Bip… Bip… Bip… Bip… Tchak ! Bip… Bip… Bip… Bip… Tchak ! Bip… Bip… Bip…
Sal-ly émerge. Un moment, elle était encore dans les limbes qui suivent le sommeil et précèdent le réveil ; le suivant, elle est alerte. Elle agite ses doigts de pied, effleure les draps de sa main, renifle, écoute.
Bip… Bip… Bip… Bip… Tchak !
Le rythme régulier du processeur interne ; le ronflement du vaisseau en vitesse de croisière ; le grésillement occasionnel des instruments de navigation. Au-delà, le silence de l’immensité.
Tout est normal.
Elle soupire et son corps se détend. Elle déplie ses bras, tourne la tête lentement de gauche à droite. Combien de temps a-t-elle dormi ? Assez pour être engourdie. Elle a dormi d’un sommeil profond, mais tendu – son repos est rarement réparateur pendant les missions. L’anxiété la poursuit jusque dans ses rêves.
Elle est tentée de plonger sous les draps de nouveau, de s’y rouler en boule et de tout oublier. Elle ne peut pas. Elle a du travail.
Elle s’assoit, se lève, s’étire. Elle fait son lit, puis déroule son tapis de sol. En expédition, elle essaye de maintenir une routine stricte. Ce n’est pas grand-chose, mais ça la rassure vaguement.
Alors qu’elle termine son enchaînement, le son familier des roues de MZ-813 se fait entendre. Le droïde filiforme apparaît dans l’encadrement de la porte.
« Salut MZ, lui lance-t-elle d’une voix encore enrouée. Quoi de neuf ?
- Rien à signaler, docteur. Nous tenons notre cap – arrivée à destination prévue dans 3 UT*.
- Aucun obstacle sur la route ?
- Nous avons croisé une ceinture d’astéroïde. J’ai dévié légèrement notre course, tout s’est bien passé.
- Bravo MZ, c’est parfait. Aucun appel ?
- Aucun pendant que vous dormiez. Le Dr Tang a envoyé un message, pour que vous la rappeliez dès que possible.
- Je ferai ça. Peux-tu t’assurer que la balise est prête ?
- Je m’en occupe. »
Après une toilette rapide, Sal-ly se change, prépare un en-cas rapide, et l’emporte avec elle dans la cabine de pilotage. Tout est comme elle l’a laissé avant de dormir. Elle s’installe dans le fauteuil du cockpit, et déguste lentement le contenu de son bol, tout en observant l’espace face à elle, au-delà de la vitre.
L’immensité, le vide, peut être source de vertige. Pas pour elle. Elle ne le voit pas comme un vide sans fond, mais comme un horizon – un lieu d’exploration, de découvertes, de possibilités.
C’est pour ça qu’elle est si efficace dans son métier. L’archéologie spatiale n’est pas donnée à tout le monde. Il y a les connaissances scientifiques, bien sûr – mais n’importe quel quidam ayant fréquenté quelques années l’Université intergalactique peut les obtenir. Observer, analyser, depuis un laboratoire sur un vaisseau-mère ou une planète civilisée, c’est une chose. Se rendre sur le terrain, chercher des traces, explorer, en est une autre.
Il faut supporter les trajets, la solitude, ne pas craindre l’inconnu. Être confiante, mais rester alerte.
D’autant plus quand on est investie d’une double mission. Le Dr Tang compte sur elle ; la Résistance compte sur elle. Elle ne peut pas échouer.
* * *
Lil’a jette un coup d’œil en contrebas. Son vaisseau s’élève dans l’atmosphère de la planète de roche rouge, personne n’a l’air de la suivre. Elle a eu chaud.
Elle pensait être tranquille, sur ce caillou. Ma-ar’s est une planète lointaine des galaxies extérieures, peuplée de quelques colonies agricoles, d’un centre de forage si vieux qu’il ne doit plus récolter grand-chose et de bourgades à moitié abandonnées. Elle fait partie de ces astres depuis longtemps désertés, victimes de l’exode planétaire vers les grandes stations et la Galaxie centrale. C’est le genre d’endroit dont ses professeurs parlaient avec condescendance, une menace sous-jacente dans la voix : celle d’être si exclus de la société qu’on n’aurait d’autre choix de vivoter sur des planètes éloignées.
