Quand ils retournent à l’appartement, ils ne croisent pas un chat, ni un homme. Personne. Rien qu’eux quatre. Tennessee, Zack, Klawo l’homme gris, et Thot le Dasur. Ils ont l’impression d’être seuls au monde, tous les quatre. Seuls dans un monde changeant, qu’ils ne comprennent pas, ou n’ont sans doute jamais compris. Car le monde est à l’image des étoiles dans le ciel, froid et inaccessible.
C’est dans un silence uniquement entrecoupé par les grondements provenant du ventre du Dasur qu’ils s’installent dans la cuisine. L’homme gris frotte son front qu’il a cogné au chambranle de chaque porte qu’il a franchi, mais cette fois, Zack ne s’est pas moqué de lui, parce que d’un coup, tout ce qui s’est passé, ça fait trop pour son esprit d’enfant. Et Tennessee est retournée dans sa bulle, un sourire rêveur sur les lèvres, les yeux dans le vague, cherchant l’ombre qui ne ricane plus.
Le ventre du Dasur grogne encore, et Zack lui jette un regard inquiet.
- Il va pas nous manger, dis, l’homme gris ?
- Klawo. Mon nom c’est Klawo. Et non, il va pas vous manger, il pue la charogne, il a du croquer quelque chose sur le chemin.
La grande main de Klawo caresse paresseusement la fourrure hérissée et hirsute de la bestiole, dont on ne sait pas trop si c’est un chien, une hyène, un ours qui s’est pris un camion et a bien trop de pattes. Tennessee frissonne, passe devant la présence si énorme et envahissante de Klawo et de Thot, et ouvre le frigo. Des lardons, du jambon, un poulet. Elle fait la moue, regarde par-dessus son épaule la bête effrayante et dégoûtante, et ouvre le congélateur coffre où elle hisse une cuisse de sanglier offerte par un de ses voisins quand il en avait tapé un avec sa voiture, et se redresse avec difficulté, vacillant sous son poids. Les yeux fuyants, elle demande timidement à l’homme gris.
- J’ai que ça, ça suffira ?
Elle glisse un regard vers la bestiole qui fait la taille d’un poney. Ou d’une vache. Enfin, d’un truc qui est pas censé être dans une cuisine, ou dans le quartier. Un truc moche qui devrait rester caché quelque part, pour toujours.
L’oeil unique de Thot surveille le moindre geste de Tennessee qui se sent comme une biche prise dans les phares d’un trente-six tonnes lancé à pleine vitesse, et dépourvu de chauffeur.
Avec un rire inquiet, la jeune femme tend l’énorme cuissot de sanglier recouvert de givre à la bestiole qui hume l’air avec un mouvement très canin, avant de se lever, de s’avancer d’un coup vers Tennessee qui lâche le morceau de bidoche avec un petit couinement effrayé avant de se reculer vivement.
Klawo lève la tête vers elle, jette un œil à Thot qui renifle avec intérêt le bout de barbaque, et hoche la tête en guise de remerciement.
Tennessee se rassoit sagement sur sa chaise, réunissant ses mains sur ses genoux. Son tee-shirt déchiré colle à son dos trempé de sueur. D’un geste de la main, elle invite Zack à venir la rejoindre, et plutôt que d’enjamber la bestiole, son fils coule sous la table et vient dans ses bras. Et bien entendu, l’homme gris n’a pas bougé, comme si tout cela était parfaitement normal.
Zack jette un œil au cendrier posé sur la console, d’où s’échappe un petit bruit d’os s’entrechoquant, et ce coup-ci, rien à voir avec les reniflements dignes d’un aspirateur, provenant de Thot. Non. Le délicat squelette de l’oiseau semble jouer des castagnettes, et, sur la pointe des pieds, le gamin vient le prendre avec douceur et le mettre dans sa paume pour l’observer. Derrière lui, sa mère fronce le nez, alors que l’homme gris regarde tout cela d’un air bovin. Mais quand lui aussi remarque le squelette qui s’habille de chair, il se met à humer l’air, tâter sa canine du bout du doigt, plongé dans ses songes, alors que, sans le savoir, il est de nouveau tout à fait gris, tout à fait terrifiant et tout à fait monstrueux.
