La main de Zack dans la sienne, ils regardent tous deux la silhouette fine de Tennesse, sa peau veinée de lumière, ses cheveux d’ordinaire d’un blond clair qui semblent luminescents, et ces ailes fines que l’homme gris sait tranchantes comme des couperets. Les yeux de Zack se parent des reflets émanant de sa mère, mais l’homme gris y devine une obscurité qui vient de l’Autre.
- Zack, viens dans mes bras, murmure Tennessee.
La jeune femme – est-elle donc une femme ? – a les yeux qui brillent d’une émotion qu’elle n’a jamais ressentie, peur et fierté mêlées. Et l’ombre ricane sous le meuble télé. Le petit garçon lâche la main de l’homme gris et vient se réfugier dans les bras de sa mère qui l’enveloppe de cette douceur qui ne l’a jamais quittée. Elle embrasse son fils et lève les yeux vers l’homme gris.
- Je te vois. Je t’avais déjà vu comme tu es, entre deux battements de cils, mais là… Je te vois.
L’homme gris acquiesce, attendant presque qu’elle lui révèle son nom, avec cette manie des hommes de tout nommer pour maîtriser la nature des choses, mais, son nom ne vient pas, et Tennessee n’est pas plus une femme que lui n’est un homme. Et Zack n’est pas un petit d’homme, il est le petit de l’ombre qui ricane. Pourtant, l’homme gris sait qu’il en a un, de nom, parce qu’il était un chien de guerre, un commandant, et qu’il avait une monture, avant. Il avait un nom. Et l’homme gris pense qu’elle continue à s’adresser à lui, ainsi qu’à Zack, mais Tennessee parle plus pour elle-même, comme si les engrenages de son esprit commençaient à tourner dans le bon sens.
- Maman disait que j’avais des ailes, c’est pour ça qu’ils l’ont enfermée...
Cela rigole sous le meuble télé.
- Qu’est-ce qu’il se passe, qu’est-ce qu’on est ?
Tennessee lève les yeux vers l’homme gris, qui cherche ces mots qui lui échappent, fronce ses sourcils sous son front bas, tapote de son pouce sa canine ornée d’une bague métallique.
- Pas des hommes.
Le rire s’élève sous le meuble télé, et l’homme gris a une soudaine envie de le faire taire à coups de masse. Mais c’est la voix de Zack qui brise sa colère, alors qu’il suit des yeux l’oiseau qui était mort il n’y a pas une heure et qui volette autour de la tête de l’homme gris.
- On est quoi, l’homme gris ? Et toi, t’es quoi aussi ?
- Demande à l’Autre qui se glisse dans les ombres, lui il sait. Moi j’ai oublié.
- Tu te cognes la tête trop souvent, aussi, marmonne Zack.
Le rire s’est tu, et l’obscurité reflue, et l’oiseau tombe au sol dans un bruit mat, se déplume, se dévêt de sa chair, et redevient squelette. Zack échappe à l’étreinte de sa mère, le recueille dans ses mains, et le pose dans le cendrier vide sur la table de la cuisine. La peau de Tennessee reprend une couleur de pêche, ses ailes se recroquevillent comme une fleur qui fane, et viennent se plaquer sur son dos. De surprise, la jeune femme essaie de regarder par-dessus son épaule, mais la seule preuve qu’une chose si étrange s’est produite sont les déchirures de son tee-shirt. Elle papillonne des yeux et regarde l’homme gris, qui ressemble maintenant tout à fait à une grande baraque à la mine revêche, aux dents à la taille normale et à la peau burinée par une vie dehors.
- Demande-lui, avant qu’il ne fuie. Il est la raison de ton existence, Zack, tu portes son odeur, et son obscurité est dans tes yeux.
Les engrenages tournent dans l’esprit du petit garçon. La raison de son existence, c’est sa mère ! Tennessee arbore un sourire lointain, mais pas gênée pour un sou.
