"Ash, jette ta clope ou ton père va te tuer !"
"Pfff, qu'il essaie."
Ça fait des heures que je me pèle le cul sur le toit du lycée... beaucoup trop longtemps si vous voulez mon avis et le cimetière de cigarettes qui s'empilent à mes côtés peut en témoigner : ça craint.
"Dis, sincèrement : t'es arrivée là-haut par un miracle inexplicable et tu sais pas comment redescendre, en fait ? C'est ça, hein ?" insiste Lizzie, un sourire moqueur aux lèvres.
D'un bond habile, elle saute par-dessus le banc et tient en équilibre quelques secondes avant de retomber sur le muret blanc. Elle escalade ensuite en s'aidant de la fenêtre et retombe à mes côtés avec une légèreté à faire frémir. Crâneuse.
"Je suis plutôt fière de moi, en fait." je lui réponds avec un sourire plutôt sincère. "Rends-toi compte : je ne me suis pas COMPLÈTEMENT pété la gueule en grimpant, j'ai juste éraflé mon jean et il est bien mieux comme ça. Je vais lancer un nouveau style, tu vas voir."
Elle jette un coup d'oeil au sang qui a eu le temps de sécher autour de la fibre déchirée et ricanne en secouant la tête : typiquement moi.
"Par contre, je peux pas descendre sans toi : j'ai taquiné le destin une fois alors je ne vais pas tenter le diable, il serait capable de m'envoyer directement dans les abysses de l'enfer. T'ÉTAIS OÙ, SÉRIEUX ? Ça fait des heures que j'me gèle ici, j'suis sûre que mon cul a fusionné avec la brique."
"Je faisais un truc vraiment incroyable, surtout ici : j'étais... en cours !" me répond-t-elle avec cette ironie grinçante qu'il y a toujours entre nous. "Français, tous les jeudis dans l'aile Nord en salle 027, ça te parle ?"
"Pfff... QUI parle encore français au 22ème siècle, sérieux ?!"
"Hé ho : on habite à Paris ! C'est la langue de nos ancêtres, c'est important de ne pas l'oublier."
"Ça se voit que t'habite dans le Paris Traditionnel, toi."
Paris, la Ville Lumière... traversée par la Seine, le fleuve divise notre ville en deux.
D'un côté le Paris Traditionnel : entièrement reconstruit sur le modèle haussmannien, des rues aérées et de grands immeubles particuliers beaucoup trop chics. C'est un quartier d'une beauté irréelle et tout aussi lumineux que ma meilleure amie, Élisabeth et ses belles boucles blondes.
De l'autre, New-Paris : de grands building comme ceux qu'on trouve un peu partout dans le Nouveau Monde où s'entassent les citadins moyens. C'est pas complètement pourri, juste médiocre et sans aucune saveur, sombre comme moi et mes longs cheveux d'un noir ébène.
"Et si on parlait plutôt DU sujet ?" dit-elle, pas dupe.
"Le sujet ? Quel sujet ?"
Ma cigarette s'est éteinte entre mes dents alors je sors mon briquet mais comment pourrais-je l'activer avec des doigts aussi gelés ?! Sérieux, j'ai l'impression que mes mains sont affublées de stalactites... ou des stalagmites, j'sais plus trop... pourquoi pas les deux, tiens ?! Je n'ai plus la moindre sensation dans les extrémités de mon corps et mon briquet tombe, plusieurs étages plus bas. Merde.
"Oh je sais pas moi..." marmone Lizzie d'un air mystérieux. "Qu'est-ce qui pourrait te forcer à pratiquer cette extraaaordinaire numéro de voltige et flinger les poumons d'un dragon-pompier-cracheur-de-feu ?"
"Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler."
Elle me jette un regard plein de sens. Notre silence dure plusieurs minutes : je la regarde, elle me regarde, on ne se lâche pas du regard.
"Ton père." dit-elle.
Je me crispe, malgré moi... ah bah tiens, p't-être bien que mon cul n'était pas congelé en fin de compte et j'ignorais que j'avais un muscle à cet endroit-là, moi.
"Je n'ai rien à te dire."
Mes dents sont crispées mais ça n'a rien à voir avec notre conversation, c'est pour rattraper ma clope, en fait... sérieusement, j'vous assure.
"Vraiment ?! T'as rien à me dire ?"
Je secoue la tête, la capuche de mon sweat-shirt retombe sur mes yeux. Ça me donne un air mystérieux... parfait !
"Bon, ok, alors je vais le faire à ta place : j'ai un père génial mais je suis trop occupée à lui faire la gueule pour m'en rendre compte. Ah et puis rajoutons : JE SUIS TELLEMENT DAAARK AVEC CETTE CAPUUUCHE. C'est à peu près ça ?"