Un ricanement tombe du plafonnier.
- Il a raison, l’Autre. La magie revient, mais elle repart. Mais elle revient…
Zack lève la tête de l’oiseau qui commence à s’habiller de plumes. Entre ses dents de devant manquantes, sa voix est un chuintement.
- Ça fait comme la marée ? La mer va et vient ? Ou comme une batterie ? Ça se décharge ?
Klawo pose ses yeux plus noirs que la plus noire des nuits sur le gamin blond au teint de soleil, mais à l’éclat sombre dans ses prunelles vertes. L’éclat de son père.
La mer ? La mer. Oui, ça va et ça vient. Ça repart mais ça revient toujours, comme le vent.
- Oui, répond l’homme gris sobrement.
Et par terre, sous la lumière crépitante du plafonnier, l’homme sombre pince la croupe du Dasur qui glapit et va se coller dans les jambes de Tennessee qui lutte contre l’envie de grimper sur la table avec son fils en hurlant.
- Et ça veut dire quoi, que la magie revienne ? Parce que maman et moi, on est magique, et toi aussi, Klawo. Et Thot aussi, parce que je n’ai jamais vu un chien pareil. Du coup, ça va faire quoi ?
Les yeux de Zack sont restés plantés sur l’homme gris. Comme il ne répond rien et regarde Tennessee, les yeux de Zack se posent alors sur sa maman qui n’a pas plus de réponse que l’homme gris. Au final, les yeux à tous, sauf ceux du Dasur qui vit une félicité pré-digestive, tombent sur la flaque d’ombre qui ondule sur le carrelage. Les yeux de Zack et de sa mère retournent sur Klawo qui, sentant que la réponse dépend de lui, hausse ses épaules musculeuses en fronçant les sourcils.
La réflexion, ça n’a jamais été son truc, et se réveiller après un sommeil millénaire et inexplicable, ça n’aide pas à mettre ses idées côte à côte pour en faire quelque chose qui veuille dire quelque chose.
Leurs trois regards tombent de nouveau sur l’ombre au sol, tapis mouvant et ricanant, la seule qui puisse apporter une réponse à ce marasme de questions qu’ils n’ont jamais eu besoin de se poser. Klawo, parce que ce n’est pas dans sa nature. Zack et Tennessee, parce qu’ils savent qu’ils sont magiques depuis un quart d’heure.
Autour d’eux, l’oiseau paré de plumes bat des ailes en piaillant, clamant son bonheur de se retrouver vivant, encore une fois.
Pour ce que ça va durer…
- Comme la marée, comme une promesse, comme un rêve, comme un souvenir… La magie, elle est tout ça, se gondole l’ombre. Toujours elle revient.
Zack fronce les sourcils et, courageusement, se détache de l’étreinte de sa mère pour se relever et du haut de sa stature d’enfant de huit ans, affronter cette chose qui est son père, mais peut-être pas tout à fait.
- D’accord, mais cela veut dire quoi pour maman et moi ?
Nouveau déclenchement de rire. L’ombre rit autant qu’elle respire.
- Cela veut dire que les frontières entre les mondes vont s’effondrer, et cela veut dire que ta mère, ma Reine, sera couronnée et que tous ploieront le genou devant elle. Cela veut dire que bientôt, très bientôt, je serai bien plus qu’une ombre portée. Et toi, Zack, tu es bien autre chose qu’un simple petit garçon… Tu verras et accompliras des choses que tu ne peux pas encore imaginer.
Zack réfléchit fort, très fort.
- Mais du coup, je vais avoir des ailes aussi ? Et y a d’autres bestioles comme Thot qui vont arriver ? Et toi, tu vas rester une ombre ? Et maman, elle peut travailler si elle a des ailes ? Et moi, si j’ai des ailes, je continue l’école ou pas ? Parce que j’aime pas ça, l’école.