- Quand j’ai dormi avec ton père… Bidule – elle a la délicatesse de rougir de ne jamais avoir été fichue de retenir le nom du blond avec qui elle a partagé une heure de sa vie – Bidule a changé d’apparence. Il était blond aux yeux bleus, et il est devenu brun à la peau ocre, la pièce s’est assombrie comme si un orage menaçait. J’ai cru que j’hallucinais, l’homme gris, parce que c’était au moment, tu sais…
Ses yeux deviennent intenses, et des souvenirs de silhouettes à la peau grise comme lui ou à la peau verte parfois, étreintes entre ses bras, défilent dans son esprit à une vitesse telle qu’il n’a pas le temps de saisir le moindre visage. Peut-être a-t-il eu des enfants, aussi, parce que parfois c’était comme ça qu’ils en avaient, son peuple et lui. Quand la montagne ne les leur donnait pas. Ses lèvres s’étirent en un sourire carnassier, et Tennessee ouvre de grands yeux, et l’homme gris sait qu’elle le voit tel qu’il est, comme Zack l’a vu dès le premier jour et chaque jour qu’ils ont partagé ensuite.
- Et toi, l’homme gris, tu es quoi ? Insiste le petit garçon.
Le colosse hausse les épaules, et passe sa langue sur ses canines pointues. La luminosité dans la cuisine est redevenue normale, le jour pâle et clair filtre à travers les rideaux accrochés aux fenêtres, mais tous savent que l’ombre sous le meuble télé est encore là, à se repaître de leur existence, à écouter leurs pensées, à se nourrir de ce quelque chose dans l’air qui a changé.
- Je ne suis pas d’ici. Je ne suis pas un fils de l’homme. Ni un de ses enfants.
Il désigne du regard l’ombre qui grinche de rire tapie dans le coin le plus sombre de la cuisine.
- La montagne m’a enfanté. Mais ce n’est pas une montagne du monde des hommes. C’est quand le monde était plus vaste, et que les terres étaient hostiles, et que les miens massacraient les hommes qui osaient s’élever contre nous. C’est quand celui-là était si puissant que sa légende parcourait le monde dans son entièreté et que tous tremblaient à son nom.
L’homme gris désigne l’ombre qui se déplace sur les murs, dansant autour d’eux. Le gamin l’écoute avec intensité, buvant ses paroles.
- C’est ça, l’homme gris, chantonne la voix qui gouaille, tu te souviens du monde quand la magie était encore présente, comme la lumière le jour, et l’obscurité la nuit. Mais un jour, les hommes se sont mis à écrire, et la magie s’est cachée, pour se protéger, parce qu’entre leurs mains, elle aurait été une arme terrible. Mais elle revient, elle revient !
L’ombre vient se promener à travers la cuisine comme une brise fraîche, faisant voleter les pans du tee-shirt déchiré de Tennessee, les cheveux de Zack, jusqu’à rejoindre le plafond où elle s’étale comme une flaque d’eau sombre.
- Je savais qu’elle reviendrait, la magie, et je l’ai su encore plus quand ma reine est née. Quand, si petite et fragile, elle a traversé les frontières. Et maintenant, ma Reine sait qui elle est, et elle va attirer les lambeaux de magie aussi sûrement qu’un navire suit la lumière d’un phare.
- Dis-moi mon nom, marmonne l’homme gris, ses poings se serrant sur le manche de sa masse, dont la tangibilité le rassure.
Seul un ricanement lui répond.
- Dis-moi mon nom ! Crie l’homme gris en brandissant sa masse. Tennessee, craignant pour son plafond, lui adresse un regard qu’elle espère apaisant.
- Trop bête pour se souvenir de son nom, Toth ?
- Toth, murmure l’homme gris qui a oublié l’insulte sitôt prononcée.
L’ombre ricane, et ce ricanement s’amplifie jusqu’à ce que Tennessee et Zack se mettent également à se gondoler. Le dernier à les rejoindre est l’homme gris, et son rire résonne comme une poignée de gravier dans une bétonnière folle.
Mais ce qui arrête leurs éclats est le long hurlement, semblable à celui d’un loup, mais bien plus gros, plus puissant, qui résonne quelque part, dehors. Et ils s’entreregardent, ignorant l’ombre qui frémit sur le plafond et semble rassembler ses lambeaux, comme une femme ramasse ses jupes, et se laisse couler à côté de l’homme gris, en murmurant à son oreille.
- Toth est le nom de ton Dasur, imbécile. Va le chercher avant qu’il bouffe un gosse, Klawo.
Klawo. Le visage de l’homme gris s’éclaire d’un sourire, et ses yeux plus noirs que la plus noire des nuits balayent la pièce, glissant sur Zack et sa bouche grande ouverte de surprise, et Tennessee qui est totalement immobile, spectatrice de ce qu’il se passe dans la cuisine. Klawo. C’est son nom. Klawo le chien de guerre.
