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Notes d'auteur :

Mannaz (les origines) : Soi. Votre personnage a ou a eu un mentor qui l'a aidé à se construire.

Une partie du texte répond à la contrainte "os" de la nuit du 22/05/21 (merci aux organisatrices !)

Je vous souhaite une bonne lecture !

 

Les jours filent, et le matin, bien avant le lever du soleil, Tennessee part au travail avec son vélo. Quelques heures plus tard, c'est Zack qui part à l'école, même s'il n'aime pas ça, et il quitte à regret l'homme gris à qui il a donné plein de conseils pour allumer la télé, chercher une chaîne, écouter de la musique sur le poste, jouer à la console. L'homme gris passe son temps à attendre le petit d'homme, ses souvenirs revenant petit à petit dans son esprit embrumé.

Mais l'homme gris sent un changement insidieux se produire en lui aux côtés de ce petit, Zack. Le seul qui l'a vu tel qu'il est depuis si longtemps que cela non plus il ne le sait plus. Zack a vu au-delà de la saleté repoussante, au-delà de l'odeur forte, au-delà de la mine revêche. Zack a vu le seigneur de guerre qu'il n'était plus depuis des temps immémoriaux. Alors, Zack a entrepris de lui raconter ce qu'il voyait en lui.

Un homme gris. Un homme grand comme un frigo, large comme la télé de Sébastien qui habite dans le bâtiment d'à côté. Un tas de muscles, comme dit Zack, couturé de cicatrices, comme taillé dans le granit. Des crocs comme des poignards, des yeux plus noirs que la plus sombre des cavernes, plus noirs que la nuit, plus noirs que le désespoir.

« Voilà » dit Zack.

Et les souvenirs reviennent, des images sombres et des cris. Une langue qu'il ne parle plus mais commence à comprendre. Cela revient, comme la mer, comme la lune, comme la souffrance. Tout revient en l'homme gris. Il tâte de son pouce son croc de droite, en teste de la pulpe de son doigt le piquant. Un croc qui pourrait éventrer.

Et d'un coup, une autre fulgurance comme il en a de plus en plus depuis Zack. Un autre homme gris, aux muscles fondus, squelette décharné et sourd comme un pot, couvert de fourrures mitées, dans une grotte humide qu'il sculpte d'un poignard.

Son visage qui se tourne vers lui, et cette langue que d'un coup il comprend.

« Des entrailles de la terre nous naissons, et aux entrailles de la terre nous retournerons. »

 

 

Quand ce souvenir a pris place dans son esprit, il ne le quitte plus, tourne en boucle, il revit la froideur de la caverne, a dans les naseaux l'odeur du foyer du vieil homme immense, toute en longueur courbée, décharnée. L'odeur des herbes qu'il brûle dans ce feu qu'il n'entretient pas, l'odeur des fourrures mal nettoyées du vieux, qui sentent la viande pourrie. L'odeur de la craie, le métal qui frotte contre les parois.

L'homme gris a vu tant et tant de l'écriture des hommes dans ces villes tentaculaires, mais jamais il n'a écrit. Son peuple et lui n'écrivaient pas. Ils se transmettaient leur histoire à l'oral, dans cette langue râpeuse et gutturale dont quelques accents lui reviennent. Il n'est pas loin, il est si près de se souvenir de son nom. Si près. Mais cela lui échappe, comme tant d'autres choses.

L'homme gris a besoin de Zack pour se souvenir.

 

 

« Ben, c'est comme si tu étais tout neuf ? »

Zack est assis à côté de l'homme gris, sur le terrain de foot du quartier. Il triture entre ses doigts un squelette tout blanc, tout léger.

« C'était quoi comme bête ? »

Il le tend à l'homme gris qui le prend dans sa main immense.

« Un oiseau » il grogne et rend le squelette au gamin avant que sa main immense n'en sépare les os. Zack reprend le squelette comme une offrande et l'observe dans sa main tendue, il en effleure les os délicats, les orbites immenses sur ce crâne minuscule, le petit bec. Puis il se tourne vers l'homme gris et l'observe.

« Tu n'as pas répondu à ma question. »

L'homme gris s'en souvient. Mais il demeure silencieux, avant de hausser les épaules. De plus en plus, quand Zack lui demande quelque chose, il s'oblige à le faire, et ça aussi, ça lui fait remonter des souvenirs en tête. Le gamin, le fils de l'homme, est son maître, comme il a déjà eu un maître dans ces temps immémoriaux. Quelqu'un qui lui disait que faire, quand le faire, et comment le faire. Depuis que plus personne n'a cette voix, il erre dans ce monde qui n'est pas le sien.

Mais le gamin a cette voix.

