Là. Un bruissement. Comme un souffle. Elle lève les yeux. Elle les ouvre en grand. Elle voit alors beaucoup de vert. C’est tout ce qu’elle voit. Son casque lourd limite son champ de vision. Sa vue s’habitue, elle distingue finalement des contours. Ce sont des feuilles, vertes, rattachées à des branches épaisses. Elles partent du tronc d’un arbre puissant au feuillage fourni. Elle ne reconnaît pas cet arbre, ce doit être une espèce locale. Elle voit de mieux en mieux les feuilles dentelées qui forment une canopée. Un vague souvenir lui traverse l’esprit, d’un doux verger de son enfance. Le tronc est droit, dur, au diamètre large ; l’écorce se fissure en écailles rosées. Elle est prise d’une envie de s’allonger pour une sieste à l’ombre. Comme dormir doit être agréable sous un pareil feuillage, comme il doit y faire doux et frais... La vitre devant ses yeux, la sensation du casque sur sa tête la rappellent à son amère réalité. L’air de cette planète est irradié ; il n’est pas question de sieste car elles ont une mission. Elle est bien loin du verger de sa mère ; ce n’est pas là qu’elle pourra envisager de retirer son équipement.
« Lil’a ! Qu’est-ce que tu fais ?
- J’arrive… s’entend-elle répondre distraitement.
- On rentre à l’intérieur, ok ?
- Je vous rejoins. »
Lil’a soupire. L’appel de Jym l’a tirée de cet accès inopiné de… Nostalgie ? Peut-elle être nostalgique d’un endroit dont elle ne se souvient pas vraiment, de souvenirs qu’elle a enfoui dans sa mémoire pour ne pas sombrer ?
Elle hausse les épaules. Rien ne sert de trop intellectualiser la chose. C’est simplement le vert des feuillages, qu’elle ne s’attendait pas à trouver sur ce caillou, qui l’a déstabilisée.
Quelle étrange planète que cette « Terra ». L’eau la recouvre à 85 %, mais elle est assez grande pour que ses terres émergées soient très étendues. Depuis l’espace, leurs instruments indiquaient des radiations dans une bonne partie de l’atmosphère de la planète. Elles n’ont pas su déterminer leur origine, pas pour l’instant. L’astre est par ailleurs idéalement situé : assez proche, mais pas trop, de son soleil – les thermomètres indiquent des températures diverses selon les régions du globe. Il est d’ailleurs surprenant qu’il y ait autant d’eau, a fait remarquer Jym avant qu’elles décollent.
Le trajet depuis Moon n’était pas très long. Sal-ly et Jym ont choisi leur point d’atterrissage en coopération avec l’équipe scientifique : un continent d’aspect et de relief varié, dans une zone entourée d’un océan et d’une mer et parcouru de rivières. « Ainsi, vous obtiendrez des échantillons divers », a prévenu le Dr Tang. « On a surtout plus de chance de trouver des traces de civilisation près des rivières », a ajouté Sal-ly.
En vérité, les rivières près desquelles elles sont passées sont en grande partie asséchées. Là où elle sont, le sol est quasi-désertique, et parsemé de rochers ronds. Il est d’autant plus étonnant que des arbres aussi fourni y poussent.
Une fois entrées dans l’atmosphère de la planète, par la fenêtre du cockpit, Lil’a a observé le sol se rapprocher peu à peu, comme à travers une loupe. De grandes lignes, d’abord, vertes et brunes et rosées, apparaissant entre les nuages. En descendant, elle a pu distinguer des découpages, par endroit. La région avait dû être habitée, cultivée, organisée, il y a bien longtemps. Puis la nature avait dû reprendre ses droits, les radiations n’avaient pas aidées… Mais quelques traces subsistent.
A quelques centaines de mètres du sol, Jym a stabilisé le vaisseau. Elles ont volé un moment à bonne distance du sol, afin de repérer les lieux. C’est ainsi qu’elles ont aperçu l’endroit, les premières signes de vie : deux bâtiments, peut-être des habitations, toutes en longueur, face à face l’une de l’autre, recouvertes d’une sorte de toit pointu et gris. Un arbre large à côté de l’une, trois plus petits en face de l’autre. Et cette zone désertique tout autour, parsemée de cailloux.
Comme hypnotisée, Lil’a a observé les bâtisses et les arbres s’approcher et grossir peu à peu. Il lui semblait déchiffrer un écran d’images, un de ceux avec lesquels on apprend aux enfants à reconnaître les éléments du paysage.
Elle est si loin de chez elle – a-t-elle encore un « chez-elle ? » - et pourtant l’endroit paraît familier. Cela la perturbe un peu, et une sensation d’inconfort s’ajoute à son angoisse. Celle-ci ne la quitte jamais vraiment, mais elle est d’autant plus forte que la mission est dangereuse. Les archives dont la Résistance dispose au sujet de Terra sont loin d’être suffisantes pour pouvoir appréhender précisément tous les paramètres habituels. Les données scientifiques ont soulevé plus de questions qu’elles n’ont apporté de réponses. Et tout n’est pas visible sur les instruments. Rien ne leur prouve que personne ne subsiste sur cette planète – le haut niveau de radiation n’empêche pas tout, Lil’a en a eu la preuve plus d’une fois.
Pourtant, quand Sal-ly lui a proposé de l’attendre à la base, Lil’a a refusé. Elles ne ne sont jamais séparées longtemps, depuis qu’elles se sont rencontré sur Moon, tant d’UT auparavant. Lil’a a peur, sans cesse – elle n’a cessé d’avoir peur depuis le décès de sa mère, sans doute. Mais depuis qu’elle a rencontré Sal-ly, elle ne fuit plus, elle avance, et ce qu’elle fait lui semble juste. Pour la première fois de sa vie adulte, sans doute. Surtout, la sérénité et le professionnalisme de Sal-Ly la rassurent ; elle serait prête à la suivre n’importe où. Même sur une planète irradiée.