- Bien sûr que je vais continuer à travailler et que tu iras à l’école, Zack, l’interrompt Tennessee, d’un ton très peu assuré.
Vouh, fait le vent dehors, se levant brusquement. Klawo fronce ses sourcils et se lève, enjambe Thot qui commence à croquer son cuissot de sanglier dans des scronch sonores, et d’autres craquements humides et révulsants. De son énorme main, l’homme gris repousse délicatement les rideaux de la cuisine et observe une de ces tempêtes d’été qui surgissent du néant pour arroser la terre d’une pluie torrentielle, balayer le sol d’un vent fou, alors que les nuages noirs s’amoncellent, et que l’air se charge d’une électricité qui vient annoncer un violent orage. Et crac ! Ça ne loupe pas. Le premier roulement du tonnerre, comme celui d’un ventre immense et affamé, vient rompre le silence lourd. Des éclairs zèbrent le ciel, venant éblouir l’homme gris qui se tourne vers Tennessee et Zack, de nouveau enlacés.
- Il se passe quelque chose.
- Hé hé, murmure la flaque d’ombre au sol.
Prudent, Thot s’en écarte et vient se coller aux jambes épaisses comme des fûts de son maître. Le visage de Tennessee s’allonge, ainsi que celui de Zack. Leurs regards sont fixés sur le bâtiment d’en face, les quelques arbres de la cour, et ils semblent tous s’éloigner, à toute vitesse. Comme des mirages. Comme le terrain de foot d’Olive et Tom que Tennessee regardait quand elle était gamine, le but adverse semblant si lointain et inaccessible.
La mère et son fils se lèvent, le visage pâle, et s’approchent doucement de la fenêtre, Tennessee frissonnant quand une langue d’ombre vient caresser sa cheville.
- C’est comme tu dis… Le monde change. Il y a quelque chose, là, en-dessous, murmure Zack dont les yeux verts s’éclairent devant le paysage qui se transforme sous son regard.
Dans un bang tonitruant, des montagnes surgissent du sol, des cratères se creusent, l’immeuble dans lequel ils sont gémit, se tord dans des clacs inquiétants, luttant pour rester debout.
- On doit peut-être sortir ? Demande du bout des lèvres Tennessee, qui a du mal à comprendre ce qu’il se passe.
Ahou ! Des cris semblables à ceux de Thot, aux hurlements de loups, viennent déchirer le silence d’un monde qui attend, un monde qui semble se donner naissance. Les piou-piou de l’oiseau maintenant habillé de plumes, les détournent de la fenêtre, et ils suivent des yeux le piaf qui s’élance de la commode, volette autour d’eux et à tire-d’aile s’éloigne des dents du Dasur qui claquent bien trop près de lui à son goût. Son chant se courrouce, et l’oiseau se perche sur le plafonnier.
- Alors, ça y est, enfin !
Le ton est triomphant, et tous ils se retournent et observent l’homme sombre, suffisamment tangible pour pouvoir être touché, ses immenses yeux sombres et avides, son sourire fendant son visage en deux, exsudant des ombres par tous les pores de sa peau. Thot grogne, puis bouscule Tennessee qui se rattrape maladroitement au manche de la masse d’arme, et au bras de Klawo. Elle éclate de rire, et plus rien ne peut arrêter ce rire fou qui la secoue toute entière. Entre deux hoquets, elle parvient à dire qu’elle ne comprend pas du tout ce qui est en train de se passer.
L’air inquiet, Zack regarde sa mère, Klawo, Thot, puis l’homme sombre, avant de se détourner d’eux et de jeter un œil par la fenêtre, et ce qu’il voit lui fait tourner la tête de manière vertigineuse. Comme lorsqu’on observe ce qui n’est pas censé être. Ce qui est impossible à concevoir.