« J'étais quelqu'un d'autre, avant. Maintenant je suis quelqu'un de nouveau, mais toujours le même. »

Il fronce ses sourcils proéminents, se gratte le menton qu'il a en avant, éprouve le piquant de sa canine, cherche la familière sensation de la bague entourant sa dent avec sa langue, et cela revient dans son esprit lent, cela se fraie un chemin dans le flou, l'oublié. Le lointain. Ses yeux plus noirs que la plus noire des nuits se posent sur le gamin, et il y voit l'ombre d'autre chose que ce gamin, quelque chose qu'il connaît sans connaître. Il referme délicatement les mains du gamin autour du squelette de l'oiseau et les enferment dans ses propres mains.

« Qu'est-ce que tu fais ? » lui demande le gamin, ses grands yeux verts posés sur sa trogne.

« Et toi, qui es-tu ? »

Le gamin hausse les épaules.

« Je suis Zack. »

L'homme gris secoue la tête et renifle l'air. Une odeur de savon, une odeur de terre, mais il y a quelque chose d'autre. L'odeur du cuir du ballon qui est posé devant le gamin, la senteur minérale et douceâtre du squelette délicat enfermé dans leurs mains réunies. Celle du shampoing sur les cheveux du gamin. Le parfum subtil de la lessive, et celui de sa maman, Tennessee. Mais il y a autre chose, forcément.

Zack le regarde avec de grands yeux. Ils sont tous deux comme enfermés dans leur bulle, indifférents à tout ce qu'il se passe autour d'eux. Les gosses jouent au foot, les passants passent. Il commence à pleuvoir, un de ces petits crachins qui colle plus qu'il ne mouille.

Un nouveau reniflement, et l'écho d'un ricanement, quelque part, que seul l'homme gris croit entendre. Les grands yeux verts de Zack sont plongés dans les siens, comme en communion, comme en attente d'une compréhension. Un « qui es-tu » réciproque posé dans le vent.

Et elle est là, l'odeur diffuse qu'il attendait, qu'il soupçonnait. Cette odeur familière qui traîne dans un recoin obscur de sa mémoire. Cette odeur qu'il n'a senti nulle part ailleurs que sur le gamin qui l'a vu pour la première fois tel qu'il était. Ce gamin qui lui fait remonter ses souvenirs, comme un charmeur de mémoire qui les extrait de son esprit.

Dans son nez, l'odeur de Zack, cette odeur sombre, ancienne, cette odeur qui n'appartient pas à l'homme gris, se mêle à celle des fourrures du vieux décharné, au bruit de son couteau qui grave la craie, la pierre qui s'effrite. Non. Il ne la gravait pas. Alors qu'il est perdu dans les yeux verts de Zack, une scène défile devant ses yeux qui s'assombrissent encore plus. Le couteau qui attaque la paroi, l'humidité ambiante, l'odeur de charogne, les tas de fourrures puantes par terre, le foyer qui s'entretient tout seul. Et les raclements de la lame sur la pierre, le bruit des particules qui s'en détachent et tombent en pluie au sol. Et soudain, dans la main osseuse du vieux, une corde sanguinolente. La pierre peut-elle saigner ?

Et dans ses oreilles il entend les battements de son cœur.

Non, tout pulse autour de lui. Le vieux tient bien dans sa main la corde, et continue de creuser, encore et encore, jusqu'à dégager de la gangue une poche poisseuse qu'il arrache à la paroi, avant de la poser sur la fourrure, et de l'éventrer, révélant un enfant recroquevillé, à la peau grise et collante, aux dents qui percent les gencives, révélées par le hurlement qu'il pousse et se répercute de paroi en paroi.

C'est donc ainsi qu'ils naissent, les hommes gris ?

Ils sortent de leur transe quand ils sentent quelque chose palpiter dans leurs mains réunies. L'homme gris écarte ses doigts, rassemble ses mains sur ses genoux, et Zack, les mains libres, les ouvre à son tour.

Niché au creux de sa paume, un petit squelette d'oiseau s'anime.

 

Note de fin de chapitre:

Alors, pour les lecteurs de l'homme gris, je vous conseille aussi de lire mon recueil La femme creuse (en particulier le premier chapitre, intitulé Les deux visages de Bidule, et le huitième chapitre, intitulé le visage fendu en deux, pour en savoir plus sur l'ascendance de Zack, qui n'est bien pas comme tout le monde). Je ne pense pas qu'il faille lire La femme creuse pour comprendre l'homme gris, mais ils sont complémentaires.

Vous en saurez également plus sur Tennesse et Zack dans le recueil Le Décepteur, qui est en cours d'écriture.

Sinon, et l'homme gris, d'après vous, qui est-il ?

L'homme gris va encore compter trois chapitres, mon plan est fait, et je me donne le challenge de les terminer bientôt. Merci pour vos retours et à bientôt :)

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