« Hé ! »
Une exclamation tire à nouveau Lil’a de ses pensées. Elle sursaute, secoue la tête, puis s’active enfin et détache son regard des arbres. Elle se dirige aussi vite que sa combinaison le lui permet vers le bâtiment dans lequel Sal-ly et Jym sont entrées – c’est le premier, celui avec un seul arbre.
Les murs sont en pierre, une pierre que Lil’a ne connaît pas mais là encore qui ressemble à des choses qu’elle a déjà vues. La forme de l’habitation – c’est probablement une habitation, ou peut-être une ferme – ressemble un peu à ce qu’elle a vu sur Ma’ars, ce caillou rouge où elle avait failli se faire arrêter. En plus ancien, peut-être.
« Jym ! Lil’a ! Venez voir ! »
C’est la voix de Sal-ly. Elle n’a pas l’air affolée, et Lil’a sent les battements de son coeur – qu’elle n’avait même pas senti s’emporter – se calmer. Elle entre dans la bâtisse, par une ouverture rectangulaire. Peut-être une porte, mais elle ne voit pas de technologie pour l’ouvrir ou la fermer.
L’ouverture l’amène dans une large pièce, remplie d’objets et de formes disparates. Il y a des choses cassées, d’autres recouvertes d’une épaisse couche de poussière rouge – là encore, comme sur Ma’ars. Il y a une sorte de table, d’une matière qu’elle ne reconnaît d’abord pas. Elle s’approche, et s’aperçoit qu’il s’agit de bois. Elle n’a jamais vu de bois traité ainsi.
Sur la table, un assemblage disparate d’éléments et de matières, certaines inconnues, d’autres familières. La curiosité est trop grande et Lil’a s’arrête pour observer. Jym ou Sal-ly a du passer par là, la poussière a été en partie retirée. Alors qu’elle essaye de deviner a quoi servent – servaient ? - les ustensiles et documents qui se trouvent sous ses yeux, son regard est attirée par un éclat.
Là, posée sur un rectangle épais au dessus coloré – elle comprend en s’approchant plus qu’il s’agit d’un livre, comme ceux dont on lui parlait en cours d’histoire à l’académie – se trouve une loupe. Du moins, elle imagine qu’il s’agit d’une loupe. Elle n’en a jamais vu de telle. Mais sous le verre dans lequel se reflète la lumière extérieure, les motifs qui recouvrent l’ouvrage paraissent plus gros. Elle sourit vaguement – elle qui pensait à une loupe quelques UT plus tôt, en approchant du sol, voilà qu’elle en trouve une. La vitre est ronde, pas très grande, sertie de bois, là encore – un bois plus clair et d’apparence moins lisse que celui de la table, mais toujours recouvert de poussière. Lil’a s’en saisit. L’objet est tout simple, mais très joli : le cercle de verre et de bois est relié à un manche assez court, qui s’élargit vers le bout. Elle l’observe longuement, se demandant à qui il a appartenu, pourquoi il était utilisé.
Peut-être, pour lire les… page ? Oui, pages, du livre qui se trouve en-dessous ? Elle époussette d’un coup de gant la couverture. Elle ne reconnaît pas les caractères inscrits dessus. Mais là encore, il ne lui paraissent pas entièrement étrangers pour autant.
« Lil’a ! Tu viens voir ? On a trouvé un truc ! »
Elle sursaute de nouveau – elle n’est vraiment pas assez attentive, pour être prise par surprise ainsi à chaque fois. Un instant d’hésitation, et puis elle fourre la loupe et le livre dans sa besace, dans la poche de protection. Qui sait, ils leur en apprendront peut-être plus sur cet endroit.
La voix de Jym provient de l’autre côté de l’habitation, à l’extérieur, juste devant l’ouverture d’une pièce dans laquelle elle arrive après avoir suivi un couloir sombre.
Sal-ly et Jym se tiennent debout, dehors, juste après la porte, penchées vers le sol, observant quelque chose que Lil’a ne peut pas encore voir. L’archéologue a sorti des instruments, on dirait qu’elle prend des clichés. Lil’a s’approche, passe le pas, se met à gauche de Sal-ly. Et sent sa bouche s’ouvrir en forme de « o » quand elle voit ce que ses camarades regardent.
Sur le sol, dans la terre rocailleuse et rougie, des traces. Deux formes allongées, noires, d’aspect lisse, et leurs petites sœurs, rondes, au bout. Elle n’en a jamais vu des comme ça, mais il y a peu de doute. Des traces de pas. Il s’agit de traces de pas.
Elles ne sont pas seules. Lil’a sent l’appréhension l’envahir.
« On n’est pas seules ?, demande-t-elle simplement, d’une voix qu’elle espère la plus stable possible.
- Soit ces traces sont là depuis très longtemps, et se sont fossilisées sous un effet que je ne saurais encore préciser, répond Sal-ly de sa voix calme et grave. Soit nous ne sommes pas seules. »
Un silence. Les trois femmes se regardent.
Sal-ly a l’air curieux et décidé ; Lil’a lit dans les yeux de Jym un mélange de peur et d’excitation. Les mêmes sentiments doivent se lire dans les siens.
« On continue ? propose Lil’a après un long silence.
- On continue », répond Jym alors que Sal-ly hoche la tête.
Et elles continuent.
A suivre...