Un autre hurlement, plus long, qui part de plus grave, pour finir dans des aigus qui lui font dresser les poils sur l’échine, le sort de sa torpeur. Le Dasur. Il est si proche. L’homme gris, Klawo, le chien de guerre, c’est du pareil au même. Mais se souvenir de son prénom lui ramène plein d’impressions, et la certitude que c’est son Dasur, sa monture, son loup de guerre. A la pensée des gamins qui fument dans les escaliers et qui risquent de servir de repas à son Dasur, l’homme gris se met à réagir, et quitte précipitamment la cuisine, non sans avoir heurté, comme d’habitude, le chambranle de la porte.
- Pas trop tôt, croient entendre Zack et Tennessee qui le suivent, ignorant l’ombre qui se glisse derrière eux, en chantonnant.
Ils dévalent les escaliers en courant, guidés par les pas lourds de Klawo qui, tel une boule de bowling, envoie valser les gars qui refont le monde au rez-de-chaussée. Mais pas un ne bronche en se relevant, ignorant le regard désolé de Tennessee qui s’excuse d’un sourire, bientôt dépassée par Zack qui vient percuter le dos de l’homme gris qui ne bouge pas d’un pouce. Les yeux plus noirs que la plus noire des nuits parcourent la rue déserte, les arbres silencieux. Il tend l’oreille, à l’affût du bruit de la course du Dasur, et enfin, il l’entend et grimace un sourire qui contient bien trop de crocs. Il brandit sa masse d’un bras puissant, et pousse un cri rauque, qui se répercute de bâtiment en bâtiment. L’écho de cet appel lui ramène le souvenir d’autres échos, dans les montagnes, quand Klawo menait ses orcs à la bataille, et que leurs cris rauques achevaient le courage de leurs adversaires avant même qu’ils ne les voient arriver, en horde désordonnée, certains courant en brandissant leurs armes, d’autres, loin devant, montés sur leurs Dasurs.
- Toth ! Hurle l’homme gris.
Il sent Tennessee quelque part dans son dos, qui reprend son souffle, et de sa grande main, empêche Zack de passer devant lui. On ne sait jamais, si le Dasur a faim. L’ombre se faufile entre les gars qui époussettent leur pantalon et tentent de reprendre contenance, mais ils frissonnent, s’entreregardent, les yeux exorbités, et quand ils entendent un « bouh » suivi d’un rire tonitruant, se dispersent comme une volée de moineaux effrayés, poursuivis par le rire qui s’accentue quand ils trébuchent.
Zack jette un œil sur le côté, dans l’espace entre le bras de l’homme gris et son torse large comme un buffet, et soudain, elle arrive, la bête, d’un espace entre deux bâtiments, elle se faufile et fonce jusqu’à l’homme gris avant de s’arrêter. Le Dasur. C’est un genre d’énorme loup, ou de hyène, avec une tête bizarre comme si on avait mélangé ensemble plusieurs têtes d’animaux moches pour essayer de l’améliorer, mais qu’on n’avait pas réussi. Et ça a des pattes étranges. Déjà, il y en a deux en trop, au milieu, et on dirait presque des mains au bout.
- C’est quoi ?
- Toth, marmonne Klawo qui ne quitte pas son Dasur des yeux, alors que tous deux hument l’air jusqu’à ce qu’ils se reconnaissent.
Le Dasur s’approche encore, regardant de côté l’homme gris, et Zack qui se rend compte qu’il lui manque un œil, et qu’à la place, il n’y a qu’une cavité béante et peu ragoûtante. La bête exhale une sorte de grognement sourd qui vibre dans l’air jusqu’à faire s’entrechoquer les vertèbres de Zack qui frissonne même s’il n’a pas peur. Il se retourne quand même vers sa mère qui le rejoint en un pas et lui saisit la main, cachée par le dos immense de Klawo, qui lui bouche la vue, et c’est tant mieux, parce qu’à la tête de son garçon, Tennessee sait qu’il n’y a rien de bien réjouissant.
Toth hume une dernière fois l’air avant de venir musser son museau dans la grande main que Klawo, venant lécher ses doigts énormes et y laissant une odeur de charogne.