. Les poteaux rouges de la pièce, témoins de son éducation, paraissent vouloir se rapprocher pour la garder prisonnière à tout jamais.
« Vous êtes prête à retourner chez vous, Miss de Barry ? Votre père doit vous attendre avec impatience ! se permet innocemment Annabelle, les yeux éperdus d’admiration pour sa maîtresse.
Non, elle ne l’est pas. Elle ne le sera jamais. Les mots restent coincés au fond de sa gorge. La colère gronde intérieurement alors qu’elle se mord la lèvre inférieure pour ne pas hurler de désespoir. En plus de sa belle robe, Constance s’habille d’un sourire hypocrite et fait taire sa rancœur. Et elle ment, évidemment.
« Il me tarde de le revoir. »
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Assise dans la calèche qui la ramène au manoir du Marquis de Barry, Constance songe aux adieux échangés avec sa tante. Bien que la Comtesse soit restée très brève et protocolaire, il n’a pas été difficile pour la jeune fille de discerner l’émotion qui l’agitait. Sa discrétion l’empêchant de dévoiler ses sentiments, Marie d’Armagnac s’est contentée des formalités d’usage. Constance le regrette à présent. Elle aurait dû serrer sa tante dans ses bras pour la remercier de toutes ses années passées à ses côtés. Elle aurait dû, mais elle n’a pas osé la choquer par une attitude désinvolte. Son affection pour elle est bien trop forte pour la décevoir.
La jeune fille soupire et tire nerveusement sur ses gants tandis que son regard se fixe vaguement sur la perruque blanche d’Armand, le cocher. Celui-ci, un fouet à la main pour guider les chevaux, tressaute sur son siège, sa fausse chevelure manquant de tomber à chaque fois qu’un caillou se glisse sous l’une des roues. Habituellement, les cochers portent un chapeau haut-de-forme mais Armand préfère se démarquer. Preuve en est de son costume trop chic pour un simple employé de maison et de sa collerette qu’il porte avec une aisance presque risible. Pour autant, Armand est un gentilhomme qu’elle porte en grande estime pour sa gentillesse et son flegme.
Enfant, elle aimait passer du temps avec lui dans les écuries. Grâce à son apprentissage, elle a été capable de s’occuper elle-même de sa jument, Rainette. Un goût d’amertume imprègne son palais alors qu’elle s’adosse au dossier de son siège. Bientôt, elle sera de retour au manoir. Elle retrouvera son père, le Marquis de Barry, et peut-être aussi Mrs Roswell. Aucune de ces deux alternatives ne la réjouit, au contraire.
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Mandarin est un brigand. Un bandit. Une canaille. Tristement célèbre dans le royaume de Blem pour ses méfaits, il détrousse les honnêtes gens et pille les calèches lorsqu’elles ont le malheur de croiser sa route et celle de sa bande. Cachés dans les sous-bois, ils attendent, armés de sabres aux lames émoussées, leur prochaine cible. Justement, une calèche passe par là avec, à son bord, un homme entre-deux âges coiffé d’une perruque grotesque et une jeune fille portant une ombrelle pour la protéger du soleil.
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Armand n’a pas le temps de réaliser leur mésaventure qu’une dizaine d’hommes stoppent la calèche et le maîtrisent, l’attachant à un arbre. Son mauvais pressentiment, en coupant à travers les bois, ne l’avait pas trompé mais il est trop tard à présent pour reculer. Les brigands ne semblent pas disposer à les laisser partir sans une compensation. Constance, toujours assise au fond de la calèche observe la scène sans bouger. Elle n’a pas crié, elle s’est simplement figée de surprise. Sous son ombrelle, elle observe les bandits dans leurs défroques déchirées. Constance n’a pas peur. C’est étrange parce qu’elle devrait, mais ces hommes lui rappellent la grenouille de ses six ans. Dégoûtants, plein de boue, sortant des marécages. Ils la fascinent. L’un d’eux tout particulièrement, avec son grand chapeau noir et son air assuré, lui paraît être le chef de la bande. C’est lui qui ordonne à ses compagnons de baisser leurs armes et s’adresse directement à elle.
« C’est un véritable honneur de vous rencontrer, gente dame, la nargue-t-il, dévoilant des dents jaunies. Je suppose que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je vous détrousse de vos jolis bijoux ? »
Sans un mot, Constance acquiesce. Elle s’exécute et détache son collier de perles ainsi que ses coûteux bracelets, parfaitement consciente que si elle n’obéit pas, elle risque sa vie. Son cœur, longtemps endormi, se met à battre rapidement et un frisson la saisit. Le goût de l’aventure, de la liberté. L’affranchissement de ces brigands, leur opposition face aux règles de la société, l’impressionne et l’émeuve profondément. Dans son esprit, le rêve d’une nouvelle vie fait surface. Ailleurs. Autrement. C’est une hérésie totalement absurde, un simple caprice mais, pour la première fois de sa vie, elle ose. Ses lèvres s’entrouvrent et la révolte fuse. Puissante.
« Et si je vous disais que je suis la Marquise de Barry et que je peux vous rendre riches, me laisseriez-vous vous accompagner ? »