Elle passe une main dans son épaisse chevelure blonde parce qu'elle sait très bien que ça m'énerve : son visage impeccable aux allures d'ange, son brushing aux boucles épaisses si parfait et même son uniforme scolaire. Comment cette fille peut porter EXACTEMENT les mêmes vêtements que moi mais en mieux ?! C'est pas possible, ça.
"Mais nah, t'y es pas du tout." je grogne. "Déjà, je lui fait pas la gueule, c'est juste qu'on se parle pas. Ça n'a rien à voir ! Il est jamais là, de toutes les manières et quand il est là, il est tellement focalisé sur ses affaires... c'est comme si je n'existais pas. Alors je pourrais très bien ne pas avoir de père du tout que je ne verrai pas la différence."
Elle tourne la tête comme si je l'avais giflé. Meeerde... putain, j'ai presque oublié. Comment j'ai pu oublier ÇA ? La première fois qu'on s'est vu, nous deux : la rencontre entre Élisabeth Le Roy, jeune héritière de l'une des dix familles les plus riches du monde et Ashley Atkins, moi, fille de nulle-part et qui va nulle-part non plus... y'a rien de particulier chez moi et c'est peut-être ce qui m'agace le plus, chez elle.
Elle a débarqué dans mon école primaire, le lendemain de la mort de ses parents... personne ne m'avait jamais parlé avant elle et comme elle venait de d'arriver, elle n'était pas au courant : on est devenu amies. Les choses n'ont pas beaucoup changées depuis tout ce temps, d'ailleurs.
"Crois-moi, on sent bien la différence." dit-elle enfin. "Chaque fichue seconde de chaque fichue journée, ils sont absents et y'a rien qui ne changera jamais ça."
"Je suis sincèrement désolée, j'suis si stupide parfois."
"Ouais, ça t'arrive... mais bon, t'es juste la fille de ton père, après tout."
"Tu fais chier, j'peux même pas râler, moi, maintenant."
Je baisse la tête pour cacher mon visage dans ma capuche, ça me donne un air méga cool mais j'aurais pas dû : ON EST PERCHÉ SUR LE TOIT, PUTAIN !!! Qu'est-ce qui m'a prit de monter là-haut ? J'ai perdu la tête ou quoi : un seul mouvement de travers et je fini la journée sur un lit d'hôpital dans d'attroces souffrances. J'ai d'autres projets pour ma soirée, moi, merci bien.
"Bon... alors tu viens ?! Tu ne peux pas rester là jusqu'à la fin de ta vie, hein !"
"Roh, ça va dépendre du temps qu'il me reste à vivre en fait... on sait pas, hein."
Elle me frappe le bras en riant et je m'accroche au siens comme si ma vie en dépendait... c'est plus ou moins le cas, bordel : on est perché à plusieurs mètres au dessus du sol, c'est plusieurs mètres de trop. La distance idéale est de zéro, c'est bien ça, zéro.
"Je te rappelle que t'es attendu pour parler devant toute l'école, ça commence dans dix minutes ! Qu'est-ce qu'on fiche encore ici ?" insiste-t-elle.
"Je croyais que c'était précisément pour ÇA que je devais rester dans un endroit où personne ne peut venir m'y traîner de force."
"T'es juste perchée là parce que ton père pourra pas te manquer quand il va passer ces portes et comme ça fait des heures que tu fumes sans t'arrêter, toi, tu risque pas de le louper non plus quand il va essayer de te buter."
"Il peut toujours essayer de venir me chercher, lui aussi a peur du vide."
"Ouais mais lui, il peut se permettre d'appeler les meilleurs flics de toute la ville pour sortir d'ici. Toi tu n'as que moi et je sais pas si je veux vraiment t'aider avec toutes tes conneries."
Comme si notre conversation était terminée et qu'elle avait gagné notre débat, Lizzie se laisse glisser doucement sur la fenêtre avant de sauter comme si c'était l'acte le plus naturel du monde. Et ça l'est absolument pas : si j'avais fait ça, moi, je me serai brisé le cou... deux fois !!! (et j'en ai pourtant qu'un seul, c'est précieux ces choses-là)
"Dis, c'était une blague... hein ?! Tu vas pas vraiment me laisser là-haut ???"
"J'en sais rien, tu crois que je suis capable de te laisser ?"
D'un air désinvolte, elle secoue ses cheveux et s'éloigne vers l'amphithéâtre sans le moindre regard dans ma direction. Merde... c'était le pire moment pour s'embrouiller.
"Reviens ! J'suis coincée, moi : je peux pas redescendre... BOOORDEL !!!"
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