Des langues d’ombre sortent par tous les pores de l’homme sombre dont la présence est écrasante, étouffante. Le rire de Tennessee s’éteint alors que le sien, vaguement nasillard, commence, et prend tellement d’ampleur qu’ils ont l’impression que le bâtiment entier se gondole avec lui, que le monde entier se tord de rire.
Le regard toujours posé sur ce qui était sa rue, mais qui s’est élargie de manière exponentielle, Zack suit des yeux les petites silhouettes affolées de ses voisins, de Mme Berger et de son chien, et d’autres corps encore, qui n’ont pas grand-chose d’humain. Des peaux grises, des peaux vertes, des chevelures hirsutes, des Dasurs boîtant et hurlant leur faim inextinguible.
- Maman, t’as encore du sanglier ?
L’inquiétude de Zack est palpable, et il se tourne brusquement vers l’homme sombre dont le rire se fane. L’enfant a un regard qui le glace. Est-ce donc le regard que lui aussi possède ?
- Je ne veux pas qu’il arrive quelque chose de mal aux voisins.
N’obtenant aucune réponse, Zack bouscule tout le monde et se précipite sur le frigo où il entasse dans son tee-shirt toute la viande qu’il peut trouver. Il a l’impression désagréable que ce qui se produit est très grave, et qu’il ne peut prémunir ses voisins des dangers qui courent. Zack sort en trombe de la cuisine puis de l’appartement, dévale les escaliers en courant. Arrivé sur ce qui était le parvis de son immeuble, il observe le paysage changeant, voit Mme Berger si loin avec son petit chien, encerclés par des Dasurs et des hommes gris et verts grimaçants. Il frissonne d’anticipation et court vers eux, sourd au bruit de pas derrière lui, ceux de Thot, de Klawo et de sa mère. Aveugle à l’ombre qui a coulé de la fenêtre ouverte de la cuisine, au quatrième étage.
Et l’homme sombre se dresse, et le monde fait silence. Sa peau parsemée de cuivre attire tous les regards sur lui. Les regards des monstres. La lumière semble pâlir, comme s’il l’absorbait et la transformait en obscurité. Mme Berger glapit, attrape son yorkshire, le serre dans ses bras, et part en trottant vers son bâtiment qui est censé être le plus proche de celui de Zack et Tennessee, mais qui lui aussi, a dérivé sur les terres qui ont émergé, qui émergent encore, vomissant des créatures par dizaines.
Klawo se redresse de toute sa hauteur, tout à fait gris et tout à fait monstrueux, et pousse un cri qui se répercute entre les immeubles, de loin en loin, parcourant tout le quartier, faisant vrombir l’air comme un essaim furieux, et des dizaines et des dizaines d’autres cris lui répondent, s’entremêlent, en un choeur fou qui se fiche de l’harmonie. Zack se tourne vers lui, puis, peu assuré sur ses jambes ébranlées par le sol qui tremble, se meut comme une bête énorme attaquée par des taons, il serre contre lui le jambon, les cuisses de poulet qu’il a rangé dans son tee-shirt, puis suit du regard Mme Berger, échevelée, et son yorkshire pour une fois muet, qui viennent d’entrer dans leur immeuble qui continue de dériver.
Et d’un coup, c’est encore plus le chaos, parce que les Dasurs ont compris qu’ils étaient vivants, affamés, et viennent de remarquer Zack, îlot solitaire au milieu des flots de béton, de roches, de gravier. Le petit garçon se raidit, en tenant contre lui la bidoche comme il se blottirait contre un doudou, rempart inutile contre le danger, mais dispensant une fausse assurance.
Ahou, fait Thot derrière, qui, en quelques pas de ses trop de pattes, bondit devant Zack. D’une bourrade de son énorme tête, il bouscule le petit garçon qui laisse échapper un beau saucisson qu’en un reniflement et deux coups de dents, Thot engloutit tout rond. Les autres Dasurs semblent immobiles face à Thot, et les autres hommes gris, et les verts aussi. Zack en profite pour lancer un regard apeuré vers sa mère qui irradie de lumière sans s’en rendre compte, alors que l’homme sombre exsude ses ombres. Klawo est debout, les yeux plissés, observant ce qu’il se passe devant lui, et le temps semble s’arrêter.