Lil’a lâche un rire sans joie. N’en déplaise à la directrice Joos, celle qui lui répétait sans cesse « vous pouvez faire mieux, Lil’a, un avenir confortable vous attend avec un peu d’effort », elle aura finalement échoué sur Ma-ar’s. Et n’aura pas pu y rester.
Ce n’est pas vraiment de sa faute. Une sombre histoire de nuit d’auberge pas réglée – elle avait juste oublié, bon sang – une menace d’appeler la police intergalactique, et elle a préféré prendre la poudre d’escampette.
Nouveau rire sans joie. Fuir… Elle y est devenue un peu trop forte à son goût.
C’est mieux pour toi, et pour tout le monde, ma fille.
Jusqu’à quand peut-elle tenir ainsi ?
* * *
À 2 UT de sa destination, Sal-ly a lâché la balise. Celle-ci est programmée pour faire un tour dans la galaxie la plus proche, se poser sur une planète où l'archéologue a déjà mené plusieurs fouilles, et y demeurer jusqu’à ce que sa propriétaire la rejoigne.
C’est un leurre, destiné à déjouer la surveillance éventuelle du régime. La balise lâchée, l’archéologue a rendu son vaisseau indétectable. Elle va pouvoir mener sa mission incognito, et reviendra récupérer sa balise. Elle prélèvera quelques échantillons sur la planète, puis rentrera à l’Université. Ni vue, ni connue.
La manœuvre n’est pas aisée : il faut être parfaitement coordonnée, afin que le signal reste en transmission constante. Mais Sal-ly a l’habitude.
Aux commandes de son vaisseau, elle se sent à sa place. Elle n’aurait jamais imaginé aimer autant la navigation. Ado, elle détestait les cours de pilotage autant que ceux de gym. Ils ne lui paraissaient être qu’une occasion de plus d’humilier les plus faibles et de mettre en avant des personnalités détestables – les pires ont presque tous fini à l’Académie de l’AIG.
Ce n’est que plus tard, lors de son cursus universitaire - en apprenant à conduire un vaisseau, à en prendre soin, à se repérer dans l’espace - qu’elle a compris que la navigation n’était pas qu’une affaire de fortes têtes prêtes à tout pour écraser le reste. Ça, c’est ce que la politique intergalactique a fait de l’enseignement secondaire : une antichambre de l’AIG, conçue pour fabriquer de bons petits soldats, ou une main d’œuvre sans liberté de réflexion.
Quand elle y est entrée, l’Université produisait encore des esprits libres. Sal-ly y a exploré son amour de l’Histoire, de la recherche et de l’aventure. Elle a découvert que piloter était avant tout une question d’humilité. Il faut savoir faire confiance aux machines – le vaisseau, les droïdes, les instruments de navigation – et surtout, il faut savoir faire confiance à l’espace.
De l’autre côté de la vitre du cockpit défilent étoiles et astéroïdes. L’Univers est de toute beauté, même sombre – surtout quand il n’y a personne d’autre qu’elle. Parfois, une nébuleuse, un système solaire, une planète se révèlent. Le spectacle est alors indescriptible.
L’ordinateur de bord lui indique son entrée dans le système solaire visé, très éloigné de la Galaxie centrale. Quelques colonies y demeurent, mais certaines planètes, satellites et astéroïdes n’ont pas été visités depuis bien longtemps par les agents du régime. C’est bien pour cela qu’elles intéressent la Résistance.
Sa destination est le satellite naturel d’une planète irradiée, mais qui semble avoir échappé aux radiations – ou bien celles-ci se sont dissipées avec le temps. En s’approchant, elle aperçoit la planète au loin, un astre bleu foncé strié de traînées violacées. Elle a du être splendide. Son satellite rocheux est appelé « Moon » dans de vieilles archives – si anciennes qu’elles n’ont toujours pas été numérisées, et c’est tout leur intérêt. Des analyses à distance y ont montré l’existence d’une atmosphère artificielles et de structures anciennes. À Sal-ly de vérifier en personne si « Moon » est habitable.
La descente s’effectue sans problème – elle s’installe dans ce qui ressemble à un cirque rocheux. Au loin, des constructions en partie recouvertes d’une sorte de végétation.
« Quelle est ton analyse, MZ ? demande-t-elle à son droïde.
- Le système atmosphérique artificiel est ancien, mais toujours en marche. Taux d’oxygène, 19 %, suffisant pour respirer.
- Pesanteur ?
- 1,6 m/s2 . Mais elle est plus importante dans les constructions que vous voyez à votre droite.
- Parfait, je prends les semelles et deux bouteilles d’oxygène, au cas-où. Je te confie le vaisseau MZ. Je devrais en avoir pour 3 UT. Tu connais la marche à suivre.
- Bien, docteur. Bonne chance. »
Une fois équipée, Sal-ly sort du vaisseau et se dirige vers la construction évoquée par MZ. En s’approchant, elle s’aperçoit que la végétation pousse sous une structure transparente – sans doute celle qui élève la pesanteur – et recouvre en effet des structures diverses, de pierre et de métal – probablement des habitations locales. Un sas de décompression, ancien mais fonctionnel, permet d’y entrer. Des signaux, que Sal-ly ne peut déchiffrer, mais qui lui paraissent familier, ornent l’entrée du sas.
Une fois à l’intérieur, l’archéologue retire ses semelles et sort ses instruments.
Au travail !
* * *
Lil’a n’est plus seule.
Après s’être assurée que la PIG ne la suivait pas, elle a trouvé refuge sur ce satellite rocheux, habitable mais sans signe de vie, non répertorié sur les cartes officielles. Parfait pour faire profil bas.
Elle croyait être tranquille, s’est même autorisée à dormir, dans le renfoncement d’un mur de ce qui ressemble à un immense palais. Le « bip-bip-bip » incessant qui l’a réveillée lui montre bien que ce n’est plus le cas.
Retenant sa respiration, elle s’approche de la source du bruit. Ombre humanoïde, cheveux en carré court, blonds, mobile, pas d’uniforme. L’intrus n’est pas de l’AIG, ni de la PIG. Lil’a s’autorise à respirer. Erreur : l’autre l’entend et se retourne dans sa direction. Repérée, elle est repérée ; inutile de continuer à se cacher.
Lil’a sort du mur derrière lequel elle était cachée et s’approche, les mains bien visibles. Avoir l’air le moins menaçante possible, mais rester sur ses gardes – elle est prête à dégainer ses poignards – comme Jon-Y le lui a appris.
« Qui es-tu ? », demande-t-elle en langage commun, en même temps que l’autre. Très bien, pas besoin de traducteur.
« Je m’appelle Sal-ly, reprend l’étranger·e.
- Lil’a », répond-t-elle sans réfléchir. Elle retient un grognement – elle évite normalement de donner son vrai nom aux inconnus.
Silence.
« Que fais-tu là ?, demande Sal-ly.
- Je pourrais te retourner la question.
- Je suis une archéologue spatiale », répond-t-elle rapidement.
Trop rapidement - Lil'a sait repérer les gens qui mentent, ou ne disent pas tout. Elle fronce les sourcils, réfléchit à toute vitesse. L'autre a une posture amicale, mais semble rester sur ses gardes. Elle ne l'a pas entendue entrer. Elle n'a reçu aucune alerte d'une entrée dans l'atmosphère - le vaisseau de Sal-ly devait être intraçable.
Archéologue, peut-être, mais sûrement pas en mission officielle. Cet endroit n'est même pas recensé sur les cartes. Et on ne fait pas autant d'effort pour ne pas être repérée quand on est au service de l'intergalactique. Les agents du régime sont plutôt du genre grosses bottes.
« ... Tu es de la Résistance », lance Lil'a. Ce n'est pas une question.
Sal-ly garde un visage impassible, mais elle l'a vue. La lueur dans ses yeux. Elle a raison.
Enfin, je les ai trouvés. Elle a fini de fuir.