- Tu les connais ?
Klawo met du temps à comprendre que c’est à lui que Zack s’adresse, et hoche la tête brièvement, avant de brandir de nouveau sa masse d’arme. Et des bras musculeux, décharnés, secs, gras, gris ou verts, brandissent à leur tour gourdins, lances, des sortes d’arbalètes, des bâtons en tout genre. Et du même pas puissant, ils se dirigent vers Klawo, leurs Dasurs sur les talons. Arrivés au plus près de l’homme gris, ce sont des concerts de grimaces, de grognements, de bruits de gorges, de frottements de larges pieds nus contre le gravier qui roule sous leurs plantes, le son mat des armes qu’ils laissent tomber négligemment, les retenant à peine de leurs poings serrés.
- Oui, je les connais. Ce sont les miens.
Zack acquiesce à son tour, et quelque part, cela le rassure que Klawo connaisse ces hommes gris et ces hommes verts, ces bestioles hirsutes, que tout ce qui vient de se passer lui semble complètement normal. L’idée que cela puisse justifier qu’il n’aille pas à l’école lundi, et que sa mère n’aille pas au travail, l’amuse et le fait espérer. L’école et le travail c’est trop nul, ça sert rien qu’à lui faire passer moins de temps auprès de sa maman. Peut-être qu’avec les terres qui sont sorties du sol, et les hommes gris, les hommes verts, et les Dasurs, son école et le travail de sa maman seront tellement éloignés qu’ils ne pourront même pas y aller en bus, comme si ces endroits avaient été poussés jusque dans la ville à côté, ou plus loin encore.
Oui, ça serait bien.
Quand Zack se tourne vers les grands, les petits, les larges, les longs, les maigrichons teigneux et les gros qui ont l’air bête, il se met à frissonner lorsqu’il se rend compte que leurs regards oscillent entre Thot qui est toujours devant lui, comme pour protéger de la horde le gamin dégingandé qu’il est, Klawo juste derrière lui, puis sa mère qui scintille et son père qui absorbe toute lumière, et qui se tiennent là, aussi immobiles que des statues. Ils ne comprennent pas, comme s’ils observaient une scène dont certains éléments ne collent pas avec d’autres. Cela, Zack en est sûr.
Un Dasur un peu moins lent que les autres s’approche, la truffe en l’air, et ignore le grondement sourd de Thot qui fait au moins deux fois sa taille. Zack promène une main qu’il espère apaisante sur le dos du Dasur, entremêlant ses doigts dans la fourrure inextricable. Et de son autre main, il essaie d’extirper une cuisse de poulet de son tee-shirt, mais fait tout tomber sur la tête de Thot qui le regarde de son œil borgne avant de fureter par terre et de dévorer ce qui s’y trouve.
- Ben c’est malin, j’ai plus rien à leur filer à bouffer, maintenant.
Zack tourne la tête vers sa mère, et il assiste alors à un spectacle incroyable. Tous les hommes gris et verts, rassemblés avec leurs Dasurs autour d’eux, regardent sa maman qui scintille, et tombent à genoux. Seul Klawo qui est le plus grand et le plus fort reste debout. Une impression de puissance phénoménale se dégage de lui. Le petit garçon cligne des yeux plusieurs fois et observe la scène, où personne ne bouge, les têtes des hommes gris et des hommes verts sont baissées vers le sol, leurs armes éparpillées autour d’eux, comme des blés qui ont été fauchés. Il a l’impression étrange de voir un roi en Klawo, comme si l’homme gris retrouvait ce qu’il est vraiment, ce qu’il a toujours été, mais qu’il a oublié parce qu’il a trop dormi et se cogne trop souvent la tête.
Et si Tennessee scintille et que l’homme sombre produit des ombres, la lumière de l’une et l’obscurité de l’autre dansent ensemble, s’effleurent, sans jamais annuler l’autre.
Zack entend derrière lui les pas des Dasurs qui avancent pour rejoindre les hommes gris et les hommes verts, et Thot leur emboîte le pas, balançant sa tête de droite et de gauche pour embrasser la scène de son oeil unique. Les doigts emmêlés dans son pelage hirsute, Zack n’a pas d’autre choix que de le suivre. Son regard se promène sur son bâtiment, où, par les fenêtres ouvertes, ses voisins regardent ce qu’il est advenu de leur quartier, ce qu’ils ont toujours connu. Le bâtiment de Sébastien est vachement plus loin que d’habitude, et le petit garçon se demande un instant s’il pourra toujours aller voir la télé chez lui, parce qu’elle est beaucoup plus grande. Son regard dérive sur les poteaux électriques aux fils arrachés qui pendent, comme des guirlandes débranchées lorsqu’on défait le sapin de Noël.
Tout a changé.
Absolument tout a changé.
Zack essaie d’extirper ses doigts de la crinière du Dasur, mais n’y arrivant pas, il les tire d’un coup sec, arrachant au dos de la bestiole une bonne touffe de poils, ce que ne semble pas du tout avoir remarqué Thot qui continue son chemin jusqu’à Klawo.
C’est comme si tout le monde attendait que quelque chose d’autre se produise. Quelque chose qui est supposé arriver mais n’arrive pas.
Et comme c’est super long d’attendre pour un petit garçon de huit ans, Zack rejoint sa maman. Il frissonne à peine quand la main d’ombre de l’homme sombre se pose sur son épaule, en un geste possessif. La main est lourde, sur lui. Elle pèse comme une vraie main, mais pourtant, l’ombre vient couler sur lui, l’envelopper, jouer avec ses cheveux mal peignés, effleurer sa joue rebondie.
Un oiseau vole au-dessus d’eux, piaillant, et Zack sait que c’est celui qui n’était rien qu’un squelette. Et tout cela est vraiment trop bizarre, pourtant, Zack n’a pas peur. Parce que Zack n’a jamais vraiment peur. Et l’homme gris non plus, se dit-il en le regardant, immobile, dressé de toute sa hauteur.
- Et maintenant ? Demande Zack à personne en particulier, bien qu’il espère quand même une réponse venant de quelqu’un.
Quelques hommes gris et verts frémissent, courbaturés par leur posture inconfortable. Klawo grogne, ou peut-être leur dit-il quelque chose. Aussi, ils se lèvent tous, comme une armée. Mais une armée qui ne sait pas marcher au pas et dont la plus grande stratégie militaire, le plus grand talent martial, consiste sûrement à taper sur l’ennemi jusqu’à ce qu’il ne bouge plus.
L’un d’eux répond à Klawo par un autre grognement. Et Zack entend un grondement sourd. Il regarde Thot, mais c’est pas possible qu’il ait faim avec tout ce qu’il a bouffé.
- Ils ont faim, répond Klawo, d’un geste vague de la main, désignant le troupeau devant lui.
L’esprit de Zack file alors à toute vitesse. Sa mère a plus de viande dans le frigo, vu qu’ils ont tout filé à Thot, et le petit garçon n’a pas envie d’aller toquer à la porte des voisins. Un sourire illumine son visage qui était jusqu’alors soucieux, et il pointe son doigt vers ce qui était une route, avant, entre les immeubles.
- Le Shopi est là-bas !
Zack s’avance pour leur montrer le chemin, suivi par cette armée improbable, puis par Klawo qui leur emboîte le pas alors qu’il est censé mener son armée, par l’homme sombre dont le rire se répercute de loin en loin, d’un bâtiment à une montagne, du mur d’escalade à ce qui ressemble à une catapulte. Et tout derrière, Tennessee suit parce qu’elle ne sait pas que faire d’autre.